L’économie collaborative ou la confiance à tous les étages edit

21 avril 2015

Rachel Bostman, égérie de l’économie collaborative, affirme à son propos : « La confiance sera la nouvelle monnaie de XXIe siècle ». Ce faisant, elle désigne une singularité des sociétés occidentales. Alors que celles-ci sont confrontées à une défiance majeure à l’égard des institutions et des entreprises, alors que les individus inclinent à n’accorder leur confiance qu’à des proches, un nombre croissant d’entre eux donne tout crédit à de parfaits inconnus rencontrés sur des plateformes numériques. En 2014, selon une enquête de 60 millions de consommateurs, 41% des Français ont recours, souvent ou assez souvent, à de la consommation collaborative : par exemple 41% connaissent le site Blablacar et 14% l’ont déjà pratiqué. Ce modèle économique a le vent en poupe. Quel sens donner à cet engouement?

Toute tentative de définition de l’économie collaborative est vouée à l’échec, tant elle brasse d’activités diverses. Assise sur « la richesse des réseaux », et empreinte de valeurs humanistes et écologistes, la networked information economy (Yochai Benkler) installe de nouvelles manières de produire et de consommer. Elle réhabilite des activités anciennes comme le troc, le recyclage d’objets usagés, et les circuits courts de vente de produits agricoles. Elle dynamise de nouveaux marchés, dont l’objectif est de rentabiliser au mieux du capital investi par des particuliers : le covoiturage, la location de voitures, d’outils, ou de logements pour des périodes courtes. Elle favorise les échanges de services, notamment dans le domaine financier, et le partage d’espaces pour s’adonner à du travail de production innovant (les hackerspaces). Ses activités peuvent se situer dans le secteur associatif et solidaire, mais les plateformes les plus connues résident dans l’univers marchand, certaines se développant selon des dynamiques hyper capitalistes (Uber, Airbnb, Blablacar, e-Bay…). Ses modèles d’affaires varient aussi fortement, et vont du « don contre don », à l’abonnement et au système des commissions sur transactions ou à la publicité (1).

Regardons le côté pile et le côté face de cette sphère économique.

Côté pile. Les utopies de la Silicon Valley. Au-delà de toutes ces teintes qui colorent l’économie collaborative, sa matrice épouse un schéma unique : celui de l’individu libre et autosuffisant, en réseaux avec les autres sans intermédiation. La pierre philosophale de la Silicon Valley. Cette forme économique suppose donc un a priori plus que favorable de l’internaute à l’égard de son interlocuteur, la qualité des services ou des biens échangés n’étant pas garantie par une enseigne (une entreprise, une marque…), la fiabilité du client n’étant pas davantage assurée. Bien sûr, les grands opérateurs qui organisent ces rencontres numériques multiplient sur leur plateforme les recommandations pour que les parties vérifient mutuellement leur identité réelle et publient des photos ; parallèlement, ils offrent des assurances, élaborent des indices de réputation, surveillent les opérations à travers des datas et virent parfois des cas suspects et surtout ils créent un tiers de confiance pour les transactions financières. Les petits sites, par contre, ne fournissent pas tous ces moyens, et reposent davantage sur l’auto organisation des parties. Mais le fait est là : on échange et l’on contracte facilement avec des personnes que l’on n’a jamais rencontrées in real life (IRL), on monte dans la voiture privée d’un inconnu et si l’on est le chauffeur on accueille le voyageur qui vient de se signaler par son appli, on partage ou l’on occupe un appartement privé, on s’immisce sans appréhension dans l’intimité d’autrui comme s’il s’agissait d’une chose naturelle. Ces situations existaient dans une certaine mesure avant Internet, mais la rencontre numérique a amplifié jusqu’à rendre ordinaire cette propension à l’ouverture à l’autre, cet état d’esprit du B to B confiant. Par les réseaux sociaux, beaucoup d’individus livrent à la cantonade leur subjectivité sans trop de calcul et de retenu, par la consommation collaborative, cette proximité à autrui rejoint le monde réel.

Cette magnification du « cool » et de la familiarité spontanée se lit à travers les commentaires sur les sites, bien que leur fiabilité soit à prendre avec précaution car certains, par leur format répétitif, semblent guidés par des algorithmes ou des formules-type : sur Airbnb par exemple toutes les recommandations sont positives. Le choix de ce mode de consommation est souvent motivé par une éthique des relations humaines, et il n’est pas rare que des voyageurs qui, financièrement, pourraient recourir à des prestations de professionnels, préfèrent l’échange entre particuliers. Allons plus loin : participer à ce modèle, c’est afficher certaines valeurs et adhérer à une communauté d’idées – une vision fraternelle du monde, un slogan formulé d’une façon ou d’une autre, sur la page d’accueil de tous ces sites. Cet idéal est tellement tendance qu’il tend à envahir les secteurs de l’économie marchande, les professionnels des services pénètrent les sites collaboratifs, le rêve de la Silicon Valley inspire la publicité, et des entreprises traditionnelles, avec marque et pignon sur rue, enrichissent leurs prestations de sites collaboratifs. Savez-vous que Decathlon a lancé Trocathlon, commerce de matériel sportif d’occasion ? L’économie du partage, c’est l’effigie d’une société meilleure : si le socialisme a constitué un horizon pour le XXe siècle, le collaboratif écrit le message politique du XXIe siècle.

