Le paysage stratégique vu de Berlin edit

21 juillet 2023

Annoncée par les trois partis de la coalition (SPD, Verts. FDP) dans le contrat de gouvernement qu’ils ont signé fin 2021, mais retardée à plusieurs reprises, la « Stratégie nationale de sécurité », document de plus de 70 pages, a fait l’objet le 14 juin 2023 d’une présentation publique dans un format inhabituel, puisque le chancelier Scholz était entouré de quatre membres du cabinet fédéral (Affaires étrangères, Défense, Intérieur, Finances)[i]. La guerre en Ukraine, qui modifie radicalement l’environnement stratégique de l’Allemagne, explique en bonne partie ce report. Le « changement d’époque » (« Zeitenwende »), constaté par Olaf Scholz le 27 février 2022 au lendemain de l’invasion russe, a en effet mis à jour les vulnérabilités, notamment économiques et militaires, de l’Allemagne et fortement accru les attentes à son égard. Le retour de la guerre en Europe a également conduit Berlin à rompre avec plusieurs « tabous » en matière de défense (livraisons d’armes dans des zones de conflit, hausse inédite du budget de la Bundeswehr depuis la fin de la guerre froide). Dans l’histoire de la RFA, l’élaboration d’une telle « Stratégie » – premier exercice de ce type – dont le maître d’œuvre (« Federführend ») a été l’Auswärtiges Amt, constitue une nouveauté incontestable. Jusque-là, le ministère fédéral de la Défense publiait à intervalles réguliers un « livre blanc » sur la politique de défense dont la dernière édition remonte à 2016. Alors que la RFA a longtemps maintenu une distinction nette entre « sécurité intérieure » et « sécurité extérieure » – enseignement tiré du nazisme –, la Stratégie met en avant la notion de « sécurité intégrée » (« integrierte Sicherheit »), concept qui se substitue à celui de « sécurité connectée » (« vernetzte Sicherheit »), qui n’avait jamais vraiment convaincu, jugé trop militaire par les administrations civiles et trop civil par l’institution militaire.  

Des querelles de compétence, en particulier entre la Chancellerie fédérale et l’Auswärtiges Amt (AA), dont la légitimité pour conduire cet exercice a été contestée, expliquent aussi le retard pris, bien que le groupe de travail mis sur pied à l’AA ait mené une concertation avec les autres ministères concernées et plusieurs capitales (Washington, Paris, Londres, Tel-Aviv). L’absence de consensus sur la tutelle du « conseil national de sécurité » fait que cette instance ne verra finalement pas le jour, ce que regrettent de nombreux responsables, notamment Alexander Lambsdorff, expert de politique étrangère du FDP et ambassadeur désigné à Moscou, qui a rédigé un plaidoyer en faveur de sa création. Le ministère fédéral de la Justice a fait tardivement part de ses réserves sur la notion de cyber-riposte (« hackbacks »), les Länder ont refusé la création d’un organisme centralisé de protection civile, proposée par Annalena Baerbock, afin de tirer les leçons des inondations catastrophiques de 2021. L’opposition CDU/CSU, qui a soutenu le discours historique d’Olaf Scholz sur la Zeitenwende et la hausse du budget de la Défense, a réagi de manière critique à la présentation du texte. Friedrich Merz a déploré un « manque de substance, de pertinence stratégique, de conséquences opérationnelles », bref une « grande déception », selon le Président de la CDU. Norbert Röttgen, député chrétien-démocrate et spécialiste des questions de politique étrangère, y voit « le plus petit dénominateur commun », quant à Alexandre Dobrindt (CSU), il constate que le « climat » est mentionné à 71 reprises et « la Chine » citée seulement 6 fois.  

