De la guerre de haute à la guerre de longue intensité: l’Europe est-elle prête? edit

16 décembre 2025

L’hypothèse d’une guerre de haute intensité en Europe à l’horizon 2030 a fait un retour médiatique et politique dans le débat public depuis les déclarations du chef d’état-major des Armées, s’appuyant sur les études de prospectives émanant des services de renseignements européens[1]. En écho à ces inquiétudes, le Président de la République a évoqué un service national volontaire visant à donner plus de masse à nos forces armées.

Cette hypothèse a le mérite de soulever des problématiques d’une importance fondamentale : la France, l’Europe sont-elles prêtes à faire face à ce type de conflit ? La France est dotée d’un outil militaire d’une haute compétence technique, mais qui est avant tout dimensionné pour les opérations extérieures (OPEX), adapté à une projection de quelques milliers d’hommes sur un théâtre d’opération éloigné.

Cependant, il conviendrait d’élargir la réflexion. Il s’agit autant de réfléchir à un conflit de haute intensité qu’à un conflit de longue intensité. Faire le lien entre ces deux aspects est indispensable : se préparer à une guerre longue. En effet, les armées des États européens sont certes performantes, mais échantillonnaires. Elles ne sont pas dimensionnées pour la longue intensité.

Contrairement à certaines saillies médiatisées, souvent explicables par un contexte politique intérieur compliqué et l’approche d’échéances électorales, il ne s’agit pas de faire la guerre, mais de s’y préparer. Face à des adversaires qui conçoivent les relations entre États comme relevant du droit de la force et non de la force du droit, il est impératif de comprendre qu’en relations internationales, la dimension psychologique est fondamentale. Ce n’est que si l’adversaire comprend que l’Europe est prête à un conflit que celui-ci s’éloignera. Il s’agit de se préparer pour dissuader. Si uis pacem, para bellum.

Un conflit de haute intensité doit être intimement lié à la question d’un conflit de longue intensité. La haute intensité implique l’utilisation massive et violente des ressources disponibles dans un affrontement armé, mais qui peut dire combien de temps un tel conflit peut durer ? Le lien haute intensité et longue intensité est indispensable pour une réflexion utile : il s’agit d’un continuum dont nous ne pouvons faire l’économie pour une réflexion saine et efficace.

Cette question n’est pas limitée aux sphères politico-militaires. Si un tel scénario devait voir le jour, l’ensemble des composantes de la société serait concerné : industriels, tissu économique, approvisionnements, services de santé, sécurité civile, éducation… soit tout domaine qui contribue à la résilience nationale. Personne n’est à l’abri des conséquences d’un affrontement de haute et de longue intensité. Morts, destructions, privations. Mais sommes-nous prêts ?

Il est ainsi plus que nécessaire de conduire une réflexion sur la capacité de la France et des États européens à faire face à un conflit de haute et longue intensité, le tout dans un environnement dégradé : risques pesant sur les approvisionnements (maritimes essentiellement), communications parasitées par des attaques numériques, grande incertitude sur l’implication des Etats-Unis… En effet, pour ne prendre que l’exemple des approvisionnements maritimes, les lignes de communication entre l’Europe et ses fournisseurs en composants (Amérique du Nord, Asie de l’Est) pourraient être menacées par les sous-marins et les drones (multi-milieux) russes, hypothéquant les capacités de production des usines d’armements du Vieux Continent.

Un scénario encore pire qu’un conflit avec la Russie est envisageable : l’hyper-conflit si la République populaire de Chine devait déclencher au même moment une invasion de Taïwan. Les routes d’approvisionnement maritimes seraient quasiment bloquées.

Le triptyque matériel-humain-moral

Trois dimensions sont à prendre en compte dans la préparation de la longue durée : matérielle/capacitaire, humaine et morale. Ce triptyque constituera le fil de notre réflexion, car ils sont indissociables. Un confit de haute et longue intensité mettrait à l’épreuve ces trois dimensions, l’attrition de de l’ensemble sera déterminant pour l’issue d’un affrontement : celui qui tiendra le plus longtemps gagnera.

La dimension matérielle et capacitaire est celle qui paraît la plus évidente : il faut des systèmes d’armes pour combattre. Or, en cas de guerre de haute intensité, la consommation des systèmes d’armes, des munitions est très rapide (destruction, dégradation, usure). Il convient de pouvoir rapidement et efficacement soutenir l’effort matériel d’un conflit, par les approvisionnements en munitions, en pièces détachées, en nouveaux systèmes d’arme pour remplacer les pertes et poursuivre le combat. Nos systèmes d’avions de combat, d’artillerie, de blindés pourraient très vite se retrouver à court. Cela ne se remplace pas rapidement.

