Gauche: l’illusion tenace d’une unité avantageuse et possible edit

Oct. 14, 2020

Le récent sondage IFOP/JDD d’intentions de vote au premier tour de la prochaine élection présidentielle est catastrophique pour les candidats classés communément à gauche. Dans l’hypothèse où Anne Hidalgo est la candidate du Parti socialiste (le meilleur candidat pour ce parti), le total obtenu par l’ensemble des candidats de gauche est de 29,5% (Mélenchon 11%, Hidalgo 9%, Jadot 6% et les trois candidats d’extrême-gauche 3,5%). Aucun de ces candidats n’a donc la moindre chance d’être qualifié pour le second tour, Le Pen obtenant 24%, Macron 23% et Bertrand 15,5%.

Dans une telle situation, il serait logique de penser qu’une candidature unique de la gauche pourrait seule permettre à celle-ci d’être présente au second tour. Le PS appelle depuis longtemps à un tel rassemblement. Les écologistes et Mélenchon sont d’accord mais à condition que le candidat unique soit celui de leur mouvement. Pourtant il s’agit là d’une illusion. La lecture de l’enquête montre, de manière contre intuitive, qu’une telle tactique ne présenterait aucun avantage par rapport à des candidatures séparées et serait même plus catastrophique encore. En effet, dans le cas d’une candidature unique l’hypothèse Mélenchon donne 15% et les hypothèses Hidalgo et Jadot chacune 13% (tableau 1). Le total de l’électorat de gauche serait ainsi divisé par deux. Comment expliquer un tel phénomène ?

Les commentateurs opposent souvent, s’agissant de la gauche, des appareils et des leaders qui ne seraient intéressés que par leurs intérêts personnels ou de boutique à des électeurs qui ne souhaiteraient que l’union du « peuple de gauche » et donc son rassemblement derrière un candidat unique. Il est vrai que les leaders et les appareils ont leurs intérêts propres. La logique politique de l’élection présidentielle pousse chaque parti ou mouvement à présenter son propre candidat sous peine d’être marginalisé et oblige chaque leader à être présent dans la compétition sous peine d’être oublié. Pour autant, l’image d’un peuple de gauche uni mais trahi par des chefs en concurrence pour le pouvoir ne correspond pas à la réalité. Les sympathisants des différentes organisations dites de gauche sont tout autant divisés que leurs leaders. L’observation des intentions de vote des trois groupes de sympathisants le montre clairement.

En premier lieu les sympathisants d’un parti ne votent pas massivement pour le candidat du parti dont ils se sentent le plus proches. Si cette proportion est importante chez les sympathisants de la France insoumise (83%), elle n’est que de 71% chez ceux de EELV et de 62% chez ceux du Parti socialiste. En second lieu, les sympathisants d’un parti ne votent que de manière minoritaire, parfois même très minoritaire, pour le candidat de l’un des deux autres partis. C’est particulièrement vrai pour les sympathisants de la France insoumise (un quart). Plus intéressant encore, alors que le Parti socialiste envisage de soutenir un candidat écologiste si Anne Hidalgo renonce à se présenter (décision probable au vu de ce sondage), 38% seulement des sympathisants de ce parti envisagent de voter pour Yannick Jadot. Certes, il faut prendre avec précaution les chiffres de cette enquête alors que nous sommes très en amont de l’élection et que les candidatures testées sont encore très hypothétiques. Ces données nous permettent cependant de tirer quelques enseignements sur l’état actuel de la gauche.

En posant que les sympathisants des partis que l’on classe habituellement à gauche souhaitent l’union de ces partis on fait implicitement une double hypothèse : que ces sympathisants se sentent eux-mêmes à gauche et, si oui, qu’ils se sentent proches des autres partis classés à gauche. Or la validité de cette double hypothèse est loin d’être démontrée.

Nous disposons d’une enquête de l’IFOP de juillet dernier qui invite les personnes interrogées à se situer sur une échelle gauche/droite en onze positions, l’institut classant à gauche celles qui se situent sur les positions de 0 à 3 (tableau 2).

Notons d’abord que 13% seulement des personnes interrogées se placent sur les positions de 0 à 4 de l’échelle. Ensuite, chez les sympathisants des trois organisations classées à gauche, une minorité seulement se situent sur ces positions : 41% des sympathisants de LFI, 40% de ceux du PS et de 22% de ceux de EELV. En considérant comme constituant le « peuple de gauche » l’ensemble de ces sympathisants on risque par conséquent de surévaluer fortement le périmètre de celle-ci, tout particulièrement s’agissant de la mouvance écologiste. Ces observations contribuent à expliquer le faible potentiel électoral d’une candidature unique de la gauche.

Ensuite, il faudrait vérifier que les sympathisants des trois groupes qui se placent sur les quatre positions les plus à gauche de l’échelle partagent les mêmes conceptions de la gauche, ce qui est très peu probable tant celle-ci est aujourd’hui divisée, qu’il s’agisse du clivage universalisme / « identitarisme », du rapport à l’économie de marché, de la conception du combat écologique, des institutions ou de la construction européenne, divisions qui non seulement peuvent opposer les groupes entre eux mais également traverser chacun de ces groupes, comme on l’a vu lors de la primaire socialiste de 2017 et comme on le voit aujourd’hui au sein de la mouvance écologiste. Si, dans la perspective de l’élection présidentielle de 2022, le PS et peut-être EELV n’organiseront pas de primaire, les raisons ne seront pas seulement leur faiblesse électorale et l’affaiblissement notable du contrôle que ces organisations peuvent exercer sur les candidats potentiels qui se situent dans leur espace politique mais aussi les graves désaccords internes qui existent au sein de chaque organisation et qui rendent une telle procédure contre-productive.

L’affaiblissement et l’émiettement actuels de ce qu’on appelle la gauche explique en grande partie l’incapacité de l’opposition gauche/droite à structurer le fonctionnement du système politique. La bipolarisation gauche/droite n’existe plus. L’unité de la gauche, dans ces conditions, n’est plus ni avantageuse ni possible.