Les 70 ans de l’appel de l’abbé Pierre edit
Les premiers mois de 1954 sont marqués par les débuts de la présidence René Coty, par le renforcement du mouvement de Pierre Poujade, par les prémisses de la bataille de Diên Biên Phu et, dans la sphère sociale, par la parole d’un abbé singulier.
Avec ses compagnons chiffonniers du mouvement Emmaüs qu’il a fondé en 1949, avec ses relais politiques du temps où lui-même était député et avec quelques contacts médiatiques, l’abbé Pierre dispose, avant son appel, d’une petite notoriété. Ses actions se déploient en région parisienne. Ses revendications, autour du travail et de l’habitat, se font entendre dans les cercles spécialisés. L’hiver 1954 donne l’occasion d’un changement de dimension. À partir d’une simple allocution radiodiffusée, l’abbé Pierre accède au rang d’icône, de mythe[1].
Un appel débouchant sur une «insurrection de la bonté»
Concrètement, cet hiver se révèle particulièrement rigoureux, avec des températures parisiennes qui descendent à -15 °C. La presse répercute les décès de victimes du froid. L’abbé Pierre est particulièrement sollicité. Il tente de faire voter, par l’intermédiaire d’amis parlementaires, un budget conséquent pour la construction de logements d’urgence. Son amendement est repoussé la nuit même (3 au 4 janvier 1954) où un bébé meurt de froid dans un vieux véhicule à Neuilly Plaisance. L’abbé fait publier en une du Figaro le 7 janvier une lettre ouverte au ministre du Logement, l’invitant aux obsèques de l’enfant. Le papier a un certain retentissement. Le ministre vient, contrit, à l’enterrement.
Durant les semaines qui suivent l’abbé et Emmaüs intensifient leurs actions : des cafés, couvertures et soupes sont distribués dans les rues, une grande tente pour les sans-logis est installée rue de la Montagne-Sainte-Geneviève. Un autre drame survient : le matin du 1er février une femme est retrouvée morte de froid à la rue, dans les bras de son compagnon. Tous les deux avaient été expulsés l’avant-veille de leur logement pour un retard de loyer. Cette tragédie, parmi d’autres, se déroule dans un contexte de crise du logement et de froid mordant que toutes les familles françaises peuvent ressentir. Pour mobiliser l’opinion publique et les pouvoirs publics l’abbé Pierre, aidé d’une journaliste de La Croix, « gribouille » (selon ses mots) un texte à lire sur une antenne nationale.
L’allocution, débutant par « Mes amis, au secours... », est lue sur Radio Luxembourg dans la journée du 1er février. Destinée à inciter à l’action immédiate et à l’action législative, elle déclenche un engouement inattendu. Les dons et les bonnes volontés affluent. Grands hôtels comme petites gens font des gestes. Des lits sont proposés dans des centres de dépannage. Des stations de métro désaffectées sont ouvertes. Les médias, l’armée, les entreprises s’impliquent. Ce moment sera baptisé « insurrection de la Bonté » par l’abbé Pierre.
Un contexte de crise du logement
L’appel et le combat de l’abbé Pierre se comprennent dans une situation de crise du logement. Aux retards de construction et à un parc locatif délaissé car jugée non rentable s’ajoutent les dommages liés aux bombardements, aux abandons et aux défauts d’entretien des bâtiments. Surpeuplement des habitats et carence des sanitaires de base se doublent d’une offre insuffisante pour absorber les besoins liés à une population urbaine grandissante : augmentation de l’espérance de vie, baby-boom, afflux de rapatriés des colonies, exode rural.
Dès 1945 des mesures exceptionnelles sont prises en vue de remédier à la pénurie. En particulier une ordonnance du 11 octobre 1945 institue une procédure de réquisition des logements vacants. De façon plus structurelle, la loi du 1er septembre 1948 met fin au système de blocage des loyers qui dure depuis 1914 et qui bride l’investissement locatif. La loi institue des protections pour les locataires en place et des allocations logement pour les nouveaux locataires[2].
1953 marque un certain tournant. Le logement est enfin considéré comme une des priorités de l’État. Le plan « Courant », du nom du ministre de la Reconstruction, vise un objectif minimum de 240 000 nouveaux logements par an. Institué par une loi du 10 juillet 1953, la participation des employeurs à l’effort de construction (1% de la masse des salaires pour les entreprises de plus de 10 salariés) dégage des ressources supplémentaires pour la réalisation de logements sociaux. Le plan « Courant » soutient le secteur de la construction en garantissant un carnet de commande suffisant et en favorisant son industrialisation. C’est le début de la production en série et l’occasion de mettre en place un ensemble de normes qui permettront la généralisation de l’eau courante, de l’électricité, du gaz et des sanitaires. Les grands ensembles naissent à cette occasion. Dès 1953, la construction neuve passe la barre des 190 000 unités, et atteint les 270 000 l’année suivante.
Mais les besoins quantificatifs tout comme les insuffisances qualitatives se sont accumulés. Lorsque l’Abbé Pierre lance son appel, plus de 40% des logements n’ont pas l’eau courante, un quart à peine est équipé d’un w.-c. intérieur ; 10% seulement disposent d’une douche ou d’une baignoire[3].
