Le multilatéralisme en berne edit

March 22, 2013

Tout le monde ou presque semble se réjouir de la perspective d'un accord de libre-échange entre les États-Unis et l’Europe. En revanche, personne ne semble se soucier des risques de voir s’éroder de plus en plus le multilatéralisme à mesure que se renforce la structure multipolaire du système international.

A priori, l’émergence d’un système multipolaire devrait être de nature à favoriser le renforcement du multilatéralisme compris au sens d’un processus institutionnalisé de coopération entre Etats liés par des objectifs communs : ouverture des marchés dans le cadre de l’OMC, lutte contre le changement climatique ou maintien de la sécurité internationale dans celui des Nations unies. Or la réalité que nous observons est différente. Nous assistons plutôt à une capture du système international par des Etats souverains qui souhaitent s’extraire de disciplines trop globales soit pour arracher des concessions à des partenaires sur des bases bilatérales, soit pour protéger leur souveraineté nationale qu’ils jugent menacée par des logiques multilatérales intrusives.

Prenons le cas de l’OMC. C’est un conflit indo-américain sur les subventions agricoles qui a fait capoter le compromis final de l’été 2008, compromis qui aurait permis une conclusion du cycle de Doha. Or depuis cette date, les négociations sont bloquées et cela de manière définitive. La responsabilité de cet échec en incombe assez largement aux États-Unis qui considèrent désormais que le système commercial multilatéral ne leur procure plus les avantages qu’il leur offrait jusque-là. Dans ces conditions, leur priorité est d’obtenir un accès aux marchés des pays émergents sur la base d’un bilatéralisme renforcé. D’où le développement d’une stratégie commerciale bilatérale vigoureuse construite autour de deux instruments que sont le TTP pour l’Asie et le TTIP pour l’Europe. Avec dans les deux cas un objectif stratégique majeur : contenir la montée en puissance de la Chine en plaçant haut la barre des standards réglementaires.

Le fait nouveau est que l’Europe qui a pourtant pendant très longtemps défendu le multilatéralisme, succombe désormais à la tentation du bilatéralisme même si elle se révèle totalement incapable de l’assumer politiquement. Or qu’on le veuille ou non, si le TPP ou le TTIP voient le jour, ils constitueront le dernier clou planté sur le cercueil de l’OMC. Cette organisation cessera d’être le lieu où se négocient les standards commerciaux internationaux  puisqu’ils seront négociés bilatéralement et ceci d’autant plus que les standards étatiques tendent à être de plus en plus à être supplantés par des standards privés. Le traité de libre-échange avec les États-Unis offre à l’Europe de réelles opportunités. Mais le risque pour l’Europe est double. Celui tout d’abord de vouloir négocier dans la précipitation un accord aussi complexe d’ici 2014. Celui ensuite de se trouver piégée par les États-Unis qui auront  préalablement négocié des standards dans le cadre du TPP et qui seront tentés de les imposer aux Européens alors trop engagés dans la négociation pour pouvoir les récuser.

Il faut cependant bien comprendre que l’effondrement du multilatéralisme commercial auquel nous assistons aujourd’hui est loin d’être isolé. On voit bien qu’au sein de la conférence sur le climat on assiste depuis la conférence de Copenhague à une véritable remise en cause de  la logique multilatérale top down qui avait été confirmée par le protocole de Kyoto. Une logique qui consistait à s’engager à partir d’un objectif communément accepté. Or aujourd’hui,  ce  à quoi  l’on assiste c’est à  un renversement de perspective. Les Etats n’envisagent  désormais de prendre des engagements en matière de changement climatique qu’à partir d’une évaluation très étroite de leurs les intérêts nationaux. C’est désormais la somme des engagements nationaux qui détermine le résultat  d’une négociation et non un engagement collectif qui contraint les Etats à s’y ajuster.

Le fond de l’affaire est que dans un monde multipolaire on assiste non seulement à une démultiplication des pôles de puissance mais à une démultiplication des intérêts qui va de bien au-delà des sept ou huit grands pôles de puissance. Au sein de la conférence climat on ne compte par exemple pas moins de 15 groupes aussi différents que les BASIC, les OASIS, les Umbrella Countries ou les Mountain Landlocked Developping Countries pour ne citer que quelques exemples. À l’OMC le schéma est très comparable puisque la négociation de Doha est devenue effroyablement complexe en raison de l’incroyable inflation des problèmes soulevés par les différents acteurs. Mais ne nous y trompons pas. Cette fragmentation des intérêts traduit fondamentalement l’érosion du consensus international sur la plupart des grands sujets de régulation internationale sur lesquels on avait cru pouvoir rassembler les Etats au lendemain de la fin de la guerre froide. Il suffit pour cela de comparer ce que fut l’enthousiasme de la conférence de Rio en 1992 et l’échec spectaculaires de Rio + 20  pour prendre la mesure de la dégradation de l’esprit multilatérale. On voit bien par exemple que le discours sur la crise écologique mondiale et la synergie des crises portées par les ONG occidentales est ouvertement récusé par les pays émergents et les pays en développement. On le voit également à l’OMC où l’on a d’un côté les pays occidentaux qui pensent d’abord les problèmes en termes d’accès au marché tandis que les pays en développement résonnent en termes de développement.

Enfin, même dans le domaine de la sécurité internationale on peut voir depuis l’intervention en Libye que le consensus international que l’on avait cru pouvoir construire autour du thème central de la responsabilité de protéger a depuis lors volé en éclats car beaucoup de pays émergents voient dans cette résolution une sorte de piège destiné à légitimer un changement de régime. Ils s’efforcent donc sous l’impulsion du Brésil de revenir sur cet acquis.

Il y a quarante  ans de cela, le sociologue américain Mancur Olson avait souligné que l’existence de problèmes communs n’impliquait pas forcément la coopération entre les différents acteurs. C’est exactement ce quoi nous assistons sur le plan international où la multipolarité est en train de détruire  le multilatéralisme.