Préservons l'indice des prix ! edit

29 juin 2006

Les Français entretiennent un rapport compliqué avec les experts, et le personnel politique joue sur cette ambivalence. Deux clichés devraient agir comme un signal que le locuteur est passé en phase d'enfarinage : "tous les experts s'accordent sur le fait que..." ; "les experts, vous savez, ils disent ce qu'ils veulent, mais les gens savent bien que..." C'est ce second mode de discours qui m'intéresse aujourd'hui. Pierre Poujade en faisait grand usage dans les années 1950. Malheureusement, les choses ne se sont pas arrangées, si on en juge par les récentes déclarations de Ségolène Royal sur l'indice des prix.

Madame Royal ne fait en l'occurrence qu'avancer dans une voie ouverte par Nicolas Sarkozy et Thierry Breton. Le passage à l'euro avait suscité des inquiétudes sur une possible flambée des prix, et une majorité des Français semble persuadée que les prix ont effectivement fait un bond depuis 2002. Les indices publiés par l'Insee retracent pourtant une histoire bien différente : les prix n'auraient augmenté que de 10% depuis début 2002, soit à peine plus de 2% par an ; l'inflation mensuelle n'a dépassé 0,7% à aucun moment de cette période, et 0,5% qu'à de rares reprises : aucune trace d'une flambée des prix, début 2002 ou plus tard.

Comment peut-on expliquer la divergence entre les perceptions des Français et l'inflation mesurée ? L'Insee a tenté de l'expliquer dans un document malheureusement assez peu diffusé du Conseil national de l'information statistique (CNIS). Je relèverai quant à moi plusieurs points.

Le premier est qu'il y a bien eu une flambée des prix, et même deux ; mais elles ne sont pas centrées autour de la date d'introduction de l'euro. Tout le monde peut les mesurer sur le site de l'Insee. La première concerne les prix des produits alimentaires, qui ont augmenté à un rythme annuel de 5 à 6% fin 2000 et début 2001. C'est un phénomène inhabituel, qui a conduit le gouvernement Jospin à imposer un accord de modération à la grande distribution. Devenu ministre des Finances, Nicolas Sarkozy a obtenu de l'Insee la publication d'un indice des prix dans la grande distribution. Cet indice a bien enregistré une hausse de 5,2% en 2001 ; mais elle n'était plus que de 1,4% en 2002 et de 2,2% en 2003. En mai 2006, cet indice se situe au même niveau qu'en... février 2004!

L'autre accélération des prix concerne les services, de la mi-2000 à fin 2002 ; mais l'inflation annuelle n'a jamais dépassé 3,5% dans ce secteur.

Et pourtant, les Français ont eu la sensation d'une vive augmentation des prix en 2002 - et ils continuent à penser que l'inflation est plus forte que "les chiffres officiels". Les associations de consommateurs ont alimenté cette inquiétude à loisir, et ont partiellement obtenu satisfaction avec la création par Thierry Breton des "prix des caddie-types", première instance de la "codéfinition populaire" des indices prônée par Mme Royal. Il est déprimant de voir que le consensus politique s'établit sur une volonté commune de casser les thermomètres...

Ecartons d'emblée le soupçon que les statisticiens de l'Insee sont la tête de pont d'un complot (anglo-saxon ?) visant à cacher au peuple français que l'inflation fait rage. Lorsque

les associations de consommateurs ont voulu "démontrer" que l'inflation "réelle" était plus rapide que celle mesurée par l'Insee, elles n'ont pas affirmé que, par exemple, le prix des "vins, cidres et champagne" (poste 0212) aurait plus augmenté que l'Insee ne le disait, elles ont changé la définition des postes de l'indice. Ceci appelle quelques explications. Comment fabrique-t-on un indice des prix ? 1, on utilise des enquêtes sur la consommation des ménages pour mesurer la part des dépenses consacrée en moyenne à chaque produit ; 2, on calcule une moyenne de l'augmentation des prix de ces produits, pondérée par ces "coefficients budgétaires".

Il y a quantité de variantes pour chacune de ces étapes. Le débat ne se centre pas sur ces points techniques, mais plutôt sur la composition de l'indice et sur les variations supposées de l'inflation selon les catégories sociales.

Depuis plusieurs années, l'indice de prix qui sert de référence légale exclut le tabac. L'Insee avait résisté à cette réforme, et continue de publier également un indice qui inclut le tabac. A juste raison : si on exclut le tabac parce qu'il est mauvais pour la santé, pourquoi pas les alcools et les nourritures grasses ? Heureusement, on n'est pas allé plus loin dans cette voie. Mais l'indice des prix de la grande distribution, comme ceux des caddie-types, avance sur une voie parallèle. L'indice de la prix de la grande distribution, par exemple, semble une idée raisonnable : outre les possibilités qu'il offre pour peser sur la politique de prix des grandes chaînes, n'importe quel Français vous dira que ses achats en supermarché constituent une part très importante de son budget... et il aura tort : le ménage moyen n'effectue que 17% de ses achats dans la grande distribution. Un moment de réflexion suffit pour comprendre pourquoi : on achète surtout des produits alimentaires dans ces magasins, et l'alimentation ne représente que 15% des achats des Français.