Comme l’indique son titre, la Stratégie rendue publique le 14 juin à Berlin développe une conception « intégrée » de la sécurité. Il s’agit, observe Olaf Scholz, d’un « grand changement dans la manière dont nous traitons les questions de sécurité » et qui ne se limite plus à la politique de défense, mais inclut aussi bien la coopération en matière de développement, la protection contre les cyber-attaques que la protection des chaines de valeur. Le document évoque des menaces aussi diverses que l’impact du changement climatique, le risque de famine et d’épidémies et la fragilité des infrastructures critiques en Allemagne. Cette approche élargie est défendue par Annalena Baerbock : « les défis à la sécurité de l’Allemagne concernent tous les domaines de la vie. Au XXIe siècle, la sécurité va au-delà du militaire et de la diplomatie ». Elle a également l’avantage, vu d’Allemagne, de relativiser l’importance de la dimension proprement militaire de la sécurité et de mettre l’accent sur ses points forts (aide au développement, biodiversité, droits des femmes et des minorités...). Cette acception extensive de la sécurité peut toutefois conduire à s’interroger sur sa pertinence, tant au regard de la hiérarchisation des priorités que, potentiellement, du respect des libertés publiques, elle pose aussi la question de la coordination des actions conduites par les différentes administrations, Olaf Scholz justifiant l’absence de conseil national de sécurité par le fait que sa plus-value serait faible par rapport au « cabinet de sécurité », que préside le chancelier fédéral. Au regard de l’engagement pris par Olaf Scholz le 27 février 2022 de consacrer désormais « chaque année plus de 2 % du PIB » à la défense, la formulation retenue dans la Stratégie ne dissipe pas toutes les interrogations, l’objectif des 2% doit être atteint « en moyenne pluri-annuelle » et en ayant recours au « fonds spécial » de 100 milliards d’euros dont le chancelier avait alors annoncé la création.

Sans surprise, le texte souligne qu’une « capacité crédible de dissuasion et de défense au sein de l’Alliance atlantique constitue le fondement indispensable de la sécurité allemande, européenne et transatlantique ». « L’OTAN est la garante suprême de la protection face aux menaces militaires », réaffirme le document, qui mentionne la clause d’assistance mutuelle de l’article 5 du traité de Washington, mais aussi l’article 42 du traité de Lisbonne, ainsi que l’article 4 du traité franco-allemand d’Aix-la-Chapelle. La stratégie de sécurité souligne dans son préambule « le renforcement de notre amitié profonde avec la France », mentionnée à cinq reprises dans le texte. « Cette amitié entre les deux voisins, qui ont surmonté leur hostilité historique, revêt pour l’Allemagne une signification particulière », marque la Stratégie. Berlin et Paris sont « conscientes de leur responsabilité commune pour promouvoir la capacité d’action internationale de l’UE », cette amitié franco-allemande s’exprime aussi dans la coopération « sur d’importants programmes d’armements ». Le gouvernement fédéral entend « miser en premier lieu sur des solutions européennes », affirme la Stratégie, étant entendu que le « critère déterminant » reste de « combler rapidement les lacunes capacitaires ». Le même balancement est observé en matière d’exportations d’armements, « les droits de l’homme, la démocratie et l’Etat de droit » dans les pays acquéreurs sont pris en compte, tout comme « nos intérêts de sécurité et d’alliance, les défis géostratégiques, le soutien aux partenaires, menacés directement, ainsi que les exigences d’une coopération européenne renforcée en matière d’armement ».  

Un autre aspect retient l’attention, la mention, pour la première fois dans un document officiel allemand, de la formation d’un « monde multipolaire », il ne s’agit pas cependant pour les dirigeants allemands de contester, comme le font la Russie et la Chine une hégémonie américaine, mais de constater les évolutions géopolitiques actuelles (« nous vivons à une époque de multipolarité et de rivalité systémique croissantes »). La stratégie de sécurité prend en compte l’hétérogénéité du monde actuel, elle évite cependant le terme de « Sud global », reformule la notion d’ordre international fondé sur des règles, pour bien marquer qu’il ne s’agit pas pour l’Occident de défendre ses privilèges, mais de respecter les principes de la charte de l’ONU. Trois facteurs de politique internationale sont analysés « dans l’avenir prévisible » comme décisifs : « l’agressivité révisionniste de la Russie, la rivalité systémique avec des États qui mettent en cause les fondements de l’ordre international et la crise climatique ». L’Allemagne promet son soutien à l’Ukraine, « aussi longtemps que nécessaire », face à la Russie, décrite comme la « plus grande menace pour la paix et la sécurité dans l’espace euroatlantique ».    

