Israël, la compassion perdue edit

2 février 2024

Je suis français de naissance et israélien par choix depuis plus de cinquante ans. Un choix animé par le besoin de participer à la continuation de l’histoire du peuple juif, à son rebondissement par la renaissance d’un nouvel État d’Israël. Un choix guidé depuis le début par la conviction que construire une justice pour le peuple juif, et réparer l’injustice des crimes et des massacres endurés depuis si longtemps, ne pouvait se faire en tolérant qu’une autre injustice se développe à ses côtés.

J’étais conscient des difficultés et des obstacles ; ma conduite était guidée par la recherche constante et déterminée d’un nécessaire compromis politique et territorial avec un peuple palestinien qui habitait aussi cette terre. La lutte contre un développement territorial imposé par la force, qui génère injustice, ressentiment et fanatisme chez le voisin palestinien, et qui concourt à ce que les haines générées soient le ferment d’un conflit sans issue, a toujours été pour moi une évidence. Cette conviction et cette nécessité m’ont toujours nourri dans les vicissitudes ; elles ont sous-tendu mon engagement continuel contre les ravages du fanatisme chauvin, instrumentalisé par une référence dévoyée à la tradition religieuse du judaïsme.

Mais, en même temps, au cours de ces années d’action, la préférence donnée par l’adversaire palestinien à un terrorisme indiscriminé plutôt qu’à une lutte politique a régulièrement montré que l’occupation israélienne était loin d’être seule responsable de la perpétuation et de l’aggravation continue du conflit. Notre difficulté à faire accepter l’idée et le risque d’un partage du territoire par une majorité en Israël était entretenue par le refus d’un partage de ce même territoire par l’adversaire palestinien.

Écrire pour surmonter l’horreur

Là-dessus est arrivée l’horreur semée par l’invasion barbare du 7 octobre.

La douleur, la colère et la confusion parmi les victimes et leurs proches, mais aussi dans l’esprit et le corps de tous les Israéliens et de ceux qui leur sont proches, nous ont submergés. Il fallait canaliser ses sentiments et ordonner ses pensées pour éviter qu’ils nous démembrent. Écrire était nécessaire pour ne pas procrastiner, et pour continuer à avancer. Écrire pour comprendre comment nous en sommes arrivés là, mais sans nous perdre dans les méandres des complexités et des causes multiples, ni risquer de nous égarer à absoudre les égorgeurs et les violeurs.

Mais, dans la confusion et l’émotion du spectacle de la barbarie, il fallait d’abord donner cours à l’empathie, et ne pas se réfugier dans des analyses distanciées qui éloignent des victimes et de l’horreur. Comment à la fois résister à la tentation de la simplification, et ne pas dissoudre l’empathie dans la prise en compte de la complexité et des recherches explicatives sur des causes ?

La sidération bloquait la pensée et l’écriture. Et puis, la noyade dans l’information permettait de résister à la solitude. Alors, avec le temps, la place se fait aux réflexions et aux analyses. Des réflexions alimentées par les avantages que procure une bi-culturalité et un parcours personnel particulier. Des dizaines d’années vécues en Israël comme étudiant, enseignant, mais aussi comme travailleur et comme entrepreneur m’ont permis d’appréhender une société multiple, communautariste autant que communautaire où secteurs, cultures et traditions se côtoient sans toujours se connaître et se comprendre. Un pays complexe et rude où cohabitent des secteurs cloisonnés et imperméables aux influences extérieures, pendant qu’une autre partie de la population amène les richesses et les intelligences de pays et de cultures de provenances multiples. Ressentir ces sensibilités et ces diversités, les fréquenter en les confrontant aux perceptions de sociétés occidentales différentes, peuvent affûter et enrichir les réflexions si l’on ne s’y perd pas.

Le constat. Punition

Israël est puni.

Un État dont la création a été laborieusement acquise ; car la barbarie de la Shoah empêchait toute autre issue que la voie étroite d’un nouveau petit pays étroitement imbriqué dans un environnement hostile.

Un pays, un Peuple que le sang et la violence de sa naissance n’auront jamais quitté. Un pays toléré, mais toujours scruté et examiné. Un pays toujours jugé, mais difficilement compris et accepté.

Un pays reconnu et estimé par beaucoup, mais sans doute aussi jalousé par d’autres, ou les mêmes, dans ses qualités, sa vitalité et ses succès.