Côté face. La crise du travail. On peut voir l’économie collaborative sous un jour différent, celui d’une crise du travail. « The sharing economy isn’t about trust, it’s about desperation », écrit un journaliste dans un article du NYMagazine, notant que le boom de l’économie collaborative a suivi la crise financière de 2008 et la montée du chômage aux Etats-Unis : une réponse cinglante à un texte émerveillé du magazine Wired sur l’économie du partage.

En France, non seulement le taux d’inactivité est élevé, mais aussi ont émergé nombre de symptômes regroupés sous l’égide de la souffrance au travail, qui rendent moins attractives les activités salariées. Dans ce contexte, l’économie collaborative permet à des personnes en difficulté d’accroitre leurs revenus en devenant hôte ou chauffeur ou travailleur occasionnels, et réciproquement elle permet de consommer à moindre coût. Sous-louer son appartement, s’habiller en vêtement d’occasion, covoiturer, pratiquer le troc et le low cost, cette mentalité est répandue chez les nouvelles générations. Un nom a même surgi pour désigner ces individus qui complètent un boulot alimentaire en louant ponctuellement leur voiture ou leur appartement, une façon aussi de se dégager du temps libre pour des activités plus créatives : bienvenue dans le cercle des slashers. Ce comportement suppose certes de prendre quelques risques en introduisant chez soi ou dans sa voiture des personnes contactées sur Internet, mais ceci n’est guère traumatisant, car, surtout pour les jeunes internautes, les barrières de l’anonymat numérique se lèvent facilement, et rencontrer dans la vie réelle des « amis » connus par les réseaux sociaux, loin de constituer un tabou, se banalise – un tiers des 16-25 ans rencontrent dans la vie réelle des contacts noués sur des réseaux sociaux et ce pourcentage est supérieur pour les jeunes d’origine populaire (2).

Côté face, l’économie collaborative relève donc davantage du pragmatisme en regard d’une nécessité économique que de la projection sur une vision glamour de l’existence. Là, la confiance accordée à autrui participe de la dextérité à gérer simultanément crédit et suspicion, qui est le propre des habitués de Facebook. Sur la plateforme Airbnb, d’ailleurs, on distingue clairement les annonces de particuliers qui tentent de monnayer, souvent à un prix avantageux, une partie de leur appartement, et parfois un gite rural ou une caravane dans leur jardin, à côté des classiques annonces de maisons d’hôte ou de « professionnels/amateurs » qui gèrent un petit parc immobilier.

La propension à livrer sa confiance à autrui s’est donc accrue avec le mouvement collaboratif. Toutefois, le top de la confiance allouée à ce secteur émane des milieux financiers. Bien sûr, ils sont hypersélectifs, et pour quelques élus d’un capital risque, beaucoup de créateurs de startup ne trouvent pas de source de financement. Mais cette confiance peut prendre des ailes… C’est arrivé à Brian Chesky, Nathan Blecharczyk et Joe Gebbia qui, en 2008, lancèrent Airbnb. Leur entreprise qui, aujourd’hui, revendique 25 millions de voyageurs et des hébergements dans 190 pays, est valorisée à 10 milliards de dollars et a levé 500 millions de dollars en mars 2014. Pourquoi un tel crédit, pour une entreprise au chiffre d’affaires somme toute modeste (250 millions de dollars en 2013) et moins de 1000 salariés ? La confiance des investisseurs s’est indexée sur la croissance vertigineuse des nuitées enregistrées sur ce site au design impeccable et enrubanné d’un message e-évangélique : dormir chez l’habitant, s’y sentir chez soi. Airbnb est connu par 20% des Français et a été utilisé comme solution d’hébergement par 7% d’entre eux.

Les diverses facettes de l’économie collaborative peuvent être déclinées à l’infini. Ce mouvement n’en est qu’à ses débuts, et laisse augurer beaucoup de transformations. Certes, le capitalisme agressif se développe ; certes le fossé se creuse entre, d’une part, les bénéficiaires de ce tournant vers l’économie cognitive en réseaux et, de l’autre, des adultes sans cesse plus nombreux à être affectés par la crise du travail. Pourtant, la confiance semble orientée vers un ordre social davantage fondé sur la connexion des individus, que sur des régulations étatiques. Pour ceux qui ont le sentiment que le modèle social français est en panne, que les nouvelles générations en tireront moins profit que les générations vieillissantes, qu’il vaut mieux se faire confiance à soi-même et à ses semblables qu’à des institutions sclérosées, pour ceux-là les sirènes du modèle californien livrent un espoir. Ce qui n’est pas rien dans une société qui trop souvent broie du noir.

(1) Voir la typologie établie par la spécialiste Juliet Schor (Boston University) dans Debating the Sharing Economy, sur le site Great Transition Initiative, octobre 2014.
(2) Les technologies de l’information et de la communication : usages et appropriation par les jeunes, rapport d’enquête des Apprentis d’Auteuil, avril 2015.