Marché de l’électricité: revenir à la raison edit
Les discussions actuelles sur la crise énergétique partent dans tous les sens et une grande confusion y règne. Plutôt que de discuter des mérites respectifs de la myriade d’interventions publiques proposées de toutes parts, il est préférable de revenir à des vérités simples et de commencer par bien identifier le problème.
La guerre menée par la Russie en Ukraine et la détérioration des relations diplomatiques et économiques entre l’Union européenne et la Russie qui en résulte ont conduit cette dernière à diminuer considérablement ses livraisons de gaz à la première. Ce choc d’offre négatif a logiquement conduit à une hausse du prix du gaz sur les marchés européens (et, d’ailleurs, mondiaux).
Ces développements ont également conduit à une hausse du prix de l’électricité. En effet, sur le marché européen, la source marginale de production d’électricité, celle qui fournit le dernier mégawatt-heure nécessaire à l’équilibre du marché, est souvent une centrale à gaz car une telle usine est toujours disponible, contrairement aux sources d’énergie renouvelable, et facile à allumer ou à éteindre, s’il est permis de s’exprimer aussi familièrement. Comme le prix du principal facteur de production nécessaire à cette usine a augmenté dans d’énormes proportions, le prix de l’électricité, qui, sur un marché efficacement organisé, doit refléter la difficulté relative à produire la dernière unité consommée, a également augmenté. On peut donc soutenir que cette forte hausse n’est donc pas un signe du mauvais fonctionnement du marché de l’électricité. Bien au contraire, elle signale à tous les agents économiques la rareté nouvelle des moyens de production de l’électricité et elle permet d’équilibrer le marché. Sans elle, les acheteurs ne verraient aucun avantage à diminuer leur demande et, compte tenu de l’offre raréfiée, cela conduirait à un excès de demande qui prendrait la forme de coupures de courant ou d’autres modalités de rationnement quantitatif.
Depuis un quart de siècle, les Européens se sont attachés à construire un marché unique interconnecté de l’électricité sur lequel les prix reflètent les coûts marginaux. Il y a de bonnes raisons à cela.
Tout d’abord, d’une façon générale l’efficacité économique commande que les prix (relatifs) des produits reflètent les coûts marginaux de production. Si tel n’est pas le cas, alors la production sera trop grande dans les secteurs bénéficiant d’un prix anormalement élevé et trop petite dans ceux affligés d’un prix artificiellement bas, ce qui diminuera le produit national.
L’interconnexion permet par ailleurs de mutualiser les moyens de production à l’échelle européenne. La France, qui souffre actuellement d’un déficit de production d’électricité du fait de l’indisponibilité de nombreuses centrales nucléaires, a bénéficié et bénéficie toujours d’importations d’électricité produite en Allemagne ou en Espagne, qui réduisent le prix de l’électricité disponible sur le territoire français. Le grand marché européen joue donc le rôle d’un coussin amortisseur des différents chocs nationaux. (Bien sûr, à d’autres moments, la France est exportatrice nette d’électricité.)
Pour atteindre cet objectif, les Européens ont choisi de libéraliser la production et la vente au détail de l’électricité, tout en gardant les réseaux de distribution sous la forme de monopoles réglementés. La concurrence en amont (au niveau des différents producteurs d’électricité) et en aval (au niveau des différents fournisseurs d’énergie) a pour objet d’amener les prix de gros et les prix de détail au niveau des coûts, au bénéfice des consommateurs.
Un choc d’offre
La quasi-disparition du gaz russe est un choc d’offre externe auquel nous ne pouvons rien. Un des principaux biens consommés par nos économies est devenu plus rare et donc plus cher. Cela se traduit inévitablement par une baisse de la quantité totale de biens et services que nous pouvons nous procurer, c’est-à-dire, pour parler comme les journalistes politiques, par une baisse du « pouvoir d’achat » moyen de nos économies. Tous les agents économiques peuvent certes réagir aux nouveaux prix relatifs en réallouant leur consommation vers d’autres biens ou services. Un tel changement de notre panier de consommation amortit en quelque sorte le choc. Mais, au final, la quantité totale de biens et services que nous pouvons consommer restera diminuée car nous devons payer plus cher notre consommation de gaz, même réduite. À la minute où la partie russe a décidé de fermer le robinet du gaz, le revenu réel moyen des Européens a donc baissé et aucune mesure interne de redistribution ne peut rien y changer : il serait temps que les responsables politiques aient le courage d’en informer la population.
On entend beaucoup que la demande d’électricité est très inélastique, c’est-à-dire peu sensible aux variations de prix. C’était peut-être vrai aux prix qui prévalaient avant le déclenchement de la crise, mais ce n’est pas une caractéristique intangible ni éternelle. Il est toujours possible, à la marge, de se déplacer moins, de moins chauffer son logement, de faire moins de machines à laver, d’utiliser des cycles moins gourmands en énergie, de suspendre son linge plutôt que de le mettre au sèche-linge, d’utiliser des appareils ménagers plus économes, etc. Si les prix de l’électricité augmentent dans de fortes proportions, personne ne s’attend à que les consommateurs ne changent rien à leurs habitudes.
