Les cent jours de Donald Tusk ou la déconstruction d’une démocratie illibérale edit

19 avril 2024

Depuis son arrivée au pouvoir en décembre 2023, le gouvernement de Donald Tusk s’est engagé dans une entreprise sans précédent : le démontage d’un régime « illibéral » qui sous l’égide du PiS avait progressivement compromis l’État de droit, l’Indépendance des médias et l’administration publique. La bonne nouvelle est que l’alternance fonctionne, le résultat des élections âprement contestées[1] a été accepté par tous ; la démocratie « illibérale » est un régime hybride qui, certes, fausse la compétition électorale par un accès inégal aux médias et d’autres abus de pouvoir par l’exécutif mais, à la différence des régimes autoritaires, permet la mobilisation de l’opposition et l’alternance au pouvoir. La mauvaise nouvelle est que le démantèlement de l’héritage de près d’une décennie du PiS au pouvoir s’avère une tâche extrêmement difficile, exigeante et sans mode d’emploi préétabli. En effet, comment déconstruire un système qui viole les principes de la séparation des pouvoirs et de l’État de droit sans précisément pratiquer ce que l’on dénonce ? Vu l’enjeu et l’importance du pays, les cent jours de Donald Tusk sont observés de près dans toute l’Europe car la crise démocratique et la recherche d’antidotes sont loin d’être l’apanage de l’Europe centrale.

La Pologne devient, en effet, aujourd’hui pour la troisième fois un laboratoire des processus démocratiques. Le premier moment remonte au printemps 1989 lorsque la « table ronde » réunissant le pouvoir et l’opposition esquissa la première transition négociée de la dictature communiste à la démocratie. La « transitologie », industrie académique florissante (mais de qualité inégale) des années 1990, se développa autour du triptyque : transition démocratique – consolidation – intégration européenne.

Le deuxième moment, inauguré par Viktor Orban en Hongrie en 2010, fut répliqué en Pologne à partir de 2015 lorsque le PiS arriva au pouvoir en promettant « Budapest à Varsovie ». Le modèle fut fidèlement imité avec une remise en cause des éléments-clés de la transition post-89 : la séparation des pouvoirs, l’indépendance des médias, la neutralité d’institutions présumées politiquement neutres, telles que la Banque centrale. Tout cela au nom de la souveraineté du peuple exprimée dans les urnes et que ne devait plus entraver l’« impossibilisme légal » (Kaczynski) . La « volonté générale » selon Rousseau contre la séparation des pouvoirs selon Montesquieu[2].

Avec l’arrivée au pouvoir du gouvernement de Donald Tusk nous sommes entrés en 2024 dans une troisième phase, sans précédent : le rétablissement d’une démocratie libérale dans un contexte qui ne l’est plus. En effet, la transition post-1989 fut basée sur un compromis car la victime était consentante, les ex-communistes convertissaient leur ancien capital politique en capital économique et le président Jaruzelski cohabitait sans conflit avec le Premier ministre Mazowiecki. Le contexte aujourd’hui est au contraire marqué par une forte polarisation politique. La passation de pouvoir ne fut pas une passation des pouvoirs étendus du PiS sur de multiples institutions. Le président Duda, avec un droit de veto sur les lois et nominations, a adopté à plusieurs reprises une posture d’obstruction.

La transition engagée, le nouveau gouvernement de coalition autour de Donald Tusk a été confronté à un dilemme où s’exprime une forte tension entre légitimité et légalité. En simplifiant, deux thèses sont en présence. Ceux qui, conscient que la forte légitimité du pouvoir issue des urnes peut être éphémère, préconisent un démantèlement rapide de l’emprise du PiS sur les institutions, quitte à froisser certains principes de l’État de droit. C’est le point de vue d’un professeur de droit respecté, Wojcech  Sadurski[3], qui va jusqu’à préconiser une dissolution de facto de la Cour constitutionnelle contrôlée par des juges nommés par le PiS par une procédure irrégulière. D’autres, tels l’ancienne juge constitutionnelle Ewa Letowska ou certains experts de la fondation Batory favorables à la création d’une Commission qui piloteraient les changements dans les institutions judiciaires, recommandent une approche plus gradualiste de la réforme.

