Journalisme d’inquisition: le linceul de la raison edit

30 septembre 2020

À l’heure où certains appellent à transférer les dépouilles de Rimbaud et Verlaine au Panthéon, la formule restée fameuse : Je est un autre, vient spontanément à l’esprit. Pour ma part, c’est en parcourant les pages Sciences de l’édition du Monde du 23 septembre, et en particulier l’article intitulé « L’information scientifique sous tutelle d’une agence de communication ? » que j’ai éprouvé la douloureuse expérience de cet aphorisme. Au-delà des sous-entendus calomnieux, mon travail de recherche et mon rapport au policy making concernant la « Maison des sciences et des médias » mentionnée dans une annexe au projet de loi de programmation de la recherche (LPR), sont présentés de façon biaisée et mensongère.

Des éléments de contextualisation sont omis, des proximités et des allégeances sont présupposées par les journalistes Stéphane Horel et Stéphane Foucart. À la lecture générale de l’article, il se dégage ainsi une tonalité conspirationniste. À me voir citer de la sorte : Je est ici radicalement autre et une mise au point s’avère donc nécessaire.

Elle s’inscrit en droite ligne des témoignages[1] récemment adressés par des collègues et des experts également attaqués dans un ouvrage publié le lendemain aux éditions de la Découverte, intitulé Les Gardiens de la raison, co-écrit par les deux mêmes journalistes du Monde ayant signé l’article, ainsi qu’un sociologue de l’EHESS. Les deux premiers auteurs font ainsi la publicité de leur livre dans le journal où ils travaillent en publiant les « bonnes feuilles » sur la double page où figure l’article qui me mentionne dans une même logique narrative. L’analyse qui suit porte donc à la fois sur l’article et sur l’ouvrage.

Comme cela a été largement relayé ces derniers jours, un grand nombre de collègues et de médiateurs scientifiques sont gravement mis en cause dans l’ouvrage, par ce que l’association française pour l’information scientifique a qualifié de « journalisme d’insinuation » mêlant procès d’intentions, « cherry-picking » (sélections biaisées), raccourcis et rhétorique complotiste[2] qui consiste à diaboliser un individu ou une communauté dans son ensemble. Selon les auteurs du livre, les efforts déployés en France par des chercheurs, des youtubeurs et des professionnels de la culture scientifique pour développer de nouvelles médiations scientifiques constitueraient le cheval de Troie d’une mise au pas de la presse au seul bénéfice de l’industrie. Ainsi, une coalition formée d'intellectuels et de médiateurs culturels (les « néorationalistes libertariens » : « une poignée d'intellectuels de campus convertis aux mots d'ordre ultra-libéraux et libertariens », des chefs d'entreprises de communication, comme les éditions Humensis c’est-à-dire les PUF, Belin, le magazine Pour la science, des vidéastes, certains journalistes), serait plus ou moins consciemment pilotée en sous-main pas des grandes firmes.

Ce raisonnement globalisant à tonalité complotiste est socialement mortifère. Si on étend cette logique au monde des médias, faudrait-il alors en déduire que toutes les plumes travaillant pour Le Monde seraient manipulées par des intérêts supérieurs au seul prétexte que ce journal est porté par de grands capitaines d’industrie ? On voit bien les écueils d’une telle posture globalisante et manichéenne.

La coalition imaginée aurait pour objectif de contrôler l'espace médiatique de la science en imposant, entre autres stratégies, une institution de certification : un « Science media center » (SMC) sur le modèle britannique. À en croire les auteurs, ce projet serait passé par un processus de concertation bien précis dans lequel j’aurais, avec d’autres, joué un rôle majeur pour que cette notion de SMC atterrisse dans le rapport annexé au projet de loi. C’est l’argument « bombe atomique » de ces nouveaux inquisiteurs.

Erreurs et insinuations

Les erreurs et insinuations sur le fond de mes travaux et sur la place que je suis censée avoir joué dans l’inscription du terme de « maison des sciences et des médias » dans l’annexe de la loi PLR sont vertigineuses… Il y a une bonne raison à cela : les auteurs n’ont jamais pris la peine de me contacter dans le cadre de leur « enquête ». C’est seulement une fois le livre sous presse et annoncé sur le site de la Découverte que j’ai été contactée pour répondre à un entretien sur le même thème. Pourquoi aurais-je dû répondre à des questions alors que les réponses étaient déjà écrites ?[3]

Mais tout d’abord, pourquoi m’intéresser à ces questions ? Biologiste de formation, mes travaux de sciences sociales portent sur la circulation des données de la recherche scientifique dans l’espace public, notamment celles qui relèvent du monde vivant et des populations. Leur principale caractéristique est d’être controversée sur un plan social et politique[4]. L’expérience collective douloureuse de la pandémie a démontré (si ce n’était pas déjà fait) la nécessité de développer des études portant sur la diffusion de l’information liée à « la science en train de se faire ». C’est une nécessité civique compte tenu de la cacophonie grandissante des expertises qui se manifeste plus particulièrement dans les situations d’alerte et d’incertitude.

