La société des neurosciences edit

1 avril 2019

La création en 2017 par Jean-Michel Blanquer du Conseil scientifique de l’Éducation nationale et la nomination à sa présidence de Stanislas Dehaene, psychologue et professeur au Collège de France, ont révélé au grand public ce que les spécialistes savaient depuis un moment : les neurosciences sont devenues depuis une vingtaine d’années une expertise incontournable sur un nombre croissant de sujets de société. Psychiatrie, bien-être, économie, droit et donc éducation : dans tous ces secteurs, elles apportent non seulement des façons de poser les questions mais également des techniques qui tendent à s’imposer comme la bonne manière de faire pour les résoudre.

A quoi tient l’autorité de cette expertise ? Les promoteurs des neurosciences mettront en avant l’ampleur des connaissances acquises sur le cerveau grâce à l’expérimentation et aux méthodes d’investigation – notamment dans le champ de l’imagerie cérébrale – créées par le progrès technologique depuis une quarantaine d’années. Le cerveau étant l’organe par lequel on est une personne, ces connaissances sont susceptibles d’éclairer du même coup le fonctionnement de toutes les institutions de notre société. A ces arguments un certain nombre de critiques issues notamment des sciences sociales opposent à la fois les limites de la recherche et les façons dont malgré ses limites, à moins que ce soit en raison même de celles-ci, elle est utilisée par des acteurs divers pour avancer des agendas néo-libéraux voire autoritaires – on pourra se référer pour un exemple de ces critiques à l’ouvrage récent de Nikolas Rose et Joel Abi-Rached, Neuro: The New Brain Sciences and the Management of the Mind (Princeton University Press, 2013).

C’est une autre interprétation que propose Alain Ehrenberg dans son dernier ouvrage, interprétation inspirée par sa lecture d’Emile Durkheim, de Marcel Mauss et de Louis Dumont. Si les neurosciences imposent leur vision du monde c’est moins parce que, en tant que science, elles dégagent une forme d’objectivité hors du social qui fonderait la validité de ses concepts et techniques, qu’au contraire parce que ces derniers sont tout entiers traversés par une série d’idéaux sociaux qui sont précisément ceux qui organisent la socialité contemporaine. En croyant créer des concepts biologiques ou psychologiques les neuroscientifiques ne font que répéter des idées qui circulent largement dans nos sociétés : leur autorité découle « de la transfiguration, dans leurs concepts, leurs méthodes de démonstrations et leur langage, d’un aspect majeur de la modernité individualiste sur lequel repose une bonne partie de nos manières de vivre et d’agir ». Les neurosciences sont ainsi une anthropologie, et ce en un double sens : parce qu’elles développent une conception spécifique de l’humain et parce qu’elles donnent des outils pour agir ces conceptions.

Alain Ehrenberg conduit son argument en s’attachant à décrire le paysage que composent aujourd’hui les neurosciences, les figures qui le peuplent et les pratiques qui s’y développent. L’ouvrage est, disons-le tout de suite, exigeant, à la fois parce qu’il brasse une masse de données techniques issues des disciplines qu’il étudie et parce qu’il procède moins par synthèse que par tableaux successifs : il cherche moins à faire la cartographie des neurosciences qu’à en éclairer certaines dynamiques exemplaires. Sans ressortir à l’épistémologie il analyse finement les concepts mobilisés par les chercheurs et la façon dont ils problématisent les mécanismes tant biologiques que comportementaux qu’ils visent. Sans faire un portrait social il décrit de façon vivante certaines figures-clés des neurosciences actuelles, notamment parmi les sujets de leurs investigations. On y retrouvera par ailleurs une série de thèmes, et quelques analyses, développés par l’auteur dans les livres précédents, notamment sur l’individualisme ou encore le rôle social de la psychiatrie.

