Espagne: l’amnistie, et après? edit
Est-il écrit quelque part que la vie politique espagnole ne se mouvra jamais en eaux apaisées ? L’occasion semblait pourtant propice. Le 14 mars, les Cortes (chambre basse) devaient voter en première lecture ce projet de loi d’amnistie pour les délits commis en liaison avec le séparatisme catalan, qui avait été la condition sine qua non de l’investiture de Pedro Sánchez en novembre dernier. Après un débat de tonalité très dure, c’est bien ce qu’il s’est passé. La loi, rejetée une première fois le 30 janvier à cause du vote négatif de Junts, a été approuvée par 178 voix contre 172, soit à une voix près, celle de Coalición Canaria, la même majorité que celle de l’investiture. Elle va donc passer au Sénat, qui devrait logiquement la rejeter puisque l’opposition (PP + Vox) y détient la majorité. Puis, dans un délai maximum de deux mois, elle reviendra aux Cortes, qui auront alors le dernier mot. Il y aura ensuite un recours devant la Cour constitutionnelle (le gouvernement en a déjà annoncé l’intention et, s’il ne le faisait pas, l’opposition le ferait), puis de probables questions préjudicielles devant la Cour de Justice de l’Union européenne. Ce sera ensuite aux tribunaux de l’appliquer selon chacun des cas individuels.
Beaucoup de commentateurs avaient anticipé que ce vote marquerait la fin du difficile démarrage de la législature (huit mois sur les quatre ans, c’est plus que l’épaisseur du trait), et qu’en donnant de la stabilité à une coalition gouvernementale fragile par nature, il lui permettrait de se consacrer à des questions plus concrètes, telles le vote du budget pour 2024 ou de diverses réformes (hausse du salaire minimum, limitation de la durée du travail...) qui intéressent plus directement les électeurs-citoyens. C’était compter sans le grand nombre des acteurs et le tacticisme à courte vue de certains d’entre eux, qui a mis fin à ce tranquille scénario par un fatal effet de dominos.
Tout commence mercredi 13 en Catalogne, où le gouvernement ultra-minoritaire de Pere Aragonès (ERC), qui ne dispose plus, après la rupture avec Junts en 2022, que de 33 voix sur 135, a dû constater que son projet de budget n’atteignait pas les indispensables 68 voix. Bien que soutenu par le PSC de Salvador Illa (socialistes) ainsi qu’une transfuge de Junts, iI manquait encore une voix. Le refus est venu du parti En Comú Podem (Podemos catalan), qui jusque-là soutenait le gouvernement régional, mais a voulu cette fois faire sentir le poids de ses huit députés. Le projet de budget régional, en forte croissance, allait pourtant dans le sens de ses préoccupations, et dans l’intérêt de ses électeurs, mais ils ont préféré le rapport de forces. Jouant son va-tout, prenant apparemment tout le monde à contre-pied, Aragonès décida alors d’anticiper au 12 mai des élections régionales prévues au plus tard pour février 2025. Sans autres ressources que la prolongation du budget de 2023, donc sans marges additionnelles, il se trouvera gêné pour répondre aux nécessités d’une Catalogne en retard d’investissements, et frappée d’une terrible sécheresse. C’est pourquoi le calcul tactique semble avoir été déterminant dans son choix. Le 12 mai, la loi d’amnistie sera au mieux sur le point d’être votée en deuxième lecture, mais pas encore appliquée. Puigdemont, qui ne rêve que de revenir sur la scène catalane et se verrait bien en futur président de la Généralité, n’aura pas eu le temps de faire campagne in situ et aura donc l’herbe coupée sous le pied. C’est sans doute là le véritable objectif de cette opération.