L'examen des pondérations détaillées de l'indice des prix recèle quelques surprises ; combien de personnes, par exemple, pensent que l'indice de l'Insee doit être faux au vu de l'augmentation des loyers ? L'argument sous-jacent est simple : les loyers augmentent de 10% par an depuis quelques années ; les ménages consacrent un tiers de leur budget au loyer ; voilà donc une contribution de 30/3 = 10% à l'inflation !

Or que nous dit l'Insee ? Les deux prémisses de ce raisonnement sont fausses: l'indice des loyers n'augmente que de 3 à 4% par an actuellement, et, surtout, la pondération des loyers (poste 041) ne serait que de 6% ! Le syllogisme est juste, mais il ne conduit apparemment qu'à une contribution à l'inflation inférieure à 0,3%... Comment cela est-il possible ? Prenons l'augmentation annuelle des loyers, tout d'abord.

Comme chaque propriétaire-bailleur le sait, elle est strictement encadrée pour les locataires déjà en place. Seule une fraction des augmentations est libre ; et si le centre de Paris est devenu beaucoup plus cher, ce n'est pas le cas de toutes les locations en France.

Certes, chacun connaît quelqu'un qui connaît quelqu'un dont le loyer a beaucoup augmenté lors du renouvellement du bail ; mais même les associations de locataires ne semblent pas contester que l'augmentation des loyers, si elle est plus rapide que l'inflation, ne dépasse pas 5%. Quid du poids des loyers dans le budget ? 6%, cela paraît faible ; mais la moitié des ménages français sont propriétaires de leur logement, et beaucoup de locataires vivent, là encore, dans des zones où les loyers sont beaucoup plus faibles qu'à Paris.

La note du CNIS renvoie à un autre point crucial. La perception du coût de la vie semble se focaliser sur "ce qui reste après avoir payé les dépenses obligées".

Ce concept qui peut comprendre le loyer, l'électricité, l'eau, l'essence, etc. est bien sûr élastique. On pourrait parfaitement définir un sous-indice qui exclurait cette catégorie de dépenses ; mais comment se mettre d'accord sur une définition au périmètre aussi élastique ?

Chaque ménage aura ses propres idées sur la question ; et Ken Arrow nous a appris dès 1951 qu'aucune procédure vraiment satisfaisante ne peut faire émerger un indice de ces idées si plus de deux possibilités sont ouvertes. Le prix des caddie-types de M. Breton en offre un exemple piquant : on n'en parle plus guère, pour la bonne raison qu'il n'inclut pas l'essence, dont le prix est devenu depuis un souci majeur! Il est bien préférable de s'en tenir à une méthodologie éprouvée, et contrôlée régulièrement par le CNIS.

Enfin, même les Français qui acceptent les chiffres de l'Insee semblent considérer que "leurs prix à eux" augmentent plus vite. C'est un argument parfaitement admissible. L'Insee publie d'ailleurs régulièrement des "indices de prix catégoriels", suggérant que des différences existent, mais qu'elles sont mineures. Les Français consomment par exemple d'autant plus de soins qu'ils sont plus âgés, paient d'autant plus de loyers qu'ils sont plus jeunes, et fument d'autant plus qu'ils sont moins riches. Ce dernier exemple est intéressant : les prix du tabac ont en effet doublé depuis dix ans, et les 10% de ménages les moins riches consacrent deux fois plus de leur budget au tabac que les 10% les plus riches. Au total, cet "effet tabac" crée une différence de 2%, cumulée sur dix ans, au détriment des moins riches. Ce n'est pas négligeable ; mais c'est de loin l'effet le plus spectaculaire. On peut bien sûr envisager de pousser l'exercice plus loin et créer par exemple un indice de la consommation des couples cadres moyens de l'industrie textile qui vivent en Meurthe et Moselle et ont deux enfants en bas âge, etc. Il y aurait sans doute de grandes différences entre ces indices, parce que les situations individuelles sont effectivement très héterogènes ; mais si l'on s'en tient aux grandes catégories habituelles (ouvriers, employés, jeunes, vieux...), ces différences sont assez mineures.

On aurait pu espérer que la classe politique se livre à un patient travail d'explication. La tâche n'était pas surhumaine ; mais le parti qui a été pris est l'exact contraire. Après ces cinq ans, il semble malheureusement que beaucoup de Français, encouragés en cela par les politiques, aient largement perdu confiance en la statistique publique. C'est plus grave qu'il n'y paraît : la qualité d'une politique économique joue un rôle central dans les joutes électorales, et comment l'évaluer s'il n'existe plus de chiffres unanimement respectés ? Il est temps que les candidats arrêtent leurs jeux démagogiques en ce domaine.