Les métropoles vont-elles gouverner le monde? edit

1 juin 2018

Échelle pertinente de nos vies réelles (selon certains géographes) et unités compétitives de l’économie globale (selon certains économistes), les métropoles concentrent les personnes et les activités ; elles les combineraient de façon particulièrement efficace. Au point d’être l’avenir de toute puissance géopolitique?

Alors que le terme métropole désignait, il y a peu encore, essentiellement la France métropolitaine (à distinguer des colonies et de l’Outre-Mer), ce sont maintenant une France et un monde faits de métropoles (c’est-à-dire de grandes villes) dont on parle. Se dessine même, et ce selon de nombreuses perspectives, une « révolution métropolitaine ». En un mot : un crépuscule des nations et des États, un nouvel essor des régions et des grandes cités.

La métropole : un sujet scruté depuis longtemps

Il n’est probablement pas un jour sans conférence internationale, dans le monde, portant sur les villes et leur avenir. La perspective, tout de même informée des difficultés présentes et de l’ampleur des défis, est généralement positive. Au total, comme disent les économistes, les externalités de la ville, surtout si elle est grande, seraient positives[1]. Alors qu’elles ont longtemps été vues (voir, en la matière, l’influence de Jean-Jacques Rousseau) comme les symboles et les manifestations de la dégradation de la vie humaine, les villes, et en particulier les plus grandes, sont de plus en plus valorisées par la recherche académique et par les organisations internationales.

Les métropoles, bien organisées, pourraient faire disparaître pollution, crimes, embouteillages, surpeuplement, érosion des solidarités et ségrégations. Certes, la vie urbaine est synonyme d’interactions difficiles, d’anonymat mâtiné d’isolement, d’exaspérations mutuelles. Certes, la ville fait parfois peur, car productrice d’inégalités et d’insécurités. Cependant, l’organisation efficiente des politiques publiques peut permettre d’atteindre un équilibre d’améliorations bénéficiant à une grande part de la population sans léser qui que ce soit – c’est la notion d’optimum de Pareto.

Bien des débats spécialisés se sont ouverts, depuis des siècles, sur la taille optimale des métropoles (des cités comme disaient les Anciens), et, depuis des décennies, sur la taille que devaient atteindre les métropoles de rang européen ou de rang mondial. Au plan historique, un des premiers auteurs, et pas des moindres, à s’être intéressé à la taille optimale des villes est Aristote. Pour le philosophe grec qui évoque le sujet dans sa Politique, il existe un chiffre minimal d’habitants en deçà duquel une collectivité ne peut pas être une Cité, et un chiffre maximal au-delà duquel la Cité n’en est plus une. Et Aristote de préciser numériquement, dans son Éthique à Nicomaque : « Si dix hommes, en effet, ne sauraient constituer une Cité, cent mille hommes ne sauraient non plus en former une ». Bien plus tard l’économiste historien Paul Bairoch a souligné lui aussi l'existence d'une taille critique des villes, comprise entre 500 000 et 1 million d'habitants, seuil à partir duquel les villes arrêteraient de croître du fait des externalités négatives[2]. Inutile de préciser que cette dernière analyse ne s'est pas vérifiée.

Si c’est très souvent la ville qui apparaît dans le titre des manifestations réunissant experts et décideurs, c’est tout aussi souvent, en réalité, de métropoles qu’il s’agit. Sans qu’une définition unique soit admise par tous, on s’accorde sur l’idée qu’une métropole est un territoire d’une certaine taille (mais dont les niveaux plancher et plafond sont, en réalité, indéterminés) qui maximise les effets positifs de l’agglomération (comme la communication et l’innovation) et qui en minimise les effets négatifs (comme la congestion et la pollution). Cet optimum métropolitain, sous des formes et sur des volumes qui peuvent certainement varier, est aujourd’hui célébré, en particulier là où les États sont empêtrés dans des politiques nationales à efficacité limitée, du moins très discutée.

La révolution métropolitaine américaine

Bruce Katz et Jennifer Bradley de la Brookings Institution ont publié en 2013 un livre important[3]. Ils rappellent que les 100 principales métropoles américaines ne représentent que 12% du territoire, mais rassemblent 66% de la population (et 90% des travailleurs qualifiés) et génèrent 75% du PIB. Aux Etats-Unis, les métropoles sont un concentré des dynamiques démographiques : augmentation, vieillissement et diversification des populations. La révolution métropolitaine (une tradition américaine, dans la mesure où la Révolution y fut urbaine) est, surtout, un grand renversement. Ce n’est plus, selon nos deux auteurs, l’Etat qui donne le la. Ce sont les métropoles qui composent leur mélodie. L’Etat, désarçonné par la crise, n’a plus de fonction paternelle ni maternelle – il ne dirige plus vraiment et il protège de moins en moins. Les métropoles sont devenues adultes, plus indépendantes et plus efficientes, prenant leur destin en main. Dans l’après-crise, des écosystèmes locaux, des « districts d’innovation », se sont affirmés, grâce aux coopérations entre élus, entreprises, universités, organisations civiques. En matière d’innovation, d’attractivité, de transport, d’intégration ou d’environnement, c’est à cette échelle que se joue la performance.

Pour adapter une formule célèbre, selon Katz et Bradley, les métropoles sont devenues des agglomérations assez grandes pour les grands problèmes (démographie et économie) et assez petites pour les petits (la vie des gens). Les deux auteurs célèbrent les maires entrepreneurs, dans une vision peut-être idyllique de la ville comme solution à un monde désormais plus en réseau qu’en hiérarchie, plus en entreprenariat qu’en bureaucratie. Ils convainquent en édifiant la métropole en moteur de la croissance et en échelle pertinente et pragmatique, opposée à un Etat paralysé par la polarisation partisane et par la perspective d’une faillite généralisée liée aux coûts de la santé et des retraites.