Sánchez se proposait de faire suivre le vote de la loi d’amnistie par la discussion sur le budget de l’État pour 2024. Il a immédiatement réagi à la décision d’ERC en repoussant à 2025 cette discussion. Se retrouvant lui aussi limité par les seules ressources d’un budget 2023 prolongé, il manquera de moyens financiers pour une politique plus hardie. Il ne doit pourtant pas être très malheureux du sort réservé à Puigdemont – après tout, c’est un prêté pour un rendu au trublion de la politique catalane et espagnole – et Junts clame que cette anticipation électorale est le fruit d’un accord en sous-main entre ERC et le PSOE, dirigé contre eux. On ignore si c’est bien le cas, le PSOE le dément, mais ce n’est pas invraisemblable. Pour faire bonne mesure, on pourrait même ajouter En Comú Podem à l’accord, dans la mesure où la coalition de ces trois partis formerait la base d’un futur gouvernement de gauche de la Catalogne, dans une formule tout à fait classique appelée tripartite. Ce qui signifie que la ligne de partage ne serait plus indépendantistes/constitutionnalistes comme dernièrement, mais un plus traditionnel gauche/droite, scellant ainsi la normalisation de la vie politique en Catalogne. Et, dans les faits, la fin du rêve indépendantiste. C’est d’ailleurs pourquoi, lorsque le PP ne cesse de rappeler que les indépendantistes refusent obstinément de renoncer à leur objectif ultime – ils viennent encore de le réaffirmer, preuve de leur immaturité politique – il a formellement raison, mais ce n’est qu’un épouvantail car ils n’en ont plus les moyens, et tout le monde le sait. Les dernières enquêtes concernant la Catalogne remontent à novembre. Elles plaçaient le PSC en progrès, devant un ERC qui limitait les pertes, et Junts en net recul. Mais comme des fais nouveaux se sont produits dans l’intervalle, il faudra attendre de nouveaux sondages et les résultats du 12 mai pour savoir si ce scénario, où les indépendantistes perdraient la présidence de la région au profit du PSC, se confirme.
Bien que confortés par le vote aux Cortes, Sánchez, le PSOE et Sumar ne peuvent en aucun cas céder au triomphalisme. Ils vont devoir affronter prochainement trois échéances électorales : le 21 avril au Pays basque, avec l’espoir d’y gouverner avec le PNV et le soutien de EH-Bildu, le 12 mai en Catalogne, puis les européennes le 9 juin. Dans un contexte de fort recul du PSOE et de ses alliés au niveau régional, alors que la loi d’amnistie peine encore à convaincre une partie significative de l’électorat, même socialiste, et que la crispation liée à différentes affaires n’a pas disparu, au contraire (cas Koldo, cas Ayuso, etc.), un résultat favorable n’est en aucun cas garanti, même en Catalogne. Il faudra mobiliser, expliquer, convaincre.
Quant au PP, il devrait tirer la conclusion que sa stratégie a échoué. En dépit de son avance le 23 juillet et de ses résultats très favorables dans les dernières élections régionales, notamment en Galice, il n’est ni parvenu à faire investir son candidat Feijóo, ni à stopper l’action du gouvernement sur l’amnistie. Vox lui enjoint de bloquer celle-ci au Sénat, mais il n’y a pas de base légale pour cela. Le PP a bien cherché à discréditer le gouvernement au niveau européen, notamment à travers la Commission de Venise sur l’amnistie, voulant expliquer qu’il portait atteinte à l’État de droit, mais cela n’a visiblement pas convaincu. Pire, son refus persistant (plus de cinq ans) de procéder au renouvellement du pouvoir judiciaire (CGPJ), prenant notamment prétexte du vote de la loi d’amnistie pour persévérer dans son refus, pourrait bien se retourner contre lui. Pour autant, il n’a pas abandonné la ligne dure qui a été la sienne jusqu’ici : « votre action n’est pas celle de la pacification, mais de la soumission », et il pronostique que le gouvernement est en grande faiblesse, et pourrait tomber après les élections en Catalogne, qui seront en effet un rendez-vous de grande signification.
Certes, c’est le rôle d’une opposition de s’opposer. Mais on peut s’interroger sur la clarté des objectifs et la crédibilité des arguments. La difficulté à admettre la pacification pourtant bien réelle de la Catalogne va de pair avec une réduction de l’action de Sánchez à un simple désir illégitime de se maintenir au pouvoir à tout prix, fût-ce celui de la trahison. Une telle approche, réductrice, aura du mal à convaincre les électeurs. Vox, toujours dans l’outrance, continue avec ses dangereux discours incendiaires. Le PSOE fait quant à lui le pari qu’il pourra convaincre de plus en plus d’électeurs que la réalité est beaucoup moins apocalyptique.
L’action de Sánchez est pleine de risques et de difficultés, mais vu de France on peut considérer qu’elle fait avancer le pays. Sur une étroite ligne de crête, sans doute, mais quel autre chemin y a-t-il ? Il y a quelque chose de désolant à voir la politique en Espagne enlisée dans l’instabilité et la crispation, alors que tant de sujets difficiles, comme la réforme du financement des régions (ce n’est qu’un exemple) nécessiteraient un effort de dialogue transpartisan.
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