Un nouveau mouvement social ? edit

16 février 2009

La puissante mobilisation sociale du 29 janvier dernier a deux caractéristiques contradictoires. D’une part, elle renforce certains des traits qui avaient pu marquer dans les deux dernières décennies d’autres mouvements sociaux – 1995, 2003, 2006. De l’autre, elle constitue face à ceux-ci une réelle rupture et se définit en des termes radicalement nouveaux.

La manifestation plus que la grève ? Au regard des grands mouvements sociaux récents, la question se pose à l’évidence. En 1968, des millions de grévistes – secteurs privé et public confondus – occupaient leurs usines ou leurs bureaux tout en participant très massivement aux grandes manifestations de rue organisée par les syndicats et notamment par la CGT. En 1995, les mouvements de grève restent encore puissants du moins dans les secteurs publics et nationalisés mais le mouvement est aussi et surtout marqué par toute une série de manifestations d’ampleur qui se répètent au fil des semaines. Dans beaucoup d’entreprises publiques, la grève ne se fait plus de façon continue comme en mai 1968. Elle se fait souvent de façon intermittente. Plus tard, en 2003 et 2006 lors des mobilisations sur les retraites ou contre le CPE, cet état de fait s’accentue. Toujours moins de grévistes et plus de manifestants.

La manifestation, un registre d’action devenu prioritaire face à la grève ? La tendance apparue au tournant du siècle s’est encore renforcée en janvier dernier. Presque partout, le nombre de grévistes a été beaucoup plus faible qu’il ne le fut auparavant alors que l’unité des syndicats était totale. Dans les secteurs où ces derniers connaissent toujours une audience réelle, les taux de grève sont partout en baisse comparés aux mouvements d’hier et notamment à ceux de 1995 et de 2003. Selon les sources – syndicales ou patronales – c’est entre un quart et 40% des salariés qui se sont mis en grève le 29 janvier dans des secteurs comme la Poste, la SNCF ou France Telecom. Et moins encore à la RATP. En 1995, le nombre de grévistes à la Poste dépassait les 60%. Dans les entreprises de transports collectifs, il était encore beaucoup plus élevé. Quant au secteur privé, les chiffres – sans surprise – se situent à des niveaux bien plus bas : par exemple, 10% sur l’ensemble des sites Renault, 16% à Sandouville.

Au fond, par-delà les chiffres et leur caractère toujours discutable selon les sources, un fait demeure. L’engagement dans la grève est toujours moins fréquent, moins massif parfois même résiduel alors que la manifestation prend une ampleur de plus en plus forte. Jusqu’en mai 1968, les grands mouvements sociaux impliquaient un lien profond entre grève et manifestation. Les dernières grandes mobilisations, et le mouvement du 29 janvier plus que les autres, ont révélé entre l’une et l’autre une dissociation croissante. À l’évidence, dans ce contexte, le mouvement social et son expression change de forme et de registres. L’important n’est plus tant l’affirmation de la revendication sur le lieu de travail que dans l’espace public.

Ainsi le mouvement du 29 janvier reste conforme à la tendance qui se développe en France depuis de nombreuses années. Mais sur d’autres plans, il emprunte des traits différents à ceux des mouvements sociaux des années 1990-2000.

Janvier 2009 a tout d’abord une particularité. Il s’agit d’une mobilisation massive qui se déroule dans un contexte de crise financière et économique profonde et durable à la différence des mouvements de 1995, de 2003 et de 2006. Certes, ceux-ci se développaient dans des contextes où le chômage restait important mais où existait aussi une croissance économique même modérée. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Est-ce pour cette raison que les thèmes revendicatifs développés le 29 janvier sont si distincts de ceux exprimés lors des mouvements sociaux antérieurs ?

De 1995 à 2006, on était en présence de mobilisations qui portaient sur des thèmes revendicatifs précis et spécifiques qui s’opposaient à des projets de réformes gouvernementaux relatifs à la sécurité sociale, les régimes spéciaux, les retraites ou le CPE. Aujourd’hui, tout se passe comme si l’unité syndicale s’était faite face à une crise globale, sur des revendications tout aussi globales : le pouvoir d’achat et surtout l’emploi. Certes dans le contexte de la crise et du plan de relance des pouvoirs publics, la mobilisation du 29 janvier incarnait l’affirmation du monde du travail. D’où l’initiative originale concernant la publication d’un document adopté par tous les syndicats, un document qui mettait en cause les décisions du gouvernement et présentait – en toute autonomie face aux partis politiques – des propositions alternatives de relance économique fondées sur les attentes des salariés.

Reste toutefois un trait fort singulier. À cause de leurs caractères spécifiques et limités, les thèmes revendiqués lors des mouvements de 1995, de 2003 ou de 2006 étaient ou pouvaient être directement négociables, amendables ou rejetés. En 2009, les thèmes de l’emploi et du pouvoir d’achat ne peuvent se décliner – à l’exception de quelques mesures annexes – qu’au niveau de négociations locales ou sectorisés, nécessairement disparates. D’où d’un côté un grand front syndical uni et de l’autre des débouchés ou des résultats épars et disséminés.

Un autre trait spécifie le mouvement de janvier 2009. Certes, depuis trente ans, le chômage constitue en France une question récurrente et endémique. Pour certains, c’est ce qui explique le recul de la grève dans le secteur privé alors que le secteur public reste en général beaucoup plus combatif. D’où le fait qu’en 1995, la grève des cheminots ou des employés de la RATP avait pu être présentée par certains acteurs comme « une grève par procuration », « une procuration » qui aurait été donnée par les salariés du privé à ceux du public. Fréquemment reprise, la formule eut alors du succès. Mais dans un contexte radicalement différent, qu’en est-il aujourd’hui ?

À l’occasion ou sur certains thèmes revendicatifs – la défense de la sécurité sociale par exemple –, il peut y avoir des mouvements qui relèvent de la grève par procuration. Mais le chômage ne se vit jamais, individuellement ou collectivement, par procuration. En d’autres termes, il n’existe pas de chômage par procuration. Or aujourd’hui, avec la crise, c’est bien cette question, la question du chômage, qui se pose avec une force inégalée depuis très longtemps. Dans ce contexte, les syndicats sont désormais confrontés à un défi d’ampleur. Face à la crise économique et à la destruction à venir de très nombreux emplois, la mobilisation du « privé » est devenue un enjeu incontournable. Ce défi, ils doivent le relever. S’ils ne le font pas – par incapacité, manque d’imagination et de moyens –, alors le divorce entre eux et une grande partie de la société française deviendrait toujours plus inéluctable mais aussi dramatique, et pour cause. Il s’agit là de « la part de la société » qui aujourd’hui est la plus menacée et a le plus besoin d’être représentée, défendue, mobilisée. Défendue directement et non par procuration, par procuration laissée à d’autres salariés pour qui le chômage immédiat n’existe pas. On le voit, la journée du 29 janvier fut vraiment « une journée particulière »,pour reprendre le titre d’un très beau film d’Ettore Scola (1977).