Pourquoi les grands patrons sont-ils si bien payés? edit

31 mars 2009

Les scandales autour des rémunérations ou des indemnités versées aux dirigeants de grandes entreprises se multiplient. L’idée que le patron d’une firme qui fait appel à l’aide publique ou supprime massivement des emplois puisse bénéficier de plusieurs millions d’euros de bonus ou de parachute doré choque. Mais il a fallu une crise grave pour que ces revenus considérables fassent véritablement débat. La connaissance récente de ce qui relevait autrefois du secret des affaires n’avait jusqu’alors guère suscité de réactions. Selon une justification régulièrement donnée, il n’y aurait aucune raison qu’un patron d’une entreprise du CAC 40 gagne moins qu’une vedette du sport, du cinéma et de la chanson ; lui aussi appartiendrait à une élite issue d’une sélection très étroite.

C’est oublier que toutes les élites ne bénéficient pas des mêmes avantages : un conseiller d’État ou un professeur au Collège de France gagne au maximum cinq fois le SMIC, sept ou huit fois avec les primes. Rien de commun avec le directeur général de l’Oréal qui a gagné, sans compter le rendement considérable de ses stocks options, plus de 250 fois le SMIC en 2007, soit 20 ans de salaire d’un smicard par mois.

Les vedettes du cinéma ou de la chanson ne peuvent guère être comparées à des managers : elles sont plutôt assimilables à des entrepreneurs individuels qui engrangent des bénéfices en fonction des ventes de leur production.

Les vedettes du sport sont, en tant que salariés exclusifs d’un club, dans une situation plus proche des managers. Mais c’est aussi à la seule loi de l’offre et de la demande qu’elles doivent leurs rémunérations considérables : plus leur valeur sportive, objectivement mesurable, s’accroît, plus elles sont en situation d’obtenir des augmentations. Si leur club n’est pas en mesure de suivre, elles ont la possibilité de faire monter les enchères sur le marché des transferts et de signer un contrat plus rémunérateur dans un autre. C’est ainsi que les meilleurs joueurs de football français sont partis depuis les années 1990 en Angleterre, en Italie ou en Espagne, les clubs nationaux ne pouvant pas suivre.

On dit souvent que les rémunérations très élevées seraient, comme pour les sportifs, une nécessité pour que les entreprises françaises conservent leurs meilleurs dirigeants. Or peut-on repérer un phénomène semblable de fuite des talents ? Il ne se trouve pas ces dernières années d’exemple d’un PDG d’une entreprise du CAC 40 qui aurait été débauché par une entreprise étrangère. On peut bien sûr estimer que le niveau des salaires en France a prévenu ce risque de fuites, mais il est curieux que les enchères soient montées à un tel niveau en l’absence de menaces avérées. Il n’est pas connu que des chasseurs de têtes internationaux rôderaient autour des sièges sociaux parisiens comme les émissaires des clubs étrangers autour des stades…

Mais, dira-t-on, si les enchères ne jouent pas à l’échelle internationale, elles peuvent jouer entre les entreprises françaises, chacune devant suivre les autres à la hausse de peur de perdre ses meilleurs dirigeants. Il existe pourtant, même entre les seules entreprises du CAC 40, des écarts importants de rémunération : le directeur général de l’Oréal a gagné en 2007 plus du double du président du directoire de PSA, le triple même si l’on intègre les bénéfices des stocks options. Avec Vallourec, l’écart est de plus de un à quatre pour le salaire et de un à treize en incluant les stocks options. Le marché des transferts devrait donc, à l’échelle nationale, être aussi déséquilibré que celui qui existe entre les petits et les gros budgets de la Ligue 1. Or, là encore, il n’en est rien. On est bien en peine de trouver un PDG d’une entreprise du CAC 40 qui en aurait rejoint une autre pour des raisons financières. Beaucoup ont été promus en interne et ceux qui ont été recrutés à l’extérieur se sont vus offrir une opportunité d’accéder à un poste de numéro un qui leur échappait dans leur entreprise « formatrice », à l’image de Carlos Ghosn (Renault) chez Michelin ou Christian Streiff (PSA) chez Saint-Gobain. S’il existe de nombreux transferts de cadres dirigeants entre les entreprises, le marché est loin d’avoir, au moins au sommet, la fluidité du football.

Ce constat amène à s’interroger sur la valeur exceptionnelle de ces PDG qui justifierait en dernier ressort leur rémunération. Ils ne sont pas auteurs de performances personnelles qui peuvent leur être attribuées de manière aussi nette que celles des sportifs. Sans vouloir diminuer les qualités de son directeur général, la réussite financière de l’Oréal s’inscrit dans une longue continuité qui justifiait déjà les rémunérations très élevées de ses prédécesseurs. Il est difficile de faire la part dans les résultats d’une entreprise de ce qui relève de son n° 1, de la dizaine de membres de son comité exécutif, de ses centaines de cadres dirigeants ou de ses milliers de collaborateurs. Si les talents du premier sont sûrement plus grands que celui de l’employé moyen, on peut douter qu’ils justifient une rémunération plusieurs centaines de fois supérieure.

Si ces hommes ont brillé, c’est d’abord par leur capacité à se faire remarquer et à intégrer les bons réseaux. Ils sont bien sûr exceptionnels, mais pas au point que le monde entier ou même la France entière des affaires se les arrachent. Les carrières sont trop cloisonnées pour cela : dans les entreprises, on fait, sauf accident, d’abord confiance à ceux que l’on a formés et que l’on connaît. Une reconnaissance acquise dans l’une ne s’exporte pas si facilement dans l’autre.

C’est ailleurs qu’il faut aller chercher les raisons de ces rémunérations considérables, dans la répartition du pouvoir au sein des entreprises. Alors que les footballeurs n’ont, en tant qu’employés de leur club, pas d’autre ressource que de partir si celui-ci refuse de les augmenter, les dirigeants d’entreprises sont plus ou moins en situation de fixer leur propre salaire. Des efforts ont certes été faits depuis quelques années avec la constitution au sein du conseil d’administration d’un comité de rémunérations en principe composé de membres « indépendants », mais ceux-ci sont plus ou moins des invités de la direction qui seraient bien mal venus de se montrer désagréables à son égard. Le prédécesseur aujourd’hui souvent retiré à la présidence non exécutive, les autres administrateurs eux-mêmes dirigeants ou anciens dirigeants d’autres grandes entreprises n’ont aucune raison de remettre en cause un système dont ils ont eux-mêmes profité ou profitent encore.

C’est ce jeu fermé qui génère ces rémunérations délirantes. Le fait que le même phénomène se retrouve à l’étranger s’explique moins par la concurrence internationale que par la récurrence du même problème : l’absence de véritables contre-pouvoirs au sein des grandes entreprises. Certes, aussi bien les actionnaires, les salariés ou les consommateurs n’auraient pas grand-chose à gagner à une baisse massive des salaires dirigeants, ceux-ci ne représentant qu’une faible part de l’ensemble des bénéfices distribués, de la masse salariale ou du chiffre d’affaires (respectivement 0,5, 0,1 et 0,02 % pour le directeur général de l’Oréal…). Mais cela contribuerait à une meilleure cohésion sociale, à la fois au sein de l’entreprise et dans la société en général.