Le dialogue social à la française: leurres et faux-semblants edit

27 janvier 2016

L’incroyable fiasco du processus qui devait mener à l’ouverture dominicale des magasins de la FNAC dans les zones touristiques, avec, rappelons-le, la proposition de salaires triples douze dimanches, le montre bien : en France, le dialogue social est un combat. Dans ce combat, les syndicats sont plus souvent une force de blocage que de proposition. Comment en est-on arrivé là?

François Holland a pourtant fait du dialogue social une des clefs de son quinquennat. La réforme doit passer par la case « accord entre les partenaires sociaux ». Il avait d’ailleurs été précédé dans cette voie par Nicolas Sarkozy, puisque la loi du 31 janvier 2007 rendait obligatoire une phase de concertation entre les partenaires sociaux préalablement à tout projet gouvernemental de réforme dans le domaine social. Mais l’efficacité de ces principes pour mener à bien les réformes dont la France a besoin, bute sur un obstacle majeur, la faiblesse insigne de la représentation syndicale dans notre pays, obstacle dont, curieusement, peu d’hommes politiques, à gauche comme à droite, semblent se soucier. Le taux de syndicalisation en France, 8% dans l’ensemble et 5% dans le secteur privé, est en effet le plus faible de tous les pays de l’OCDE. Sur quelle légitimité peut reposer le pouvoir accordé à des organisations qui représentent une si faible part des salariés ? Ne doit-on pas craindre que ces organisations, si peu représentatives, cherchent avant tout à persévérer dans leur être plutôt que de se préoccuper du sort de la masse des travailleurs qu’elles sont censées représenter et dont de toute façon leur survie et leur prospérité ne dépendent pas ?

Pierre Cahuc et André Zylberberg, dans plusieurs de leurs ouvrages (Les Réformes ratées du président Sarkozy, La Fabrique de la défiance) ont analysé en détail ces faux-semblants du dialogue social et leurs conséquences désastreuses sur la qualité des relations sociales et l’économie du pays. Essayons de résumer leurs arguments.

Un premier point est bien connu. Jusqu’à la réforme de 2008 (due à Nicolas Sarkozy), cinq syndicats (CGT, FO, CFDT, CFTC, CGC) disposaient de ce qu’on appelle « une présomption irréfragable de représentativité » (que nul ne peut juridiquement contester). Autrement dit, ces syndicats n’avaient pas à faire la preuve de leur représentativité, celle-ci leur était accordée par la loi et ne pouvait être contestée, une conception évidemment curieuse et désuète de la démocratie sociale.

Comme l’expliquent Cahuc et Zylberberg, la loi du 20 août 2008 ne va changer qu’à la marge ce système. Certes, la présomption irréfragable de représentativité est abandonnée, mais les conditions mises pour acquérir un statut de syndicat représentatif sont peu exigeantes et conduisent simplement in fine à donner un avantage décisif à deux d’entre eux, la CGT et la CFDT. Le seuil de représentativité est en effet fixé à 10% des voix dans les entreprises et 8% au niveau des branches comme au niveau national. Et surtout, les règles de validité des accords collectifs d’entreprise ou de branche sont dorénavant qu’ils doivent être signés par une ou des organisations ayant obtenu au moins 30% des suffrages exprimés au premier tour des élections professionnelles, ce qui enlève de facto à FO la possibilité de signer seule des accords collectifs ; cela explique en grande partie son opposition à l’accord.

Si la loi supprime donc le caractère d’automaticité de la représentativité syndicale et redistribue les cartes entre les organisations, elle n’en modifie pas profondément les mécanismes et ne constitue pas une incitation à aller vers un syndicalisme de masse ; d’autant qu’elle ne touche en aucune manière aux principes de financement des syndicats qui restent fondés massivement sur des fonds publics, surtout via les mises à disposition, et non sur les cotisations de ses adhérents. D’après certains experts, ces dernières ne représenteraient que 15 à 20% de leurs ressources et le nombre de « mis à disposition » serait au moins de 40 000 personnes en équivalents temps plein – des chiffres certes contestés et qui varient d’une centrale à l’autre, mais la question du financement n’en est pas moins un facteur de blocage.

En 2013 nous sommes d’ailleurs retournés à la case départ, puisque par arrêté le ministère du Travail a établi, sur la base des élections qui se sont déroulées entre 2008 et 2012, la liste des cinq organisations syndicales représentatives (jusqu’en 2017)… les mêmes que celles d’avant la loi de 2007 à  la nuance près que cette représentativité n’est plus irréfragable.

Mais pourquoi ce système est-il dysfonctionnel ? Le point-clé est que représentant une faible partie des salariés, et n’étant pas dépendantes de leurs suffrages pour assurer leur financement, les organisations syndicales ont peu d’incitation à tenir compte de l’intérêt du plus grand nombre des travailleurs, encore moins de l’intérêt de ceux qui, à la marge du marché du travail, cherchent à accéder à l’emploi. Elles sont poussées à des surenchères de façade qui entretiennent l’illusion de la défense des intérêts des travailleurs plutôt qu’à tenter de trouver des compromis par une démarche coopérative. Le récent débat sur le travail dominical, dont l’extension est bloquée par un veto syndical, l’illustre bien. C’est bien dans les pays aux taux de syndicalisation élevés – Suède, Danemark, Pays-Bas, Autriche, Allemagne – que cette conception coopérative prévaut. Dans notre pays, les syndicats cherchent d’abord à préserver un système largement dévoyé – le paritarisme – qui est essentiel à leur survie en tant qu’organisation, à la fois par le monopole qui leur est conféré dans la gestion de plusieurs institutions-clefs de l’Etat-providence, et par les sources de financement qui y sont associées.