Quelques chiffres permettent d’appréhender les difficultés actuelles. L’Armée de l’Air a déclaré que le nombre d’avions de combat Rafale à l’horizon 2030 s’élèverait à 185 unités. La cadence de livraison actuelle est de 25 unités par an, soit un peu plus de 2 par mois. Si un conflit de haute intensité devait éclater en Europe, la perte de trois Rafale par mois serait donc supérieure à la capacité de renouvellement de la flotte disponible (sans évoquer les pertes des hommes, la France ne disposant que de 350 pilotes habilités au Rafale). Remarque similaire pour l’artillerie : l’Armée de Terre est dotée de 79 systèmes Caesar. L’objectif de production par KNDS France est de 12 unités par mois (temps de production : 15 mois).

Ces quelques exemples illustrent des difficultés auxquelles dans laquelle les forces armées françaises auraient à faire face en cas de conflit long.

Que faire pour s’opposer à l’ennemi lorsque nos systèmes d’arme technologiquement avancés et sophistiqués ne seront plus disponibles en nombre suffisant ? La production de systèmes d’arme faciles à produire en nombre et à l’usage aisé deviendrait la condition pour durer.

La dimension humaine est elle aussi cruciale. La guerre tue, blesse, use les personnels humains autant que les matériels et sont bien entendu une ressource plus précieuse. Une guerre de haute intensité et surtout de longue intensité ne permettra pas un renouvellement rapide de femmes et d’hommes qui ont été formés, souvent de longues années, à la technicité des systèmes d’arme de haute technologie. Avoir des systèmes, c’est nécessaire, mais sans les personnels formés pour les utiliser, ils sont inutiles. Or, si l’on considère uniquement le temps nécessaire pour former les équipages embarqués et terrestres pour un avion de combat (plus de quatre ans pour un pilote de chasse, après une sélection très sévère), il est clair que la capacité à durer est problématique. Comment fait-on pour s’assurer que les personnels formés seront disponibles dans la durée ?

Actuellement, l’Armée de Terre française compte 110 000 militaires d’active et environ 30 000 réservistes. Malgré l’introduction du service militaire volontaire (3000 pour 2026, avec pour objectif 10 000 par an en 2030), les personnels instruits seront-ils en nombre suffisant ? Si l’on considère que toute personne effectuant un service national volontaire rentre dans la réserve à l’issue de son service, en personnel cumulé, cela devrait représenter environ 20 000 à 25 000 réservistes supplémentaires (moins en réalité, une partie d’entre eux seraient réservistes Air ou Marine). Or, les chiffres des pertes irrémédiables (morts et blessés graves inaptes à reprendre le combat) côté russe dans le conflit en Ukraine, ils s’élèvent à 24 000 par mois sur la période janvier-juillet 2024[2]. En admettant un ratio de perte bien inférieur (et optimiste) de 10 pour 1, les pertes pourraient s’élever à 2400 par mois, ce qui consumerait une unité type 1ère Division-Europe (Armée de Terre) de 25 000 hommes en dix mois.

La dimension morale enfin est fondamentale. La capacité d’une société à encaisser et endurer le choc d’un conflit de haute et surtout de longue intensité est cruciale. Sans cette dimension, qui comprend la force d’une société à accepter les pertes et les destructions, la force de l’arrière et la raison de soutenir un combat s’écroulent. Une société donnée, confrontée à un conflit, ne peut tenir que si elle sait pourquoi elle se bat, pourquoi elle est à même de consentir aux sacrifices nécessaires à la poursuite de la lutte. Sans cela, la guerre est perdue. Une société divisée, qui doute d’elle-même, de sa force, de son avenir, est une société vulnérable en cas de conflit de longue intensité.

Un apprentissage des guerres passées et contemporaines

Les Européens ont déjà eu à vivre des situations similaires sur leur propre territoire et il pourrait être utile de faire une étude des différents conflits où une société a été contrainte de faire face à un choc militaire afin de dégager les pratiques les plus utiles puis de voir dans quelle mesure ces pratiques sont adaptables au contexte contemporain. Il s’agit de dégager les bonnes pratiques pour réagir, s’adapter et se préparer au mieux, toujours en ayant en mémoire le triptyque matériel-humain-moral.

Sans prétendre à l’exhaustivité, regardons certains chocs historiques afin de voir comment les États se sont adaptés.

France, automne 1914. La guerre contre l’Allemagne devait être courte, quelques mois au plus. Or, dès le 20 septembre, le ministre de la Guerre Millerand a réuni à Bordeaux les industriels français afin de définir une ligne de conduite concernant la production de matériels (obus…) pour faire face à une guerre qui présageait d’être plus longue que prévue.  Pour prendre l’exemple des obus, le général Joffre, commandant en chef des armées françaises, réclame 100 000 obus par jour pour le canon de 75, alors que les ateliers d’artillerie n’en produisent que 10 000 par jour[3]. Pour répondre à l’attrition des ressources en munitions, Millerand et les industriels décident de mettre en place des « groupements industriels régionaux » destinés à coordonner Etat, armées, industriels de premier rang et sous-traitants. La production se redresse, 50 000 obus jours début 2015, 80 000 à l’automne de la même année. Les ressources humaines étaient disponibles malgré l’hécatombe des premières semaines, grâce à des générations d’hommes formés années après années par le service militaire. Et la force morale était là : défense du territoire national, libération des territoires envahis, buts de guerre précis.