La Chine quant à elle n’est pas qualifiée explicitement de « menace », elle est considérée comme « partenaire, concurrent et rival systémique », formule qui reprend les qualificatifs appliqués à Pékin par la Commission européenne. Le jugement porté sur son comportement à l’extérieur est plus nuancé que dans le cas russe : Pékin « s’efforce de réorganiser l’ordre international », « revendique une suprématie et agit régulièrement en opposition à nos intérêts et à nos valeurs », la Chine « utilise sa puissance économique pour atteindre des objectifs politiques ». La Stratégie adopte toutefois envers Pékin un ton plus critique que le contrat de coalition signé fin 2021, sans pour autant mentionner la question de Taïwan, qui est pourtant un défi majeur pour la sécurité internationale. Dans le même temps, en effet, « la Chine demeure un partenaire sans lequel il est impossible d’apporter des solutions à de nombreux défis globaux et crises ». Sur un plan bilatéral, comme l’a déclaré Olaf Scholz, le gouvernement fédéral ne veut pas un « decoupling » mais un « derisking », selon la formule désormais consacrée, avec le premier partenaire commercial de Berlin (près de 300 milliards d’euros d’échanges en 2022) et un marché essentiel pour nombre de grandes entreprises allemandes. La politique chinoise de la coalition doit faire l’objet d’un document spécifique (« China-Strategie ») dont la publication est attendue.

La Stratégie allemande s’efforce – avec quelques omissions, l’enjeu majeur que représente l’Arctique n’est pas mentionné – de présenter un tableau complet du paysage et des perspectives stratégiques. On ne peut que se féliciter de cette initiative qui, en outre, accorde à la France une place de choix (la Pologne n’est pas citée), même si ce texte ne marque pas d’avancée particulière dans les domaines traditionnellement controversés comme la coopération en matière de production et d’exportation d’armements (sujet sensible depuis les accords Debré-Schmidt signés au début des années 1970 !). Les principales interrogations portent sur la responsabilité et la coordination des actions (en l’absence d’un conseil national de sécurité), sur l’imprécision des objectifs à court et à moyen-terme et sur le manque de clarté quant au financement des différentes actions envisagées, dans un contexte budgétaire contraint et d’un retour prévu à la « règle d’or » budgétaire (« Schuldenbremse »). La Stratégie précise en effet qu’elle doit être mise en œuvre « sans charge supplémentaire pour le budget fédéral ». Or Boris Pistorius, le ministre fédéral de la Défense, comme nombre d’experts, s’accordent à juger insuffisants les moyens supplémentaires alloués pour combler les carences de la Bundeswehr qui, comme le constatait l’inspecteur général de l’armée de terre au moment de l’invasion de l’Ukraine, était « à sec ». Sous l’effet des événements extérieurs (incertitudes sur le maintien de l’engagement des États-Unis, guerre en Ukraine), cette Stratégie témoigne cependant du chemin parcouru ces dernières années par l’Allemagne, longtemps qualifiée de « puissance civile » (« Zivilmacht ») empreinte d’une « culture de la retenue » (« Kultur des Zurückhaltung »). L’exercice a sans doute vocation à être renouvelé, ce qui sera l’occasion de préciser les priorités et les moyens d’atteindre les objectifs.

 

[i] « Robustesse. Résilience. Durabilité. Une sécurité intégrée pour l’Allemagne. Stratégie de sécurité nationale » - Le gouvernement fédéral. Juin 2023. Voir la présentation en allemand sur le site du gouvernement fédéral: https://www.bundesregierung.de/breg-de/aktuelles/nationale-sicherheitsstrategie-2195890