Des conséquences notables, une portée considérable
Insurrection de la bonté et mobilisation en faveur des mal-logés ne créent pas l’engagement dans l’effort de construction. Mais elles le renforcent.
Du côté des réponses en urgence, dans les suites directes de l’appel du 1er février, le Parlement vote le 4 février 1954 des crédits dix fois supérieurs à ce qui avait été refusé un mois plus tôt.
La Caisse des dépôts crée, en juin, les nouveaux outils de son intervention immobilière pour aller vite et peu cher. Du côté des expulsions, l’appel de l’abbé Pierre débouchera sur le vote fin 1956 d’une disposition interdisant toute expulsion locative entre les dates du 1er décembre et du 15 mars de l’année suivante. Cette trêve hivernale toujours en vigueur aujourd’hui a vu sa durée rallongée, du 1er novembre au 31 mars.
Sur le plan des chiffres, le parc de logements double entre 1954 et la fin du XXe siècle, tandis que la population augmente de 40%. En moyenne, 360 000 logements sont construits chaque année, avec un pic à près de 550 000 en 1972. Cet accroissement, porté d’abord par les immeubles collectifs puis par les maisons individuelles, a pour corollaire l’étalement des villes plus que leur densification, ce qui va, plus tard, poser la problématique du logement en termes plus écologiques.
Outre la question de la construction de logements, ce sont, en 1954, des innovations naissent au nom de ce qui sera appelé plus tard « l’urgence sociale ». Les tournées de « ramassage » de ceux qui sont aussi appelés, au début des années 1950, les « couche-dehors » préfigurent les « maraudes » en direction des sans-abri organisées à partir des années 1990. Les solutions d’urgence mises en œuvre après l’appel de l’abbé Pierre, comme les cités d’urgence qui se dégradent avec le temps, voient naître les mêmes débats que les autres dispositifs d’urgence qui verront le jour quatre décennies plus tard. Envisagées pour de courtes périodes elles risquent de piéger leurs bénéficiaires dans des habitats de piètre qualité, faits pour de courtes durées mais qui s’éternisent.
Sur le plan associatif, l’appel de l’abbé Pierre a pleinement mis en lumière Emmaüs et son fondateur. L’association s’est, depuis, beaucoup étendue, non sans controverses internes. Le mouvement est devenu une galaxie avec différents organes aux statuts, tailles et missions variés. Du logement HLM, de l’hébergement, des structures d’insertion par l’emploi, des initiatives contre la fracture numérique se sont ajoutés aux communautés, elles-mêmes organisées en plusieurs familles. Le mouvement incarne l’extension de la sphère associative, avec différentes conceptions, certaines plus investies dans la gestion de services, d’autres dans l’interpellation.
Un appel célébré régulièrement
L’abbé Pierre s’était éclipsé des agendas politiques et médiatiques après les années 1950, pour parcourir le monde et s’engager dans la lutte internationale contre la misère. Il revient sur le devant de la scène française lorsque pouvoirs publics, experts et associations repèrent, sous les chocs du chômage de masse, entre les années 1970 et 1980, une « nouvelle pauvreté ». En 1984, lorsque le gouvernement socialiste met en œuvre les premiers plans nationaux « pauvreté-précarité », l’abbé réapparaît dans les débats publics.
En 1994, l’anniversaire du 1er février 1954 est fêté sur fond de débats politiques denses autour du thème de la fracture sociale et de mobilisations puissantes, dans lesquelles l’abbé Pierre s’investit personnellement, en faveur du droit au logement. Le 1er février 1994, le président de la République, François Mitterrand, rend hommage, dans un message, à son courage et à sa persévérance. En 2004, le cinquantième anniversaire est l’occasion d’une vaste campagne de la Fondation abbé Pierre (créée en 1987) pour présenter son expertise annuelle, qui fait référence, sur le mal-logement[4]. Le 2 février 2004, l’abbé Pierre, présent à la Sorbonne lors de la remise du rapport de sa fondation, interpelle les responsables politiques et demande la relance de la production de logements sociaux.
Le début du mois de février est progressivement devenu un rituel de la politique du logement, la Fondation abbé Pierre publiant son rapport annuel, invitant les responsables politiques à se saisir de ses observations et propositions.
Disparu en 2007, l’abbé Pierre demeure, comme il aimait le dire, « une voix pour les sans-voix », et un poil à gratter de l’action publique dans le domaine du logement.
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[1]. Un an après l’appel de février 1954, le sémiologue Roland Barthes publie dans les Lettres nouvelles (23 janvier 1955) un court texte titré « Iconographie de l'abbé Pierre ». Il sera repris dans son célèbre recueil Mythologies publié en 1957. Plus globalement, voir le livre de référence d'Axelle Brodiez-Dolino, Emmaüs et l’abbé Pierre, Paris, Presses de Sciences Po, 2008.
[2]. Voir Julien Damon, « Les 75 ans de la loi de 1948 sur le logement », Telos, 2 octobre 2023.
[3]. Alain Jacquot in INSEE, « Cinquante ans d’évolution des conditions de logement des ménages », Données sociales : la société française, Paris, INSEE, 2006.
[4]. Sur les données de la fondation abbé Pierre, voir son site très bien renseigné www.fondation-abbe-pierre.fr, et Julien Damon, « Mal logement : la crise est devant nous », Telos, 10 mars 2021.