Qui sont les serial entrepreneurs des licornes? edit

23 septembre 2016

Sur 60 000 start-up du Net américain créées dans les dix dernières années, 0,14% sont devenues des « licornes » – de jeunes entreprises dont la valorisation boursière dépasse un milliard de dollars. Qui sont les « serial entrepreneurs », ainsi qu’ils se nomment, qui les ont fondées ? Ce club des gagnants recouvre 84 entités en 2015 – contre 39 en 2013. Leur profil est très marqué.

Près de la moitié est passé par la crème des universités américaines (Harvard, Stanford, Berkeley, Princeton…), même s’ils n’ont pas toujours terminé leur cursus ; 19% seulement sont de vrais autodidactes, ayant arrêté le collège. Excellente culture technologique, les ingénieurs, les experts des sciences informatiques, les designers tiennent le haut du pavé. Ils avaient trente-quatre ans en moyenne lors de leur création d’entreprise, et la plupart continuent de la diriger. Les startup relèvent presque toujours d’une aventure entre amis. 86% d’entre eux ont lancé leur projet avec un partenaire, souvent après avoir déjà monté d’autres entreprises. Un aspect est connu : peu de femmes (moins de 10%). Un autre l’est beaucoup moins : la présence d’immigrés, puisque la moitié de ces founders est née à l’étranger (Inde, Iran, Israël, Irlande en particulier). Le secteur des nouvelles technologies attire des talents venus du monde entier, la fascination qu’exercent les grandes universités américaines s’ajoutant aux opportunités de la Silicon Valley. De ce bouillonnement est né une sorte de langage universel qui fusionne savoir technologique, valeurs américaines et éventail des cultures du monde : beaucoup des dirigeants des licornes asiatiques ou européennes sont passés par la Californie et exportent cet état d’esprit (Jean-Paul Simon, How to catch a Unicorn, rapport pour la Commission européenne). Au-delà, plusieurs particularités caractérisent ces élites qui pilotent le renouveau de l’économie sous l’égide de l’Internet mobile.

Leur force motrice, c’est la foi de charbonnier dans l’innovation, et même, sans la moindre fausse modestie, leur énergie à vouloir réinventer le monde. Cette fulgurance s’observe lors des innombrables événements festifs organisés par et autour des techies – forums, rencontres, journées, colloques, sommets. « Il faut que nous nous demandions quel monde nous voulons créer », telle est la question par laquelle Nathan Blecharczyk, un des cofondateurs d’Airbnb, a ouvert le « Collaborative, Peer, and Sharing Economy Summit », à l’Université de New York, en mai 2014, reprenant alors avec emphase le Gospel prophétique de ce milieu. L’écrivain Tad Friend, dans un article du New Yorker consacré aux milieux du Venture Capital, analyse finement sur quoi on joue (au sens littéral de game) dans la Silicon Valley : ce n’est ni sur l’intelligence hors-norme, ni sur des investissements contraires à la raison, ni même sur la richesse. C’est sur la prescience : « Il ne s’agit pas seulement de voir le futur, mais de le convoquer. » Dans la société américaine où le lyrisme religieux et l’enthousiasme pour les nouvelles frontières sont à fleur de peau, les figures de la Tech n’hésitent pas à adopter des accents de prédicateurs. Des projections sur l’homme augmenté au voyage sur mars, aucun rêve ne semble inaccessible. Ces rencontrent numériques réactivent continûment une socialisation endogène, et cultivent la mini-starisation de quelques membres de l’e-aristocratie : Tim Berners-Lee, co-inventeur du World-Wide-Web, est accueilli par un public brandissant des petites bougies allumées lors du Festival Futur-en-Seine de juin 2014 ; Rachel Bostman, la diva de l’économie collaborative, est écoutée comme une pythie lors du Ouishare Fest de 2014.

