Israël: une société divisée edit
La barbarie sanguinaire du 7 octobre avait semblé signifier la fin des illusions sur la stratégie sécuritaire qui avait été le choix d’Israël depuis des dizaines d’années, et qui était principalement incarnée par Benyamin Netanyahou. Cette stratégie prétendait circonvenir le danger d’une revendication nationale palestinienne en privilégiant son expression la plus radicale, tout en contenant ce radicalisme par la force et la corruption financière. Tout ce château de cartes s’est écroulé avec les massacres d’agriculteurs pacifiques et de fêtards insouciants.
On aurait pu espérer qu’en la circonstance, un Israël démocratique et libéral puisse émerger et créer une nouvelle donne politique et militaire. Un Israël démocratique et libéral qui se trouve confronté à l’ensemble des secteurs religieux de toutes tendances, aux populations des territoires occupés depuis 1967, et aux minorités non juives, et qui ne peut compter que sur lui-même pour sortir son pays des impasses crées.
Bien que minoritaire démographiquement et politiquement, c’est cette frange démocratique et libérale qui paie des impôts, qui crée la richesse du pays, et qui accepte d’envoyer ses enfants à l’armée. Et c’est cet Israël démocratique qui était descendu dans la rue depuis des mois pour défendre avec succès un système judiciaire menacé.
Mais après presque huit mois d’une guerre incertaine et cruelle le constat est amer. Les responsables du désastre sont toujours aux commandes, la riposte militaire jugée majoritairement nécessaire à ses débuts ne sert que de prétexte au maintien au pouvoir des faillis, et aucune alternative politique sérieuse et crédible n’a émergé.
Force est de constater que la stratégie du Hamas fonctionne. Il peut faire valoir auprès de l’opinion palestinienne les résultats du sacrifice de ses membres. Israël est affaibli sur la scène internationale. Le mouvement national juif incarné par le sionisme est délégitimé, pendant que la revendication nationale palestinienne portée par le fanatisme des Frères musulmans séduit une jeunesse ignorante. L’antisémitisme de la haine et de l’ignorance se répand et suscite chez les juifs du monde le repli sur soi, la méfiance générale et la désillusion.
Face à cette situation, comment évolue et réagit la société israélienne ? Quelles sont ses ressources pour avancer et sortir de ces pièges dressés ?
Comme chaque année, le début du Printemps est marqué par une suite de fêtes religieuses et de jours de célébrations nationales. La célébration de la libération de l’esclavage d’Egypte par le Seder de Pâques est suivie du jour de deuil de la Shoah, puis du jour du souvenir des victimes des campagnes militaires depuis 1948, pour se terminer par l’allégresse du jour de l’Indépendance.
Traditionnellement, cette suite symbolique d’événements convoque les mémoires, et invite au recueillement et à la réflexion. Dans le contexte particulier de cette année, les attitudes et les réactions de la population israélienne ont été contrastées.
Une frange traditionnelle s’est attachée à perpétuer une tradition, en veillant à ce qu’elle ne soit pas altérée par les événements ambiants, pendant qu’une autre frange s’est raccrochée à ces cadres traditionnels pour se rassurer. Mais en même temps et pour la première fois dans l’histoire du pays, beaucoup en ont questionné le sens aujourd’hui. Comment fêter une Libération d’Egypte quand des dizaines de milliers d’Israéliens au Sud et au Nord sont déplacés de leur foyer sans savoir si et quand ils pourront retourner chez eux ? La Shoah est-elle vraiment derrière nous, ou vivons-nous les signes précurseurs d’une répétition inéluctable ? La liste des victimes des guerres et campagnes militaires s’allonge tous les jours, pour quels résultats ? Pour quelle issue ? Quel est le sens de l’Indépendance d’un pays toujours plus honni et dont la légitimité est de plus en plus questionnée ?
Face à ces bilans, la diversité des réactions et des réponses, qui vont des certitudes réaffirmées et revendiquées aux doutes et aux dépressions, en passant par le volontarisme, l’abnégation, le dévouement personnel et collectif, sont les indicateurs de la profonde diversité de la société israélienne.
La volonté de créer un État libre à partir de pionniers et de rescapés requérait énergie et intelligence. La nécessité d’être fort et de se défendre faisait consensus dans le contexte d’un État fragile face à un environnement hostile. Mais l’usage nécessaire et accepté de la force était sous-tendu par une vision constructiviste et optimiste d’un avenir meilleur et libérateur.
Nous n’en sommes plus là. Israël est un pays développé et innovateur dans beaucoup de domaines techniques, culturels et économiques. Les États voisins se sont résolus à son existence. Mais la légitime nécessité de solliciter force et énergie pour exister et grandir dans un environnement hostile, ce volontarisme pour créer l’impossible, se sont retournés comme un piège sur la société israélienne. Et l’espoir a fini par disparaître au profit du scepticisme.
On assiste depuis plus de trente ans à une alliance malsaine entre les extrémismes et les fanatismes politiques et religieux qui prolifèrent au Moyen-Orient et leur exploitation cynique par la droite nationaliste israélienne. Ainsi le seul avenir proposé au peuple israélien est-il celui d’une prolongation sans fin d’un conflit considéré comme éternel et sans solution.
La volonté de Vie, illustrée en Israël par les courageuses manifestations de solidarité judéo-arabe, chaque année plus massives à la veille des fêtes de l’Indépendance, se confronte à la violence raciste des colons juifs de la Cisjordanie occupée. Aux manifestations de solidarité et de générosité envers les familles d’otages et envers les Israéliens déplacés, s’oppose l’exploitation cynique du fanatisme palestinien par des politiciens israéliens obnubilés par leur survie personnelle. Les ministres au pouvoir sont interpellés et conspués pendant les événements commémoratifs. En même temps des convois humanitaires sont empêchés de pénétrer dans Gaza par des extrémistes de droite.
La société israélienne se retrouve donc divisée et embarquée dans des courants contradictoires : un scepticisme alimenté par les évolutions inquiétantes du fanatisme religieux au Moyen-Orient, et instrumentalisé par la frange messianique du sionisme politique ; une volonté de vie, de créativité et d’ouverture sur le monde, d’une partie de la société portée par des valeurs de tolérance et de démocratie ; une évolution démographique inquiétante qui va dans le sens de la diminution d’influence de cette fraction plus modérée de la société israélienne.
L’affrontement entre l’Israël du fanatisme et du repli sur soi et l’Israël de l’Espérance et de l’ouverture semble donc irréductible. Ces tendances ont toujours existé côte à côte, et nous ramènent aux affrontements entre Zélotes et Juifs hellénisés de la période de la destruction du deuxième Temple.
Par opportunisme politique, l’Israël de la tolérance et de la modération a cru pouvoir continuer à se battre pour l’ouverture et la démocratie, tout en laissant de côté la recherche d’une solution à un conflit palestinien porteur de désillusion et de méfiance. Cette erreur stratégique a permis à la droite et à l’extrême-droite messianique de progresser sur le terreau des préjugés et des fanatismes. Cet Israël du repli sur soi, du culte du conflit éternel trouve ses alliés dans les extrémistes de l’autre camp. L’Israël de la démocratie et de l’ouverture a donc deux ennemis. Un ennemi extérieur et un ennemi intérieur.
La recherche courageuse et impérative d’une solution au conflit israélo- palestinien est une entreprise de longue haleine. Elle est porteuse et génératrice d’affrontements internes qui seront potentiellement violents. Mais c’est la seule issue pour qu’Israël retrouve sa légitimité et continue son histoire.
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