Cette baisse de la consommation d’électricité, bien qu’elle soit pénible aux consommateurs, serait une bonne nouvelle : elle constitue une réaction optimale à la nouvelle (et relative) rareté de l’électricité. Toute tentative de maintenir la consommation d’énergie au niveau existant avant la crise est inefficace. En effet, étant donnée la difficulté nouvelle à produire de l’électricité, et en attendant que l’offre s’ajuste, il est plus facile d’augmenter le bien-être des consommateurs en orientant leurs dépenses vers les autres biens, plus faciles à produire. En empêchant cette réallocation, on diminue la quantité totale de biens et services consommés dans l’économie.
C’est pourquoi les mesures qui reviennent à subventionner la consommation d’électricité (bouclier tarifaire, tarifs réglementés maintenus artificiellement bas) ont, d’un point de vue économique, quelque chose d’« absurde », pour reprendre le terme abusivement utilisé par le Président de la République pour décrire le nouveau niveau des prix de l’électricité. Toutes ces mesures empêchent l’ajustement de la demande aux nouveaux prix.
En fait, il y a de bonnes raisons de penser que les consommateurs ne réagissent pas assez au changement du prix de l’électricité. En effet, ils peuvent être protégés par des contrats à prix fixes. Même sous l’empire de contrats à prix variable, ils ignorent pour la plupart le prix en temps réel de l’électricité. Nombreux sont ceux qui attendent leur facture annuelle de régularisation pour découvrir avec stupeur l’explosion du coût de leur consommation inchangée. De ce point de vue, s’il y avait des raisons pour les autorités publiques d’intervenir sur ce marché, ce serait pour procurer des incitations supplémentaires à la baisse de la consommation, non à son maintien !
Aspect redistributifs
Bien entendu, le changement de prix relatifs a également des conséquences sur la distribution du bien-être dans la société. Les gros consommateurs d’électricité sont plus affectés que les petits. Les producteurs d’électricité d’origine non gazière bénéficient maintenant de prix plus élevés et voient leurs profits augmenter. Par ailleurs, le prix de certains actifs est également amené à se modifier, et la richesse de leurs propriétaires avec. Les heureux utilisateurs de machines-à-laver de dernière génération (en termes d’efficacité énergétique) possèdent un bien dont la demande, et donc le prix de marché, a soudain monté : ils sont maintenant plus riches. Au contraire, les propriétaires de voitures électriques possèdent désormais un véhicule dont les coûts relatifs d’utilisation sont moins favorables : ils sont maintenant plus pauvres. Doit-on taxer les premiers pour subventionner les seconds ?
La question de la distribution souhaitable des revenus est une question politique : elle dépend des préférences de la collectivité, sur lesquelles les économistes ne devraient pas (en tant qu’économistes) porter de jugement normatif. L’immense majorité d’entre eux a toujours tenu un discours clair sur le sujet. Il est à tous égards préférable de maximiser le revenu national en maintenant la vérité des prix et l’efficacité économique et d’utiliser ensuite un système fiscal non ou peu distortif pour redistribuer le revenu selon les préférences collectives. En d’autres termes, l’équité et l’efficacité peuvent être atteinte en même temps et l’équité ne doit pas donc pas être assurée au détriment de l’efficacité. En pratique, il est difficile de taxer la population sans distordre les incitations au travail, à l’épargne et à l’investissement. Les choses sont donc un peu plus compliquées mais ce résultat fournit tout de même un bon point de départ pour l’analyse.
Il y a consensus pour dire que les ménages pauvres devraient être aidés, étant donnée la hausse insupportable pour eux de coûts représentant une importante fraction de leur budget. Par ailleurs, il existe aussi des arguments, plus macroéconomiques, en faveur d’un amortissement du choc pour les gros consommateurs industriels.
Si une aide est nécessaire, celle-ci devrait conserver les incitations marginales à diminuer la consommation d’électricité, c’est-à-dire des prix (marginaux) élevés. Donc, entre réglementer les prix à la baisse et soutenir directement le revenu des ménages, le choix est clair. Ajoutons qu’un système direct de redistribution fiscale permet également un ciblage plus fin des ménages pauvres, par rapport à la minoration des prix ou aux subventions à la consommation qui affectent tout le monde, et d’abord les gros consommateurs. Cela permet d’intervenir à un moindre coût pour les finances publiques.
Il est tout à fait possible d’inventer des dispositifs d’aide aux consommateurs d’électricité qui dépendent du revenu mais maintiennent les incitations à réduire la consommation à la marge. En fait, toute subvention qui ne croît pas avec la consommation totale d’électricité est acceptable.
Cela ne veut pas dire qu’il est facile de créer des mécanismes simples de compensation. Le diable est dans les détails. Pour commencer, il n’est pas toujours clair de savoir qui doit être réellement aidé. Le cas des possesseurs de Tesla, déjà mentionné, ne semble pas attirer la sympathie publique… Ensuite, il faut éviter les effets de seuil qui, par accumulation des avantages liés aux bas revenus, créent des comportements opportunistes ou des trappes à pauvreté. Par ailleurs, quelqu’un doit payer cette subvention des ménages pauvres sous la forme d’une baisse de consommation actuelle ou future. L’utilisation de fonds publics crée mécaniquement des distorsions car nos systèmes fiscaux sont en réalité basés sur le revenu ou les transactions et découragent le travail et l’investissement. Il faut donc réfléchir aux financements les moins nocifs possibles.