En tant que scientifique de la vie sociale, mon propos est d’analyser les médiations scientifiques et de réfléchir aux différentes façons de mettre du « liant » entre les acteurs du monde académique, les professionnels de la CSTI et de la médiation culturelle. Ce constat repose sur le rapport de la stratégie nationale de la culture scientifique, technique et industrielle (SNCSTI) de 2017 faisant le constat d’une fragmentation de la culture scientifique[5]. En outre, mon programme ANR consacré aux représentations culturelles des biotechnologies a directement pour objectif de proposer aux pouvoirs publics des leviers pour la médiation publique de la science, lesquels pouvoirs publics ont par ailleurs la liberté absolue d’en tenir compte ou pas.

Mes travaux n’ont rien à voir avec le titre alarmiste « L’information scientifique sous tutelle d’une agence de communication », pas plus qu’ils ne visent à reproduire en France l’exemple britannique. Du reste, les auteurs oublient de préciser qu’il y a différents types (structures, sources de financement etc.) de SMC dans le monde entier et que la discussion autour de cette notion a une histoire longue. Ceux qui me lisent attentivement comprendront que mes propositions de recherche n’ont jamais eu pour ambition de mettre une information « sous tutelle », ni de créer une « agence de communication » ex-nihilo. Il s’agit de favoriser un travail coopératif entre les acteurs producteurs et médiateurs déjà existants. Ensuite, je suis loin de m’intéresser à l’ensemble de l’information scientifique, mais seulement à celle qui échappe à la communication argumentée dans l’espace public. Ce qui constitue en réalité une partie infime des données de la recherche. Enfin, l’indépendance des journalistes est un aspect clef de mon travail. Mon questionnement de recherche concerne l’accès aux ressources scientifiques avec le respect absolu de la liberté d’expression de la presse comme cela est explicitement précisé dans un de mes articles qui relativise l’idée même d’une institutionnalisation poussée du travail coopératif[6]. Cela a été redit dans un récent entretien donné au blog Policy sciences de la revue Science. Enfin, et de façon évidente, je n’ai jamais promu un quelconque financement par l’industrie, ni une structure au service d’intérêts financiers supérieurs !

Tous suspects ?

La tribune de 2018, « La culture scientifique est à reconquérir »[7], dont il est fait mention dans l’article conclut sur la nécessité de repenser les médiations entre la science et les médias en raison de la dérégulation du marché de l’information. Elle rejoint le constat de la SNCSTI déjà mentionné. Sous la plume de Daniel Agacinski, le rapport Expertise et démocratie de France stratégie propose de « fédérer en réseau les producteurs publics de contenus multimédias ayant vocation à promouvoir la culture scientifique et à vulgariser l’état de la recherche d’intérêt public, en sciences de la nature et en sciences humaines » (p. 182). Mentionnons également la tribune du 7 mai 2020 qui vise la « création immédiate d’une instance de coordination du dialogue entre science et société », reprise par le chef du département des relations sciences-société au ministère de la Recherche. Ces exemples sont loin d’être exhaustifs, il y a d’autres déclarations et initiatives. Alors… tous suspects ?

Le colloque au Collège de France avait vocation à réfléchir aux moyens de favoriser l’engagement des chercheurs dans la médiation scientifique (quatorze propositions portées par dix co-organisateurs…), celui organisé par le Grand Orient de France avait pour thème la désinformation scientifique. Quels éléments factuels les auteurs apportent-ils pour suggérer un lien entre les deux événements ? Quel lien avec le contenu de la tribune ? Dans quelle mesure l’idée d’un SMC a-t-elle réellement pesé dans la réflexion si on regarde la richesse et la diversité des différentes interventions et des synthèses ? De quelle façon ? Rien n’est dit… Quel lien concret entre ces évènements et l’inscription d’une « maison des sciences et des médias » dans la loi programmation recherche ? Pour ma part, je n’ai jamais été sollicitée pour participer à la rédaction du projet de LPR ou de ses annexes. Je me considère libre de toute responsabilité quant à la teneur et l’orientation du projet présenté par le ministère.