Seconde particularité, un rapport ambigu à la culture universitaire : on y a baigné et on la rejette. Les maîtres du Net, dans l’ensemble, ne sont pas de vrais autodidactes. Certes, plusieurs pionniers du Net des années 1970 n’ont pas achevé leurs études – Steve Jobs, Bill Gates, Richard Stallman, Jimmy Wales, etc. Certes, la liste est longue de ces « héros » de la révolution informatique qui, fatigués des cours magistraux, ont préféré tenter leur chance dans la vraie vie. Encore récemment, en 2012, à Stanford, Evan Spiegel qui, à 23 ans, avait imaginé le concept de Snapchat, a abandonné son cursus d’Art et Design, pour se consacrer à son projet. Certes, à énumérer ces exemples, on a le sentiment que le monde du Net est peuplé de rebelles s’enorgueillissant de leur bagage scolaire extra-small. Il n’en est rien : les entreprises du Net sont dirigées par d’anciens étudiants passés par la Ivy League qui, sur le plan des parchemins, de la confiance en soi, et même parfois de l’arrogance qui vont avec, n’ont rien à envier aux autres élites. Aux États-Unis, ne pas terminer son parcours universitaire ne trouble personne, et peut même être mis au bénéfice de l’impétrant qui croit en son projet et en sa bonne étoile. Dans la jungle de la Tech, l’école, au fond, jouit d’une piètre réputation et beaucoup de patrons de l’économie numérique dénoncent le formatage intellectuel qu’elle fabrique, stérilisant imagination et sens du risque. Peter Thiel, co fondateur de Paypal, pourtant docteur en droit de Stanford, abonde dans ce sens. Pour mettre ses convictions en pratique, il a lancé en 2011 un programme intitulé 20 under 20 : celui-ci consiste à sélectionner sur dossier des geeks de moins de 20 ans et à leur attribuer 100 000 dollars pour monter une start-up ou un projet de recherche… à condition qu’ils abandonnent leurs études.

Plus généralement, le système de valeurs des founders de la Silicon Valley repeint celles du monde des affaires américain (enquête du journaliste Gregory Ferenstein en 2015 sur 129 créateurs d’entreprise). Ces dirigeants se révèlent, sans surprise, radicalement pro business : ils sont peu favorables aux syndicats, revendiquent l’extension des libertés des entrepreneurs, et ils pensent, par exemple, que le système scolaire pourrait être amélioré s’il était géré comme une entreprise. Leur vision de la société est celle d’une méritocratie inégalitaire. Ainsi ils ne sont pas choqués par les inégalités de revenus – notamment, pour eux, les revenus doivent être alignés sur la contribution que chacun apporte à la société, ce qui naturellement induit des inégalités entre les individus et d’ailleurs, sans plus de précaution, « ils pensent que les citoyens n’ont pas tous le même potentiel, le même talent, pour contribuer à la société ». Autrement dit, ils expriment crûment ce que beaucoup d’entrepreneurs américains ou d’autres pays pensent, mais n’énoncent que mezzo voce.

Leur optimisme les conduit à penser que tout problème social trouve sa solution dans un surcroît d’innovation, dans l’éducation et la libre circulation de l’information. Pour eux, la transparence de l’information constitue la panacée ; toutefois, ils traitent ce sujet avec un certain opportunisme, puisque s’ils s’affichent en farouches sentinelles de la liberté d’expression, ils n’hésitent pas à pratiquer le secret sur leurs affaires. Ils croient à l’interdépendance des relations au sein de la société – toute action de l’un interagit sur les autres ; ainsi, ils ne projettent pas du tout une vision atomistique du monde social, et, en contraste, reprennent à leur compte la conception interactionniste, en dignes héritiers de la mémoire cybernéticienne. Loin de l’idée de l’homme providentiel.

Zélateurs des principes « libertariens » en matière d’entreprise, ils en sont éloignés sur le plan politique. Ils reconnaissent volontiers que le développement du Net a reposé sur l’effort budgétaire du gouvernement américain, l’Armée et les centres universitaires, et que sans lui rien ne se serait passé. Ils s’affirment le plus souvent démocrates : 59% d’entre eux ont soutenu la réforme de santé d’Obama, 60% ont acquiescé au rejet du Keystone XL (un oléoduc que les écologistes pensaient nuisible à l’environnement). Dans le contexte de l’élection présidentielle de 2016, leur préférence épouse celle des couches cultivées et de l’establishment et donc, dans l’ensemble, va à Hillary Clinton – à l’exception notable de Peter Thiel, supporter de Donald Trump. On repère toutefois une faille de taille : cette ouverture touche rapidement ses limites car leur méfiance à l’égard de l’Etat et de la bureaucratie est très forte. Ils font plus confiance aux fondations privées comme celle de Bill Gates ou de Mark Zuckerberg pour résoudre les problèmes de pauvreté ou d’inégalité culturelle – un mode de pensée assez répandu dans la société américaine. En réalité, les agitations et les débats politiques n’effleurent que peu ces entrepreneurs happés par une course obsessionnelle vers l’innovation, la levée de fonds et la création de valeur boursière.

Dans le classement Forbes 2016 des plus grandes fortunes mondiales, parmi les 20 premiers noms, figurent six fondateurs d’entreprises technologiques (Jeff Bezos, Mark Zuckerberg, Larry Ellison, Larry Page, Sergey Brin et Bill Gates). Parmi les mille angles d’analyse de cette nouvelle économie, on peut introduire celui de l’ouverture du cénacle des dirigeants/possédants : y a t-il jamais eu dans l’histoire un levier de changement techno-culturel aussi puissant que le Net pour faire émerger, en si peu d’années, des fortunes issues de la création d’entreprise ?