La question des surprofits
C’est là qu’intervient la question de la taxation des « surprofits » (sic). Les producteurs d’électricité d’origine non gazière ne connaissent aucun changement dans leurs coûts mais bénéficient des prix de vente nouvellement élevés. Leurs profits gonflent donc considérablement. Il est tentant de considérer ces surprofits comme un phénomène de rente ricardienne, qui peut être taxée à volonté sans affecter les incitations.
Mais, contrairement à la terre, les installations de production électrique résultent d’investissements passés. Ces investissements sont risqués car (la crise actuelle le démontre !) le prix de l’électricité n’est pas connu sur toute la durée de vie des installations et ne peut être assuré qu’en partie et à un coût non nul sur les marchés à terme. Faut-il punir les investisseurs qui ont trouvé plus malin de choisir des technologies ne dépendant pas d’un partenaire géopolitique non fiable, la Russie, plutôt que d’ouvrir des centrales à gaz ? Serions-nous disposés à les subventionner au cas où le risque inverse (des prix très bas de l’électricité) se manifestait ? On peut trouver une certaine incohérence dans le cas des énergies renouvelables dont l’installation a été subventionnée, directement ou au moyen d’avantageux tarifs de rachat, et que les autorités publiques souhaitent taxer, maintenant qu’elles sont devenues très profitables.
Par ailleurs, le choc d’offre négatif que nous connaissons actuellement sera résorbé non seulement quand la consommation aura suffisamment baissé mais encore quand suffisamment de moyens de production supplémentaires auront fait leur entrée sur le marché. Les prix élevés de l’électricité sont une incitation aux producteurs d’énergie nucléaire et renouvelable à accroître leur production et aux importateurs de gaz naturel liquéfié à investir dans de nouvelles installations. Est-il raisonnable de freiner ce mouvement en diminuant leurs espérances de profit ? Là encore, il importe de préserver les incitations marginales : toute modalité d’imposition devrait garder intact le profit espéré sur les dernières unités livrées sur le marché, surtout aux périodes de pointe. La taxation intégrale des profits nouvellement apparus serait assurément désincitative, mais une surcharge temporaire et partielle d’impôts n’affectant pas les profits marginaux peut peut-être se justifier, bien qu’elle jette inévitablement le doute, dans l’esprit des investisseurs actuels, sur le niveau futur de leur profit.
Le mirage de la planification
Il est évident que l’électricité n’est pas un bien comme les autres. En l’état actuel des technologies, il n’est quasiment pas stockable et l’équilibre du marché doit être réalisé en temps réel. Certaines technologies (solaire, éolien) sont de purs investissements capitalistiques et leur coût marginal de production est nul ou presque. Il est certain que si ces producteurs étaient rémunérés au coût marginal, ils sortiraient du marché. Le jour où la centrale marginale sur le marché de l’électricité ne fonctionnera plus au gaz ou au charbon mais à l’énergie renouvelable, la tarification au coût marginal deviendra donc problématique. (C’est d’ailleurs la raison pour laquelle plusieurs Etats-membres ont mis en place des mécanismes de rémunération de la capacité installée ou de prix de rachat garantis.) Mais rien n’indique que nous puissions complètement nous passer d’énergies fossiles dans les quinze prochaines années ! D’ici là, le coût de production de la dernière unité fournie restera le « vrai » prix de l’électricité.
Il est tentant de s’agacer des niveaux et des variations de prix sur un marché (plutôt) libre. Du point de vue des consommateurs, un prix est toujours trop haut ou trop variable. La planification centrale de la production par l’État paraît toujours, sur le papier, plus simple. Mais l’histoire ne plaide pas en sa faveur. L’État n’est pas toujours bienveillant et omniscient. Il se trompe souvent dans ses choix technologiques ou économiques. Les propositions qui consistent à lui laisser le choix du mix énergétique et à lui donner le pouvoir de réglementer tous les investissements et tous les prix sont un appel à l’inefficacité économique.
Cela ne signifie pas qu’aucune réglementation ou aucun pilotage n’est nécessaire. De toute évidence, assurer le fonctionnement concurrentiel des marchés est une tâche difficile. (La grande crise de l’électricité en Californie au début des années 2000 a montré à quel point une réglementation inadaptée pouvait détruire le fonctionnement du marché. Soit dit en passant, le plafonnement du prix de l’électricité y a joué un rôle majeur.) Par ailleurs, en l’absence d’un prix du carbone fixé universellement à son bon niveau, il est souhaitable que les États s’intéressent à la programmation des investissements pour favoriser la transition énergétique. Ce faisant, il est préférable qu’ils gardent en tête les principes économiques de base plutôt que de s’en remettre à des propositions d’interventions toujours plus sophistiquées, et vouées à l’échec du fait de leur sophistication même.
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