Le grand bêtisier de la dette publique edit

1 novembre 2006

Comme toujours à l’approche des élections, on se querelle à propos de « la dette ». M. Breton nous dit que c’est sa préoccupation majeure et dans l’Hebdo des socialistes numéro 421, qui présente les diagnostics et propositions des trois candidats possibles du PS, la dette est le première question de militant « tirée au hasard », selon un protocole sans aucun doute très scientifique. Qu’auraient fait les rédacteurs si la question tirée avait porté sur le trafic de défenses d’éléphants, on se le demande…

Pour analyser les méprises habituelles sur ce sujet, je me fonderai sur les textes trouvés dans l’Hebdo précité; mais c’est juste par commodité. J’aurais certainement pu utiliser des textes de l’UMP. Le premier glissement se trouve dans l’énoncé de la question elle-même : on passe des « déficits publics » à « l’endettement de notre pays ». Evidemment, on peut, dans une synecdoque très commune en France, assimiler les administrations publiques (Etat, collectivités locales, Sécurité sociale) au « pays » – chose assez difficile à conceptualiser pour un Américain. Mais il convient de rappeler qu’il y a une grande différence entre la dette publique et la dette extérieure.

Lorsque les administrations publiques dépensent plus qu’elles ne prélèvent, apparaît un déficit. En France, en moyenne, il est de 2 à 3% du PIB. Ce déficit doit être financé en empruntant ; et c’est l’accumulation de la part de ces emprunts qui n’a pas été remboursée, ainsi que des intérêts cumulés, qui constitue la dette publique. La dette publique est de 65% du PIB environ en France, soit 1200 milliards d’euros, dont les trois quarts sont imputables à l’Etat. La dette extérieure, elle, est constituée des emprunts faits par des Français auprès de résidents étrangers. Les chiffres de la Banque de France font apparaître que la dette extérieure de la France se monte à 2 720 milliards d’euros (disons 150% du PIB), dont seuls 620 milliards sont imputables aux administrations publiques – soit moins du quart.

On voit que les chiffres ne sont pas identiques, loin de là et pour cause : quand par exemple Renault lance un emprunt, il est souscrit en partie par des investisseurs étrangers. La dette extérieure augmente d’autant, mais la dette publique est inchangée. C’est la dette extérieure qui constitue « l’endettement de notre pays ». En fait, c’est un endettement brut, puisqu’il faudrait en retrancher les engagements que des résidents étrangers ont contractés envers des résidents français – ce qui pose de délicats problèmes de valorisation (combien vaut la dette de l’Irak, ces jours-ci ?)

De manière plus intéressante, la dette publique française est détenue à la fois par des investisseurs français et par des étrangers. L’Agence française du Trésor nous indique que 60% de la dette de l’Etat est détenue par des étrangers – j’y reviendrai. Disons, pour fixer les idées, que des résidents français détiennent la moitié de l’ensemble de la dette publique – ce qui est cohérent avec les chiffres de la Banque de France. Faut-il s’inquiéter de ces 600 milliards d’euros que des Français devront rembourser à d’autres Français ? DSK, toujours limpide, nous donne une réponse de gauche : « Les intérêts de la dette enrichissent une partie de la population, les rentiers, ceux qui ont prêté de l’argent à l’Etat. En revanche, le remboursement des intérêts de la dette pèse sur l’ensemble de la population, y compris sur les catégories les moins favorisées. » Ah. Mais si l’Etat décide de doubler le RMI, et pour cela emprunte aux « rentiers » (fort peu nombreux en France, en fait), est-ce « socialement injuste » ? Et si les taux d’intérêt sont très faibles, ou l’inflation élevée dans les années à venir, lesdits rentiers s’enrichiront-ils ? On ne peut pas porter de jugement aussi global : la dette publique est la contrepartie de dépenses non financées, et c’est la répartition de ces dépenses et des impôts qui est ou non socialement injuste.

Et la dette publique détenue par des étrangers, me dira-t-on, n’est-elle pas clairement un mal ? L’argument est différent : la dette « sacrifie l’avenir en faisant peser sur nos enfants le poids de nos décisions » (c’est encore DSK qui parle, mais ce pourrait être Thierry Breton). Bien sûr : les parents n’ont pas voulu payer d’impôts pour financer les dépenses publiques ; il faudra bien que les enfants paient. C’est clair, et même biblique : « les pères ont mangé des raisins verts, et les dents des enfants en ont été agacées » (Jérémie, 31.29).

Mais là encore, les choses sont plus complexes : si le déficit public augmente, un parent moyennement conscient, et préoccupé du bien-être de ses enfants, comprendra que « tout cela devra se payer un jour » et mettra de l’argent de côté pour le laisser à ses enfants. Lorsqu’il leur faudra rembourser la dette publique, les enfants pourront tirer sur ce fonds.

Dit ainsi, c’est un peu caricatural ; les parents ne sont pas aussi prévoyants. Mais la vue polaire, qui considère que toute la dette publique extérieure pèsera sur les enfants, est également caricaturale. La vérité, comme toujours, est quelque part entre ces deux extrêmes.

Dernier point : imaginons par exemple que les pays riches, dans une décision courageuse, décident de rendre obligatoire l’installation d’équipements dépolluants, et fassent passer la pilule en les subventionnant lourdement. Nos enfants seront les principaux bénéficiaires de ces dépenses « courantes » ; n’est-il pas logique de les financer par emprunt ? Et si on trouve cet exemple un peu forcé, quid de la recherche ou de la construction de logements ? En fin de compte, les discours moralisateurs sur la dette occultent complètement ces questions.