Y a-t-il un incivisme fiscal ? edit

12 décembre 2012

Starbucks vient d’annoncer que, quoi qu’il arrive, la société paierait pour les deux prochaines années un montant de 10 millions de livres de taxes au Trésor britannique sur une base volontaire. Même dans l’hypothèse de résultats déficitaires, la chaine de Seattle s’engage à acquitter plus qu’elle n’a jamais payé depuis les treize ans de son installation outre-Manche. Ce surcroît de civisme n’a rien à voir avec une soudaine conversion au capitalisme rhénan ou à la nomination d’un CEO crypto-marxiste. Il s’agit au contraire d’éviter à tout prix que l’image de la chaîne soit durablement affectée par la violente polémique qui agite la société britannique : alors que l’économie du Royaume-Uni affiche semaine après semaine des perspectives de plus en plus noires, alors que le gouvernement conservateur persiste dans une politique de coupes drastiques dans les budgets publics, il est apparu que des firmes aussi prestigieuses que Starbucks, Google ou Amazon ne s’acquittaient de pratiquement aucun impôt au Royaume-Uni.

Ce n’est pas le moindre des paradoxes que le Royaume-Uni des discours libéraux provocateurs de David Cameron et Boris Johnson – dont la France est souvent la victime – soit en proie à un débat agité sur la juste taxation des profits des multinationales. Mais il est aisément compréhensible que le citoyen britannique peut difficilement admettre que grâce à des montages financiers, les multinationales ne paient pas l’impôt à hauteur des revenus qu’elles retirent d’une activité sur un territoire national alors même que le gouvernement annonce au moins cinq années particulièrement difficiles. Alors que la croissance économique n’est pas au rendez-vous et que les tentatives de contrôle de la dette publique conduisent à un alourdissement de la pression fiscale, l’incivisme économique n’est plus toléré, en particulier de la part des entreprises les plus directement en lien avec les consommateurs.

Il ne faut pas croire que les techniques d’optimisation fiscale sont basées sur des montages d’une complexité telle qu’ils supposent un niveau d’expertise particulièrement exigeant. Ce sont en réalité des procédés simples à la portée de tout comptable ou juriste d’entreprise un peu aguerri. Il s’agit de fictivement transférer des revenus de l’entreprise A qui les génère vers une autre entreprise B dont la seule activité est de les recevoir pour les distribuer, étant entendu que l’entreprise B bénéficie d’un régime plus favorable du point de vue de la taxation de ce type de revenus. Par exemple, Amazon fera payer à sa filiale britannique un droit d’usage de sa marque permettant de siphonner les revenus britanniques vers une filiale luxembourgeoise. Beaucoup de multinationales ont recours à cette approche. On peut par exemple faire transiter de la production destinée au marché européen par les comptes d’un siège basé à Zürich. Aucun produit ne transitera physiquement vers la Suisse mais sans trop d’efforts, la marge bénéficiaire peut en définitive être comptablement localisée en Suisse. Ce que l’affaire Starbucks révèle c’est que dans un monde où les échanges se sont intensifiés et où les barrières nationales ont de fait disparues, peu importe la réalité physique de la production ou de la consommation, peu importe l’endroit où la valeur ajoutée a été créée. Mais il semble qu’une telle logique trouve ses limites lorsque le consommateur également citoyen a le sentiment d’être floué ; on peut certes s’interroger sur le caractère moral ou non du capitalisme, il n’en reste pas moins que le principal atout des marques globales est leur image et la perception que les consommateurs ont de ces marques. Investir des sommes considérables pour parfaire cette image, par exemple en insistant sur des démarches écologiques, et se trouver soudain accusé de ne pas payer d’impôts est catastrophique.

Est-ce que ces montages sont absolument imparables d’un point de vue juridique ? La réponse est clairement négative. Le point commun de ces approches est l’existence d’une coquille vide. La société qui engrange les revenus est clairement sans activités autres que financières et ne justifie pas d’une rémunération à la hauteur de sa contribution à la valeur ajoutée. Dans un arrêt de 2010 Samo Gestion, la Cour de cassation a ainsi écarté un montage analogue où un dirigeant d’entreprise avait eu l’idée de créer une société de “prestations de services” facturant son activité de dirigeant pour laquelle il n’était pas rémunéré directement : au lieu de recevoir un salaire, sa nouvelle société facturait des services, non assujettis par exemple aux charges sociales. On le voit, s’il est légitime de faire en sorte que les choix de gestion prennent en compte les conséquences fiscales de ces choix, cela ne peut conduire à une situation juridique totalement artificielle : l’acte anormal de gestion peut alors être sanctionner par le juge.

Ce qui est nouveau c’est que, dans le contexte de crise aigüe et de mesures d’austérité touchant l’ensemble des pays européens, la relative tolérance entourant ces pratiques est remise en cause. Starbucks sent bien que malgré les apparences de légalité, il ne lui est plus possible de prétendre à une image positive auprès de ses clients potentiels si ses activités britanniques ne donnent pas lieu à de l’impôt sur les sociétés au Royaume-Uni. Il est remarquable que le seule mise sur la place publique de cette situation a conduit à une révision radicale de politique fiscale, démontrant une fois de plus que la responsabilité sociale des entreprises passe par la transparence. Des estimations évaluent à 25% la perte potentielle de chiffre d’affaire pour l’année prochaine pour Starbucks au Royaume-Uni. De fait, ces marques emblématiques d’une économie globalisée et plébiscitées par les consommateurs voient leur image sérieusement ternie par la polémique. Certes Amazon et Google semblent faire de la résistance : ces sociétés estiment contrairement à Starbucks que la menace de boycott des consommateurs n’est pas très sérieuse. Mais le débat à la chambre des Communes n’est pas terminé et sous la pression des électeurs, le gouvernement conservateur pourrait bien être contraint de réviser une approche de “laisser faire” impossible à justifier et jugée profondément immorale.  

Si le mouvement en faveur d’une meilleure répartition entre le revenus générés et les ressources qu’ils doivent générer pour les Etats devait se développer cela serait assurément une révolution... une révolution dont Starbucks serait l’emblème.