Transposée au cas français, leur analyse pourrait être rédigée de la sorte : les grandes métropoles régionales sont plus efficaces que l’État jacobin parisien. Reste que la France se distingue puissamment des Etats-Unis par la macrocéphalie (politique et économique) de la région capitale. Ceci dit, le propos de Katz et Bradley ne porte pas sur la circulation nationale des transferts socio-fiscaux, mais sur la place, la légitimité et l’efficacité du pouvoir. Et leur texte, lu à Washington ou New York, Paris ou Lyon, ouvre, dans des nations qui sont dites plus « métropolitaines », sur bien des questions d’avenir pour l’organisation des territoires et la souveraineté.

La révolution métropolitaine mondiale

Confrontés aux défis les plus périlleux et parmi les plus globaux – changement climatique, terrorisme, pauvreté, trafics de drogue – les nations semblent paralysées. Sont-elles dépassées et obsolètes ? Selon Benjamin Barber, qui se fait cette fois-ci le champion des maires des métropoles, la réponse est oui[4]. Pour lui, qui s’est également penché en 2013 sur les métropoles, les villes, et les maires qui les dirigent, elles sont les institutions et les lieux de la « gouvernance moderne ». Les villes – même si la statistique ne saurait être parfaite – rassemblent plus de la moitié de la population mondiale. Elles concentrent les innovations. Surtout, elles ne s’embarrassent pas véritablement de frontières souveraines, un obstacle à la coopération internationale que prône l’auteur.  

Barber observe que les maires, quelles que soient la taille des villes et les affiliations politiques, adoptent des positions et prennent des décisions qui sont bien plus pragmatiques et bien moins partisanes que les gouvernements nationaux. Il aime citer les termes immortels de l’ancien maire de New York Fiorello la Guardia : « Il n’y a pas une voie démocrate et une voie républicaine pour réparer un égout ».

Les élus locaux ont su conserver, pour la plupart, la confiance de leurs électeurs. Et ils savent s’investir dans des modalités de coopération entre villes, afin d’échanger et d’avancer en commun sur des problèmes partagés. En compétition en termes d’attractivité et de compétitivité, les métropoles sont engagées dans ce que la littérature française spécialisée désigne comme de la « coopétition » (néologisme issu de la fusion entre compétition et coopération). Barber étudie cette coopétition des métropoles, qui passe par des partenariats volontaires, allant de simples échanges informels de bonnes pratiques, à des réseaux constitués à travers les continents.

C’est dans les métropoles, et par l’interaction des métropoles que s’inventent les solutions de demain aux problèmes contemporains. Le C2C (pour Consumer To Consumer) devient City to City, ou métropole à métropole (MAM). Cette démarche MAM est envisagée par Barber comme un puissant moyen d’atténuer voire de résoudre les problèmes du monde. Qu’il s’agisse d’inégalités ou d’épidémie. Selon notre auteur, ces capacités métropolitaines sont tout de même aujourd’hui limitées par le caractère disparate des réseaux de coopération. Aussi, afin d’avancer, il propose la constitution d’un « Parlement mondial des maires ». Établi sur une base purement volontaire – ce qui peut prêter à bien des discussions – ce « Parlement » devrait permettre de mieux entendre la voix des villes en leur offrant une plateforme d’échanges. En un mot, Barber envisage une planète qui serait gérée voire dirigée par les villes. Mêlant le local et le global sous un terme, il y aurait là un « glocalisme » démocratique.

Si Barber se défend de prophétie et d’utopie, il ne dit pas comment de telles institutions pourraient véritablement voir le jour. Mais ce n’est pas son objectif principal. Il affirme simplement que, de plus en plus, ce sont les maires des métropoles qui auront la main, pesant sur le destin du monde dans son ensemble.

Relevons que ces maires savent maintenant s’organiser à l’échelle internationale, avec de puissantes associations et des relais influents. En août 2016, l’élection d’Anne Hidalgo, la maire de Paris, comme  présidente du Cities 40 (C40), le plus grand réseau de villes mondiales, a été saluée non pas comme une victoire diplomatique nationale mais comme une affirmation plus importante de la capitale. Succédant, notamment, à Ken Livingstone, maire de Londres, Michael Bloomberg, maire de New York, et Eduardo Paes, maire de Rio de Janeiro, elle est devenue la première femme à ce poste. « Leader mondiale des maires les plus influents, représentant ensemble 650 millions de citoyens et dont les territoires génèrent 25 % du PIB mondial », soulignait un communiqué de la ville de Paris. Un communiqué qui ne signe pas une prise de pouvoir géopolitique, mais une montée en puissance.

[1]. Voir, notamment, Edward Glaeser, Triumph Of The city. How our Greatest Invention Make Us Richer, Smarter, Greener, Healthier, and Happier, New York, Penguin Press, 2011. Une orientation bien plus critique à l’égard du gigantisme incontrôlable se trouve dans Thierry Paquot, Désastres urbains. Les villes meurent aussi, Paris, La Découverte, 2015.

[2]. Voir Paul Bairoch, Taille des villes, conditions de vie et développement économique, Paris, Éditions de l'École des hautes études en sociales, 1977.

[3]. Bruce Katz, Jennifer Bradley, The Metropolitan Revolution. How Cities and Metros are Fixing Our Broken Politics and Fragile Economy, Washington, Brookings Institution Press, 2013.

[4]. Benjamin Barber, If Mayors Ruled the World. Dysfunctional Nations, Rising Cities, New Haven, Yale University Press, 2013, traduction sous le titre Et si les maires gouvernaient le monde ?, Rue de l’échiquier, 2015.