Royaume-Uni, été 1940. Après la défaite non-anticipée de la France, Londres est seul en Europe occidentale contre une Allemagne nazie en apparence invincible. Protégé certes par la Manche, le Royaume-Uni, sous la direction vigoureuse de Churchill, n’envisage pas la reddition et poursuit la lutte. L’industrie aéronautique se mobilise davantage, l’aide matérielle américaine se renforce, l’Empire est appelé au secours de la métropole pour combler les déficits humains. Et le moral tient, malgré le Blitz, malgré les défaites en Grèce, en Afrique du Nord, grâce à un indéfectible sentiment de se battre pour une cause juste.

- URSS, été 1941. Le choc de l’opération Barbarossa, les encerclements géants réalisés par une Wehrmacht qui semble invincible. Recul de plusieurs centaines de kilomètres, panique au Kremlin. Mais les pertes matérielles sont encaissées grâce aux énormes stocks de l’Armée rouge et au déménagement des usines d’armement dans l’Oural. Les pertes humaines sont comblées grâce à la mobilisation de millions d’hommes, et le moral est fort : la patrie est agressée, les sacrifices sont consentis avec flegme, les citoyens soviétiques savent pourquoi ils doivent se battre.

Il est possible de multiplier les exemples : la Finlande lors de la Guerre d’hiver (1939-1940), les Ukrainiens en 2022… Quelles bonnes pratiques dégager pour optimiser la préparation de l’Europe contemporaine ?

Les leçons de la longue durée pour la longue durée

La préparation à la guerre de haute et longue intensité, le tout dans un environnement dégradé, exige une réflexion pluridimensionnelle où toutes les composantes d’une société doivent prendre part, car toutes sont concernées et peuvent apporter une contribution cruciale.

À ce stade, les pays qui sont aussi préparés que possibles en Europe sont l’exception. La Finlande, les États baltes dans une certaine mesure, peut-être la Suisse.

Il conviendrait en premier lieu de mener des réflexions approfondies au niveau national et européen qui rassembleraient armées, défense civile, industriels, logisticiens, services de santé, responsables administratifs et politiques, afin de définir des plans d’actions précis, activables pour ne pas être surpris et démunis. Cette réflexion doit être faite en prenant compte d’un environnement dégradé comme expliqué précédemment, avec l’hypothèse d’une Europe seule.

Étudier ensuite les meilleures pratiques des sociétés ayant vécu un choc similaire, de haute et de longue intensité, non prévu, et s’en inspirer en les adaptant au contexte des sociétés libérales européennes actuelles.

Voir s’il est envisageable de préparer au plus vite un réservoir humain, peut-être autour d’un service européen universel qui ne soit pas que militaire, mais ouvert aux autres composantes indispensables à un conflit le longue durée (services de santé, industrie, sécurité civile…).

Tester la force morale et définir les moyens de la renforcer en Europe : comment les citoyens européens seraient-ils prêts à consentir aux sacrifices inhérents à un conflit ? La question de savoir ce que l’on défend, notre modèle démocratique fondé sur le droit, doit faire l’objet d’une attention particulière, à défaut de quoi le combat est perdu d’avance. Les Européens doivent être fiers ce ce qu’ils ont accompli, fiers de leur modèle de société, bien loin des caricatures propagées par le Kremlin de citoyens décadents… Entre autres car la Russie n’a plus de citoyens, mais uniquement des sujets. Il est temps de transformer la peur ou l’indifférence en fierté, et même en espoir.

La préparation à la guerre n’est pas la volonté de la faire, mais bien au contraire de l’éviter, en dissuadant un adversaire qui perçoit encore l’Europe comme faible et divisée. Il est encore temps de se préparer, sans négliger aucun aspect : matériels, personnels, force morale. Là est le triptyque de la résilience, de la résistance et donc, de la victoire.

1] Ces dernières semaines, d’autres hauts responsables militaires se sont exprimés publiquement sur le même thème chez nos voisins, au Royaume-Uni et en Allemagne notamment.

[2]Voir le document de l’IFRI de novembre 2024 Les effectifs de l'armée russe après deux ans et demi de guerre en Ukraine | Ifri.

[3] Économie de guerre : 1914-1918, mode d'emploi pour 2025 ? - OpexNews.