Grèce : la catastrophe qui arrive… edit

18 mai 2012

Sur le plan économique, ni la Grèce, ni l’Europe n’y ont intérêt. Les coûts pour la Grèce dépasseront, et de loin, les avantages. Côté avantages, la Grèce bénéficierait d’une profonde dévaluation qui, au bout d’un an ou deux, relancerait les exportations et permettrait une solide reprise de la croissance. Mais cette dévaluation provoquera ensuite une montée rapide de l’inflation, qui érodera et épuisera l’avantage, à moins qu’elle ne se lance dans un cycle inflation-dévaluation tel que l’ont connu de nombreux pays d’Amérique Latine durant leurs années noires. S’il suffisait de suivre cette stratégie pour être durablement compétitif, cela se saurait. Les bons esprits qui prônent  cette possibilité ignorent que cette approche est une source majeure d’accroissement des inégalités car les premières victimes de l’inflation sont les personnes les plus vulnérables.

Les coûts seraient astronomiques. Tout d’abord, avant que la croissance ne revienne, l’abandon de l’euro serait une source de chaos économique. Tous les contrats, depuis les loyers jusqu’aux emprunts bancaires, sont aujourd’hui en euros. S’ils sont transformés en drachmes au cours de départ, les emprunteurs seront dans une situation intenable. S’ils sont transformés en drachmes au cours qui interviendra après une profonde dépréciation – un ordre de 50% n’est pas farfelu – ce sont les prêteurs qui seront étranglés. Ce jeu à somme nulle, qui correspond à des expropriations massives, est parfaitement destructeur. De plus, la Grèce continuera à faire face à des déficits publics et externes : qui paiera ? Comme ses dettes externes, publiques et privées sont en euros, elle devra les répudier, ce qui en fera un État paria à qui personne ne prêtera.

Pour l’Europe, on recommencerait le film habituel : les dirigeants affirmeront que « la Grèce est un cas unique », comme ils l’ont répété depuis deux ans avant de découvrir avec horreur que la contagion ne cesse de se propager. L’intangibilité de la zone euro a été sa force jusqu’à maintenant. Si ce tabou saute, c’est l’ensemble de l’édifice qui sera menacé. D’autres pays suivront, le Portugal, l’Espagne et l’Italie, par exemple. Ce ne serait pas seulement l’échec de l’intégration monétaire européenne, mais une menace très directe sur le Marché Unique et, à terme, la prospérité de l’Europe.

Sur le plan politique, les Allemands aiment répéter que la culture de stabilité dont ils sont si fiers a été acquise dans l’adversité de la crise qu’ils ont connue dans les années vingt. Ils veulent inculquer cette culture à leurs partenaires qui partagent leur monnaie. Ils oublient une étape du raisonnement. C’est la détresse économique qui a conduit à l’élection au suffrage universel d’un certain Adolf Hitler. Le traité européen spécifie que seules les démocraties peuvent partie de l’Union.

Banaliser ces conséquences est la dernière d’une longue série d’erreurs catastrophiques. Comme je l’avais indiqué ici, il aurait fallu laisser la Grèce aller au FMI dès le début et organiser une restructuration de sa dette. Cette restructuration aurait pu être de taille modeste, car la dette était alors relativement faible et la situation pas encore dégradée. Mais l’Allemagne et la France n’en ont pas voulu, car leurs banques auraient subi des pertes, en fait relativement modestes. Ces deux pays ont préféré violer le traité et organiser un « sauvetage » de la Grèce qui consistait à lui octroyer des prêts, donc à augmenter sa dette, en échange d’une politique d’austérité absurde vouée à l’échec. Ils ont interdit à la BCE de faire son travail et de stabiliser les dettes publiques jusqu’à ce que la situation soit trop détériorée pour que les mesures adoptées à la fin de l’année aient un effet durable. La restructuration de la dette grecque est aussi arrivée trop tard et a été trop partielle : entre temps, les banques s’étaient largement débarrassées de leurs créances sur la Grèce. La dette de la Grèce est aujourd’hui entre les mains de la BCE et du Fonds Européen de Stabilité Financière, donc des États membres. Or il semble bien que la préoccupation majeure à Berlin (et Paris ?) et Francfort est d’éviter des pertes sur ces créances. Comment expliquer autrement les exigences d’austérité répétées jour après jour par le gouvernement allemand et la BCE ?

On croit rêver un mauvais cauchemar. La Grèce est économiquement petite, mais elle est le premier domino. Lui offrir une remise totale de dette coûterait environ 1000 euros par citoyen de la zone euro. Ce n’est pas rien, mais c’est inévitable car si la Grèce sort de la zone euro, elle fera un défaut total. La question est donc de savoir quand ça arrivera. Mais la situation est bien pire, en réalité. Quand les autres dominos tomberont, la facture s’alourdira, et les dominos italiens et espagnols sont considérablement plus lourds.

Les dirigeants européens essaient aujourd’hui de faire peur aux électeurs grecs pour qu’ils élisent un « bon » gouvernement qui acceptera de poursuivre la stratégie d’austérité à marche forcée qui a échoué de façon si spectaculaire. Pour éviter des pertes, ils veulent continuer à contrôler la politique économique de la Grèce en ignorant la souffrance économique et sociale qu’ils imposent à la population. Après les élections, ils devront décider s’ils persistent dans cette voie ou s’ils adoucissent le traitement imposé à la Grèce, bien sûr en fonction du résultat. Ce jeu de poker menteur est irresponsable. Si ce sont les « mauvais » grecs qui gagnent et se montrent intransigeants, les dirigeants européens risquent de se retrouver pris à leur propre piège et de pousser la Grèce vers la sortie en lui coupant toutes les ressources. Alors le domino grec tombera et les autres suivront.