Un pays dont les erreurs, les excès et les fautes sont beaucoup moins tolérés que ceux d’un autre État.

Des regards extérieurs prêts aux critiques obsessives, trop souvent empreintes d’arrière-pensées.

Une compassion et une empathie vite effacées et oubliées dans une arithmétique simplifiée des pertes humaines respectives.

Deux Israël ont été massacrés le 7 octobre : l’Israël du travail, du dévouement noble et silencieux à la construction et à la défense de son pays, représenté par les établissements agricoles face à Gaza, et par ces villes de développement jamais accoutumées aux bombardements de roquettes de leur voisin ; mais aussi l’Israël d’une jeunesse festive, hédoniste et insouciante, avide de saisir toutes les opportunités de s’évader d’une réalité âpre et incertaine.

Horreur et injustice, ces enfants, ces femmes, ces mères, ces hommes, ces pères, jeunes et moins jeunes, n’avaient fait de mal à personne et ne voulaient de mal à personne. Ils existaient, ils essayaient de vivre et de construire. La plupart d’entre eux appartenaient et s’identifiaient justement à ce segment important de la société israélienne qui s’était mobilisé durant ces derniers mois pour défendre leur système juridique démocratique et empêcher les dérives autoritaires, sectaires et intolérantes d’une fraction inquiétante de la société israélienne.

Par tradition et par engagement, beaucoup appartenaient à cette partie du pays qui sait avec lucidité que sa sécurité et son avenir ne seront garantis que par un accord de paix avec les voisins qui partagent cette terre. Ils étaient conscients pour beaucoup qu’une recherche, certes difficile et incertaine, de compromis territorial et politique, était néanmoins la seule garantie de leur futur dans leur pays.

C’est cet Israël-là qui a été attaqué et massacré avec la plus extrême barbarie par des voisins qui ne font pas la différence, et pour qui l’anéantissement de tous les Israéliens est l’unique objectif.

Des pièges tendus depuis l’origine

Que faire face à la barbarie et à la haine ? La rage, le dégoût et le désarroi ne font pas pour autant oublier la complexité. Que n’aurions-nous pas vu ?

Dès les lendemains de la victoire salvatrice de 1967, de jeunes soldats israéliens sortaient de cette guerre, en échangeant, en écrivant [1] et en mettant en garde : dans l’ivresse du soulagement de la victoire, un piège pouvait se refermer sur nous si cette occupation devait perdurer, avec sa propre dynamique difficilement contrôlable.

Et nos ennemis temporairement battus et affaiblis ont fait le choix stratégique de nous tendre ce piège et de nous y laisser tomber dès les « trois non » de Khartoum de l’été 1967 [2].

Graduellement, insidieusement, les contraintes imposées par un maintien de l’occupation des nouveaux territoires conquis en 1967 ont produit leurs effets pervers : incapacité à voir dans l’adversaire un être égal dans ses droits ; tolérance grandissante à l’intolérance ; affaiblissement de nos valeurs morales ; excès de confiance pour masquer les incertitudes.

Des erreurs stratégiques au chaos

Nous payons ces pièges. Nous avons vécu dans l’illusion que nous avions toujours l’avantage de l’initiative, alors que nous n’avons fait que réagir aux initiatives de nos adversaires : piège de la guerre d’usure sur le Canal de Suez qui nous a faussement rassurés et empêchés de voir arriver le jour de Kippour de 1973 ; pièges des guerres successives au Liban ; pièges des violences induites par la perpétuation de l’occupation ; pièges de l’extension méthodique et effrénée de la colonisation.

Avec le sentiment de son honneur retrouvé après 1973, c’est Anouar El Sadate qui a pris l’initiative de nous délivrer une deuxième fois de l’Egypte en échange de la paix. Les rares fois où nous avons pris l’initiative, comme lors de l’avancée politique des accords d’Oslo à la suite de la première Intifada, les extrémistes des deux camps se sont retrouvés pour créer les conditions de l’assassinat d’Itzhak Rabin, lui qui portait avec prudence le flambeau de l’espoir après avoir conduit le flambeau de succès militaires depuis 1948. L’espoir d’un autre avenir nous a quittés le jour où Itzhak Rabin a été assassiné, non par un terroriste palestinien mais par un citoyen de son propre pays. Le pays ne s’est pas remis de cet acte.

