Jurisprudence 2.0 edit

21 avril 2016

Le site Supralegem propose un outil permettant selon ses auteurs de fournir la "puissance de l'intelligence artificielle au service du juriste" et d'appliquer des algorithmes prédictifs à l'ensemble de la jurisprudence du Conseil d'Etat et des Cours administratives d'appel. Cela lui permet d'affirmer qu'il est ainsi possible de déterminer les chances de succès d'une requête en fonction de la matière et du président de la formation de jugement.

L'invocation de l'intelligence artificielle dans une telle entreprise est assurément emphatique et pour tout dire, peu honnête. D'une part, d'un point de vue technique, il s'agit principalement d'utiliser la structure de la base de jurisprudence fournie librement depuis septembre 2015 (pour les spécialistes, notamment la structure xml avec les champs associés). La pertinence de l'approche est plus que contestable s'il s'agit d'imaginer en tirer des prédictions. Tout d'abord, rien n'assure que les échantillons retenus soient homogènes et que les populations auxquelles on applique des outils statistiques soient représentatives. Mais surtout, on fait l'impasse sur la circonstance que les jugements sont collégiaux et ne relèvent pas du seul président. Plus généralement on oublie que chaque cas est dépendant à la fois de l'autorité ayant pris la décision attaquée et du travail effectué par l'avocat. Supposer que ni la décision attaquée dans ce qu'elle a de singulier, ni le talent de l'avocat n'ont d'effet sur le sens de la décision rendue par le juge fait assurément injure à tous les acteurs.

L'intelligence même artificielle mérite mieux.

Cette affaire a cependant le mérite de souligner que nous entrons probablement dans un nouvel âge de l'intégration des outils informatiques dans le travail des juristes.

Depuis le début des années 2000, les bases de données de jurisprudence ont considérablement modifié le travail des avocats et des juges. La faculté de disposer de l'ensemble des décisions rendues aussi bien par les juridictions françaises que par la Cour de justice de l'Union européenne ou la Cour européenne des Droits de l'Homme a représenté un bouleversement radical pour les juristes. On peut aujourd'hui, instantanément, de chez soi, sans avoir à passer de longs moments à consulter des ouvrages difficiles d'accès, disposer du texte intégral des décisions faisant application de l'article d'une loi ou d'une directive.

Cependant, 15 années de jurisprudence accumulée dans les bases de données rendent paradoxalement la recherche plus compliquée. Il faut faire des choix de mots clés judicieux pour restreindre à un nombre lisible d'arrêts les résultats obtenus. Mais est-on certain qu'en modifiant légèrement les termes choisis, on n'obtienne pas une toute autre image de la jurisprudence ? Est-on certain que le raisonnement de l'arrêt présenté par la machine n'a pas été invalidé postérieurement ? Il y a donc une certaine fragilité à naviguer dans cette profusion de textes sans boussole puisqu'on peut très bien ne pas identifier les éléments les plus pertinents pour résoudre une affaire.

Mais précisément les recherches abondantes développées sur l'analyse des textes par l'intelligence artificielle pourraient apporter des solutions : un jugement est un texte très structuré et le raisonnement logique s'appuie sur une forme de syllogisme. De ce fait, plus encore que dans des domaines tel que le journalisme (voir par exemple le logiciel Quill développé par Narrative Science), la puissance de algorithmes devrait permettre aux machines de ne pas traiter - comme c'est le cas actuellement - un jugement comme ensemble de mots indépendants les uns des autres mais au contraire comme un ensemble structuré. Il serait ainsi possible pour la machine de dégager un embryon de sens et de faire les liens entre les arrêts. A titre d'illustration, on pourrait par exemple imaginer regrouper les jugements faisant application d'une même jurisprudence et ainsi remonter à la source du principe appliqué. On peut aussi penser qu'à plus long terme, on puisse tester un raisonnement juridique au regard de l'ensemble de la jurisprudence : la machine permettrait ainsi de se rapprocher de la figure herculéenne du juge capable d'embrasser l'ensemble de la jurisprudence pour s'assurer de la cohérence d'un raisonnement telle que Dworkin en présentait l'idéal.

Ces développements sont techniquement atteignables à court terme. De même que plus personne n'envisage de faire du droit sans accès aux bases de données, ces logiciels d'analyse deviendront rapidement indispensables à tout juriste. Mais l'introduction d'outils d'aide à la recherche transfèrent sur la machine une part importante de l'analyse juridique. Cela suppose une transparence sur les mécanismes mis en œuvre et une possibilité réelle de prendre le contrôle si nécessaire. Il est donc essentiel que les professions juridiques soient associées à ces développements afin qu'elles puissent s'assurer de la qualité des résultats fournis par la machine et porter un regard critique sur les algorithmes retenus. La mise à disposition de base de données en libre service ne permet plus de rester à l'écart de ce processus.

Plus que des trois lois de la robotique proposées par Asimov pour protéger l'humanité de l'intelligence artificielle, nous avons d'abord besoin de nous assurer que les développeurs de ces outils auront l'honnêteté d'en identifier les limites afin de travailler en bonne harmonie avec la communauté juridique.