Il n’est dès lors par très étonnant de constater le discrédit dont souffrent les syndicats dans l’opinion : la récente enquête du Cevipof montre que les Français ne sont que 27% à leur faire confiance ; seuls les médias (24%) et les partis politiques (12%) font pire.

Peut-on réformer ce système qui est la cause essentielle de l’atonie et des faux-semblants du dialogue social en France ? On est en réalité en face au dilemme soulevé par Mancur Olson dans son fameux livre sur l’action collective. L’action syndicale est un bien public dont les bienfaits profitent à tous sans que les individus qui en bénéficient aient à en supporter les coûts personnels. Il n’y a donc aucune incitation à adhérer à un syndicat, en dehors d’une motivation de pure conviction qui ne concerne qu’une petite minorité.  C’est bien ce qui se passe en France et qui explique que les taux de syndicalisation soient si bas : par exemple les bénéfices des conventions collectives profitent à tous les travailleurs d’une branche, qu’ils soient syndiqués ou non.  

D’autres pays que la France ont contourné cette difficulté en associant des biens privés à l’adhésion syndicale. C’est notamment, le système dit « de Gand » qui lie le bénéfice de l’assurance chômage et le droit aux indemnités à l’adhésion syndicale. Ce système existe dans des pays comme le Danemark, la Finlande et la Suède qui ont parmi les taux de syndicalisation les plus élevés de l’OCDE. Pierre Cahuc et André Zylberberg rappellent aussi que certains pays (par exemple la Suède et la Norvège) lient le bénéfice des conventions collectives au fait d’être syndiqué.

Le passage à un « syndicalisme de services » devrait permettre de relancer l’adhésion syndicale et à terme de transformer le rapport des syndicats à leurs mandants, de détacher progressivement leur financement des fonds publics et d’améliorer leur participation au dialogue social et aux réformes.

Un des points centraux du débat pourrait concerner l’extension des conventions collectives. La situation française est en effet paradoxale, avec un taux de couverture des salariés par une convention collective qui est un des plus élevés de l’OCDE (97%) alors que le taux de syndicalisation est un des plus faibles (8%). Aujourd’hui la procédure d’extension des conventions collectives à l’ensemble des entreprises d’une branche au-delà des seuls adhérents des organisations signataires est en résumé la suivante : le texte signé par au moins une organisation représentative dans le champ de l’accord est soumis à la commission nationale de la négociation collective (CNNC) qui réunit des représentants du ministère et des organisations patronales et syndicales. A la suite de l’avis de cette commission le ministre du Travail peut décider de l’extension, ce qu’il fait dans l’immense majorité des cas (880 accords étendus sur 973 demandes en 2010, soit 90%). Au fond, l’extension est quasi-automatique. Selon Pierre Cahuc, ce système fonctionne comme une barrière à l’entrée, piloté essentiellement, en accord avec les syndicats, par les grandes entreprises qui limitent l’arrivée de nouveaux entrants en maintenant des standards élevés et homogènes quelle que soit la taille de l’entreprise. Il contribue également à déconnecter complétement les résultats de l’action syndicale de l’affiliation à une organisation, puisque les compromis issus des négociations sont étendus à tous les salariés des entreprises de la branche, que les syndicats auxquels ils adhèrent éventuellement ait ou non signé l’accord. Une belle illustration du paradoxe de Mancur Olson.

Au fond, il manque une pièce essentielle au compromis social-démocrate auquel François Hollande dit adhérer : des syndicats forts et représentatifs. Sans cet élément, ce compromis ne fonctionne pas et le dialogue social devient un mécanisme qui freine les réformes, quand il ne les annihile pas totalement. Il est donc indispensable de faire sauter ce verrou en allant vers un « syndicalisme de services » qui lie directement l’adhésion à des bénéfices pour les salariés. On l’a vu, les expériences étrangères offrent plusieurs pistes dans cette direction (concernant les indemnités chômage, les mécanismes d’extension des conventions collectives notamment). D’autres peuvent sans doute être imaginées. Cela conduira certainement à terme à remettre également en cause le fonctionnement du paritarisme dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’a pas montré des vertus d’efficacité et de transparence dans la gestion des fonds considérables de la formation professionnelle, de la sécurité sociale ou de l’Unedic : déficits chroniques, absence d’évaluation, surabondance d’administrateurs issus des rangs des partenaires sociaux, opacité des circuits de financements syndicaux et patronaux via les organismes paritaires, dénoncée par le fameux rapport Perruchot, mis en son temps sous le tapis tant il était explosif. Il serait grand temps de faire table rase de ce système opaque et pervers et de retrouver des syndicats qui représentent vraiment et avant tout les intérêts des salariés. C’est seulement à ce prix que la France pourra se targuer d’être une véritable démocratie sociale.