Comme de nombreux collègues chercheurs ayant le service public à cœur, je publie des notes de recherche et je peux être amenée à rencontrer les pouvoirs publics pour présenter des expertises. Ce que l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques fait régulièrement avec son conseil scientifique auquel je suis fière d’appartenir. La conclusion sibylline de l’article du Monde sur l’envoi d’une note au ministère… en 2018 (ainsi que l’article en montrant les limites en juin 2020)[8] est complètement aberrante : évidemment que les travaux des chercheurs circulent et donnent, il faut l’espérer, du grain à moudre aux pouvoirs publics et aux forces vives de la nation. Quelle serait notre utilité sociale dans le cas contraire ? C’est ensuite aux politiques, aux décideurs publics et privés de choisir d’en prendre connaissance, puis d’en tenir compte ou pas.

Vers une police de la pensée

Triste ironie de ceux qui travaillent contre la désinformation scientifique d’en être également les premières victimes. Au-delà de mon cas personnel, les auteurs sont-ils mandatés pour décider de la façon dont nos recherches doivent s’orienter et à qui nous devons les communiquer ? À trop vouloir dénoncer ceux qu’ils désignent comme les « gardiens de la raison » autoproclamés, le risque n’est-il pas d’instaurer une police de la pensée, de distinguer ce qui seraient les « bonnes », des « mauvaises » recherches ? C’est en cela que leur journalisme tend vers l’inquisition. La posture de dénonciation et de dévoilement opérée par les auteurs ne tend-elle pas à les présenter implicitement comme des héros de la vérité, à les instituer en gardiens d’une science qui serait à la fois juste, « féministe » et morale ? Dans cet angélisme exterminateur qui attache plus d’importance aux identités des producteurs et des médiateurs de connaissances qu’à ce qu’ils font, c’est le principe même de l’éducation républicaine qui est directement visé. Si nous appartenons à un parti, c’est à celui de la science. Ces mots prononcés en 1871 par Émile Boutmy, fondateur de la faculté libre des sciences politiques, résument parfaitement le danger d’une confusion grandissante entre démonstration scientifique et conviction militante dans notre société actuelle. Un tel journalisme inquisitorial ne peut conduire qu’à couvrir la raison de son linceul.

 

[1] Au 28 septembre, soit quatre jours après la parution du livre, on recense déjà sept communiqués de personnes mises en cause (celui de Thomas Durand ; de Franck Ramus ; de Jean Bricmont ; de Laurent Dauré ; de Marcel Kuntz ; de Hervé Le Bars et le mien).

[2] Le complotisme prospère sur la conviction que la vérité n’est pas seulement à chercher derrière les apparences mais qu’elle doit être arrachée à des puissances invisibles qui s’ingénieraient à la cacher. Voir les travaux de Rudy Reichstadt, directeur du site d’analyse critique des théories du complot Conspiracy Watch. À titre de témoignage, je reprends également le propos du vidéaste Thomas Durand dans son communiqué, sur les effets « de procès d’intentions livrés à la sagacité du lecteur à qui revient la charge de relier les points de ce mille feuilles pour voir apparaître la vérité sous-jacente, profonde, et en quelque sorte indicible puisque suggérée, insinuée dans les pages du bouquin.

[3] Je renvoie aux deux premiers paragraphes de mon communiqué sur ce point, et à la conclusion de Franck Ramus : « Il est désolant que ces auteurs publient des spéculations comme des faits avérés, sans prendre la peine de lire ce qu’un chercheur écrit et d’écouter ce qu’il dit pour pouvoir le citer fidèlement, et de l’interroger directement si le moindre doute subsiste sur sa pensée. De tels procédés ne font honneur ni au journalisme, ni à la sociologie ».

[4] Ceux qui souhaitent avoir plus d’éléments se rapporteront à mes travaux (sur le site du Cevipof et sur mon blog personnel. La matière vivante se réplique, se transforme et présente des éléments d’imprévisibilité bien supérieurs à la matière inerte, la rendant ainsi beaucoup plus difficile à réguler et à gouverner.

[5] Un résumé accessible à la page 37 du rapport de la SNCSTI présente de façon très didactique le morcellement institutionnel actuel de la culture scientifique (PDF).

[6] « De même qu’il aura fallu trois millénaires pour prouver l’impossibilité de fabriquer à la règle et au compas un carré dont l’aire soit égale à celle du cercle, on peut se demander si l’établissement d’un tiers de confiance institutionnel en matière de communication politique de la science est réalisable ». « La communication politique de la science ou la quadrature du cercle », Science et Pseudo-Sciences, n°333.

[7] Version 2018, mise à jour ici.

[8] On peut supposer que les auteurs font référence à cette note sur la culture scientifique (2018) et à l’article montrant les limites d’un tiers de confiance institutionnel (2020) mentionné à la huitième note de bas de page.