Malgré quelques tentatives courageuses, nous vivons depuis une lente descente vers le chaos. Le piège continue de se refermer sur nous. Israël continue de se singulariser par son dynamisme, sa créativité et sa vivacité, mais sur le damier, le noir côtoie le blanc. Abnégation, don de soi et créativité d’une jeunesse cohabitent avec une autre jeunesse violente, raciste et enfermée dans ses fausses certitudes.

Pendant ce temps-là, nos voisins observent, apprennent, souvent dans nos prisons, à nous comprendre mieux que nous ne les comprenons, et attendent…

Le 7 octobre nous a éclaté à la figure la démonstration sanglante et barbare des erreurs stratégiques des différents gouvernements d’Israël, ainsi que d’une majorité de la population qui voulait s’y raccrocher : « Les Palestiniens se soumettront à nos politiques de maintien de l’ordre sous toutes leurs formes, même les plus brutales. » « À côté de notre prospérité économique dont ils récolteront quelques miettes, ils se satisferont d’une relative suffisance économique pour oublier toute revendication nationale. » « Toute tentative de recherche de solution au conflit national sera annihilée en continuant à affaiblir encore plus une Autorité palestinienne corrompue et décrédibilisée et en aidant leurs adversaires islamistes radicaux dont nous croyons pouvoir contrôler et, au passage, instrumentaliser la menace. » « Pendant ce temps-là, nous créons des faits accomplis en continuant de coloniser la Cisjordanie occupée, et en misant sur une indifférence des régimes arabes de la région. »

Les illusions perdues

Depuis la démonstration douloureuse de l’ineptie de ces illusions stratégiques, le pays dans son immense majorité fait face avec énergie. À la différence des pays occidentaux les plus proches culturellement et politiquement, la guerre n’a jamais quitté Israël, quelles que soient les générations. Ce sentiment de vouloir vivre en ignorant quels seront les lendemains nourrit l’énergie qui caractérise la société israélienne. Mais on ne pourra plus s’appuyer sur ces fausses certitudes stratégiques qui ont permis l’invasion du pays, la mort de milliers d’Israéliens et le déplacement de dizaines de milliers de réfugiés.

Et, même si ce n’est pas l’heure, le désarroi existentiel est là, puisque toutes les options politiques ont été rendues impossibles.

Cependant, en préalable – et ceci est valable pour Israël dans toutes ses composantes et ses sensibilités –, il est impensable qu’une invasion territoriale du type du 7 octobre se reproduise au Sud et encore moins au Nord. La priorité est donc de se défendre, de détruire, ou à tout le moins de réduire significativement, les menaces terroristes et militaires aux frontières.

Mais si nous admettons que c’est nécessaire et inévitable, sommes-nous réellement prêts à jeter aux orties la politique et la stratégie qui nous ont amenés là où nous en sommes aujourd’hui ? Et, surtout, en sommes-nous capables ?

Israël isolé, fracturé, affaibli

Le Hamas connaissait les conséquences humanitaires de ses actions sur la population et il refuse de les assumer. Et les réseaux mondiaux fréristes, la frilosité de gouvernements craintifs des affrontements intercommunautaires chez eux, la bêtise, l’inculture politique et un antisémitisme sous-jacent accomplissent ce que le Hamas escomptait : c’est Israël qui est tenu pour le seul responsable du bourbier humanitaire dans lequel les populations otages du Hamas se trouvent.

Donc le combat de la compassion est perdu. Et Israël se retrouve maintenant sur la pente dangereuse de la perte de sa légitimité.

Des jeunes fanatisés et pogromistes oublient que le judaïsme qu’ils revendiquent est en fait un judaïsme idolâtre de la Terre. Ils attisent une hystérie et un obscurantisme messianiques d’une fraction grandissante de la population israélienne.

Anticipant l’idée d’un nouveau Moyen-Orient qui intégrerait Israël, les pays sunnites plus modérés, les monarchies et émirats du Golfe ne sont certainement pas mécontents de se retrouver face à un pays affaibli politiquement. Son excès de confiance les dérangeait, et ils redoutaient à terme sa possible hégémonie économique et technologique.

Un Israël affaibli militairement, politiquement, et à terme économiquement, arrange en fait tout le monde : que ce soient les démocraties occidentales fatiguées de l’arrogance des gouvernements israéliens successifs, ou un Moyen-Orient peut-être résigné à une intégration à terme d’Israël, mais pas à n’importe quelles conditions.