L’ouvrage s’ouvre sur la description d’une série « cerveaux exemplaires » des neurosciences, de cas cliniques qui, comme les cas freudiens pour la psychanalyse, leur ont permis de constituer leurs concepts et en l’occurrence de mettre au jour une série de « chaînons manquants » entre fonctionnement du cerveau et analyse du comportement : patients neurologiques dont les symptômes concernent non pas une fonction cognitive déterminée – la parole ou la motricité – mais la personnalité tout entière, patients incarnant l’héroïsme du handicap, la possibilité de mener une vie pleine malgré leur trouble, personnes autistes qui en viennent à se voir toute leur vie à travers leur cerveau. Ces analyses mettent en place les thèmes qu’Alain Ehrenberg situe au centre du programme des neurosciences et qui traverseront tout l’ouvrage : la renégociation des limites entre psychiatrie et neurologie, entre pathologie et physiologie ; l’émergence du « potentiel caché », soit l’idée que la présence d’une pathologie n’empêche pas chaque individu de se réaliser en tant qu’individu, idée qui traduit le fait que l’on est entré dans un « individualisme de capacité » ; les façons dont les interventions des neurosciences peuvent être mobilisées pour « refaire son être moral » dans des rituels contemporains de guérison.

A partir de ce premier portrait de groupe, le corps de l’ouvrage reconstitue la genèse ou l’émergence des différents éléments qui le composent. Le deuxième chapitre, peut-être le plus stimulant de l’ouvrage, va chercher dans l’histoire de la philosophie les origines des idées sur l’humain qui caractérisent le programme des neurosciences. L’auteur-clé est ici le philosophe écossais David Hume dont Alain Ehrenberg montre que les idées sur le rôle des habitudes et des exercices dans le façonnement de la nature humaine traduisent en fait une famille d’idéaux individualistes nés des mutations économiques que connaît la Grande-Bretagne au XVIIIe siècle. C’est fondamentalement une philosophie de l’action qui se met alors en place dont une dimension centrale est un portrait de l’individu en créateur de valeur. Si les premières psychologies scientifiques s’inscrivent dans d’autres héritages philosophiques qui mettent plutôt en leur cœur la notion de personnalité, ces idées reviennent en force au 20ème siècle avec les psychologies comportementalistes, du behaviorisme aux neurosciences cognitives. Pour celles-ci l’enjeu principal est de mettre en évidence les régulations organisant le rapport d’un individu à son environnement tel qu’il s’exprime à travers son comportement ou ses décisions.

Le chapitre suivant se penche plus précisément sur une série de concepts et d’approches issus de la physiologie du cerveau, de la plasticité synaptique à l’activation de l’action, en passant par les notions de circuits cérébraux. Alain Ehrenberg montre comment ces différentes lignes de recherche ont procédé pour transformer fondamentalement notre vision du cerveau et le constituer en cerveau-individu, soit en un organe propre à chacun, capable d’évoluer de façon autonome et de constituer des buts. Le cerveau a ainsi été à la fois individualisé et socialisé, il est devenu fondamentalement un individu social. Le chapitre suivant poursuit ces analyses en se penchant particulièrement sur un secteur des neurosciences, les neurosciences sociales, dont il explore deux concepts : l’empathie, qui pointe la façon dont nos cerveaux produisent nos identifications aux autres par le biais de « neurones miroirs » ; et la notion de biais cognitif, au cœur de l’économie comportementale, dont découlent les politiques du nudge (ou coup de coude) visant à rectifier les erreurs de jugement des individus par des stimulations ciblées.

Après avoir ainsi campé le paysage conceptuel des neurosciences, l’ouvrage revient dans ses deux derniers chapitres sur les pratiques sociales qu’elles inspirent. Le cinquième chapitre analyse ainsi les pratiques de remédiations cognitives mises en œuvre dans les services de psychiatrie, analysées ici comme des rituels sociaux. Le dernier chapitre, enfin, explore les interrogations suscitées chez trois écrivains contemporains par leurs pathologies situées aux confins de la neurologie et de la psychiatrie, du trouble fonctionnel et de l’atteinte personnelle, en montrant comment elles sont travaillées par les grands problèmes évoqués dans les chapitres précédents.

L’ouvrage montre ainsi que bien plus qu’un programme scientifique les neurosciences forment aujourd’hui un ensemble de concepts et de pratiques dont la compréhension ne peut se situer exclusivement sur un plan épistémologique. Sans doute pourra-t-on discuter l’accent mis par Alain Ehrenberg sur telle ou telle théorie ou sur tel ou tel problème. Mais ses propositions devraient alimenter largement le débat qui s’ouvre sur la place que doivent occuper ces disciplines dans nos sociétés.

Alain Ehrenberg, La Mécanique des passions, Odile Jacob, 2018