Tusk a clairement opté pour la première option, n’hésitant pas à engager un bras de fer avec le PiS sur plusieurs fronts. D’abord l’audiovisuel public où le PiS avait mené dès son arrivée au pouvoir une purge (260 journalistes évincés en 2016) et s’est adonné au cours de la campagne de l’an dernier à une propagande d’un autre âge. Alors que le Conseil national des médias nommé par le précédent gouvernement résistait au changement, Tusk a opté pour une « cure » radicale : la mise en liquidation de l’institution, la nomination d’un nouveau conseil d’administration et la réouverture des chaînes le lendemain matin…

La justice est le second domaine où le démantèlement de l’héritage du PiS est à l’œuvre. Certes, le PiS (Droit et Justice) avait malmené le droit au nom de la justice, mais comment rétablir l’État de droit avec une Cour constitutionnelle composée principalement de juges nommés par le PiS ? Il en va de même pour les remaniements de la Cour Suprême et plus généralement dans les tribunaux. Le PiS crie à la violation… de l’État de droit ! En attendant, le gouvernement procède en faisant adopter des « déclarations parlementaires » qui ne sont pas (contrairement aux propositions de loi) sujettes au veto présidentiel.

Jusqu’où pousser les remaniements dans l’administration et à la tête des entreprises publiques, des musées, des théâtres ? Cinquante ambassadeurs viennent d’être rappelés par le ministre des Affaires étrangères Radoslaw Sikorski. Le gouverneur de la Banque nationale de Pologne, Adam Glapinski, un proche de Kaczynski ,est visé par une procédure de destitution. On découvre des scandales de corruption concernant des membres du gouvernement dans l’attribution de visas à des ressortissants non-européens et, plus grave, celui concernant les écoutes à l’aide du logiciel espion Pegasus par les services de renseignements sous l’ancien gouvernement. Des nominations politiques sont donc provisoirement nécessaires, disent les partisans du changement. Avec cependant un risque non négligeable : faire prévaloir une logique partisane, c’est-à-dire renforcer la polarisation et la partitocratie.

Les populistes ne démolissent pas les institutions démocratiques, ils les vident de l’intérieur. Le cas polonais révèle un dilemme : la lettre de la loi ou l’esprit des lois ? Ne pas tenter d’emblée de rétablir les fondamentaux de la démocratie libérale, c’est risquer l’enlisement et l’échec ; le faire en transgressant les principes de l’État de droit, n’est pas seulement risquer d’être pris dans ses contradictions mais surtout de perpétuer une logique : les perdants d’aujourd’hui seront tentés de prendre leur revanche à la prochaine alternance au pouvoir[4].

Ce qui est en cours en Pologne est observé de près en Europe centrale et représente un véritable enjeu européen. En Europe centrale, le groupe de Visegrad s’est fracturé non seulement sur le soutien à l’Ukraine agressée par la Russie, mais aussi sur la question de la démocratie libérale : la Pologne et la République tchèque d’une part, la Hongrie et la Slovaquie d’autre part. Orban observe avec une certaine appréhension le démantèlement de l’héritage « illibéral » du PiS en Pologne, tandis que la Slovaquie avec le gouvernement Fico conforté désormais par l’élection de Peter Pellegrini à la présidence de la République peut poursuivre un démontage inverse.

Le changement de cap en Pologne a été accueilli avec soulagement à Bruxelles et la Commission est en train de débloquer les 36 milliards d’euros gelés pour non-respect de la conditionnalité européenne sur l’État de droit. Au-delà, s’il est un domaine où la continuité prévaut en Pologne malgré la polarisation interne ici évoquées, c’est la politique de soutien à l’Ukraine en guerre. Avec à sa tête Donald Tusk, un ancien président du Conseil européen, la Pologne fait son retour au cœur des instances européennes et permet d’envisager pour le Groupe de Weimar (avec la France et l’Allemagne) un rôle nouveau, d’axe de résistance des démocraties européennes face à l’impérialisme russe.

[1] Les élections du 13 octobre 2023 avec une très forte participation (74% qui dépasse largement les 62% de participation aux premières élections libres de 1989) et le PiS en tête (34%), mais avec une claire victoire pour la coalition de l’opposition dirigée par la Plateforme civique de Donald Tusk.

[2] Sur le thème du souverainisme et du populisme en Pologne on lira avec profit le livre de Jaroslaw Kuisz, The New Politics of Poland: A case of post-traumatic sovreignty, Manchester University Press, 2023.

[3] Wojciech Sadurski, Poland’s Constitutional Breakdown, Oxford University Press, 2019, et A Pandemic of populists, Cambridge University Press, 2022.

[4] Le PiS est non seulement sorti en tête des élections législatives en octobre 2023, il vient de consolider son statut de première force d’opposition avec son score (34%) lors des élections locale du 7 avril 2022 qui ont confirmé le clivage entre grandes villes acquises au gouvernement de Tusk et les petites villes et le milieu rural. Cette polarisation politique est aussi le reflet de guerres culturelles et sociétales : la modification envisagée de la législation sur l’avortement en est l’illustration dans un pays où l’influence de l’Église est en perte de vitesse dans une société en voie de sécularisation rapide.