Un chemin après la barbarie ?

Après les horreurs des viols et des massacres, après les sacrifices humains de cette guerre, toutes ces vies de soldats données pour la défense du pays, comment ce même pays saura-t-il défendre ses intérêts et sa survie par la sagesse de la raison ? Comment saura-t-il ne pas tomber dans le piège des passions ? Comment va-t-il affronter le spectre d’une guerre civile quasi inévitable contre ses extrémistes suicidaires ? Comment va-t-il pouvoir préserver en même temps un des seuls éléments encore encourageants dans cette période de désarroi et d’incertitudes – la quiétude relative des relations entre citoyens arabes et juifs à l’intérieur de l’État d’Israël ?

L’ordre va-t-il sortir du chaos ? Le chaos des divisions internes à la société israélienne, des affrontements presque irréconciliables entre des conceptions antagonistes de ce que doit être un État juif ? Un État démocratique et respectueux des droits et aspirations des minorités ? ou suprémaciste ? Respectueux de nécessaires contre-pouvoirs mis en place, ou soumis au populisme, aux intransigeances religieuses et à la démagogie ?

Pendant ce temps, nos adversaires, nos voisins, ceux qui ne se sont jamais résolus à l’établissement au sein du Moyen-Orient d’un État à majorité non musulmane, qu’ils soient des opposants audibles ou silencieux, attendent notre décomposition. Ils ont le temps, ils ne sont pas pressés. La désagrégation peut être lente, minée par un rétrécissement continu de la compréhension internationale, et par nos propres déchirements internes, répétition de la destruction du deuxième Temple ; elle peut être plus rapide, dans l’hypothèse d’un échec militaire majeur.

Concilier l’inconciliable

Les fondateurs du mouvement sioniste et les premiers dirigeants de l’État d’Israël avaient l’intelligence du monde d’où ils étaient issus et où ils s’étaient formés. Ils ont su montrer le juste équilibre entre l’ambition de l’objectif, la prise en compte et l’utilisation de nos contraintes et de nos limites.

On voit aujourd’hui les ravages de l’excès de confiance et de la méconnaissance des mondes extérieurs par une fraction trop importante de ceux qui sont aux manettes de l’État, qu’ils soient politiques ou militaires. L’intelligence du monde contemporain, le contact et les échanges avec l’altérité, sont le privilège de certains secteurs intellectuels, académiques, artistiques et du monde de la haute technologie (quand il ne s’agit pas de fournir des technologies de surveillance aux dictatures).

Cela est-il suffisant ?

Le sentiment d’insécurité physique, le désarroi existentiel, la perception d’un isolement et d’une incompréhension grandissants ne sont pas les meilleures conditions pour entendre, comprendre et prendre en compte les altérités qui ébranlent les certitudes, même quand ces altérités sont bienveillantes. Le risque étant qu’au bout du compte un Israël qui se referme sur lui-même soit abandonné. Et les signes annonciateurs de cet abandon sont déjà là.

Israël sait qu’il se sauvera uniquement par sa vitalité viscérale. Une énergie d’un peuple qui ne tient pas en place, et qui n’a jamais été capable ni désireux de se tenir à une place qui lui aurait été assignée. Cette vitalité dérange le monde, l’agace. Non seulement nos échecs et nos erreurs, mais aussi nos succès et nos réussites suscitent hostilité et jalousie.

Comment utiliser cette vitalité pour qu’elle ne se retourne pas contre nous ?

Au-delà de nos capacités propres, qui sont les seules vraies armes sur lesquelles nous pouvons compter, saurons-nous également reconnaître les bienveillances extérieures et les utiliser à bon escient pour sortir des pièges tendus ?

Il n’y a ici ni conseils ni recommandations, juste des interrogations et un espoir.

Ce texte a d’abord été publié sur le blog-revue de Catherine Kintzler, Metezulle.

1. Siah Lokhamin « Ahdut » Octobre 1967 The Seventh Day “Penguin books” 1971.

2. Réunis après la défaite de juin 1967 les principaux pays arabes dont l’Égypte, la Jordanie et la Syrie, ont ratifié une résolution connue comme les « trois non » de Khartoum qui a constitué la base de leur politique jusqu’à la guerre de Kippour de 1973. Elle stipulait : 1, pas de paix avec Israël, 2, pas de reconnaissance d’Israël, 2, pas de négociation avec Israël.