Énergie: la tempête parfaite edit
Prix stratosphériques de l’énergie, pénuries locales de gaz et rationnement de l’accès à l’électricité, reprise des délocalisations industrielles, investissements hâtifs dans des unités de GNL… Rarement de tels bouleversements intervenus dans un secteur critique de l’économie ont eu lieu en un si bref laps de temps. Et dès lors le débat public résonne de propos définitifs. La hausse des prix ? c’est la faute à l’Ukraine, à Bruxelles, à Macron… La solution ? la relance du nucléaire, la limitation politique du prix du gaz selon le schéma ibérique, la réforme de la régulation européenne… Comme si les horizons temporels pouvaient être abolis et que l’on pouvait effacer l’héritage de vingt-cinq ans de politiques inappropriées.
Comprendre ce qui se joue sous nos yeux est le premier impératif, avant d’évaluer les politiques à l’œuvre pour enfin esquisser d’éventuelles pistes de réforme.
Quatre crises en une
La crise actuelle est d’abord géopolitique. L’agression russe en Ukraine a eu des effets majeurs sur le gaz : les sanctions et contre-sanctions ont produit la multiplication par 10 du prix du gaz. Elles ont conduit à des pénuries locales et à des interrogations sur la place du gaz dans les mix européens, sur la place de la fourniture par oléoducs, sur la diversification des approvisionnements, et sur le recours éventuel au GNL. Les guerres ne se prévoient pas, la dépendance volontaire à l’égard du gaz russe oui ! Si la guerre manifeste l’intrusion de la géopolitique dans l’économie, le choix d’approvisionnement allemand à partir de la Russie est aussi un choix géopolitique : c’était celui de l’Ostpolitik, des oléoducs Nordstream 1 et 2 et de la confiance faite à Poutine. Il faut redire que ces choix n’allaient absolument pas de soi. L’un des trois objectifs majeurs de la politique européenne de l’énergie était la politique de sécurité d’approvisionnement, qui appelait une plus grande diversification des fournisseurs. Cet objectif a été ignoré voire combattu par les Allemands qui ont voulu conserver la maîtrise d’un mix à dominante charbonnière puis gazière fondé sur une hostilité militante au nucléaire, et se sont ainsi délibérément placés dans une dépendance vis-à-vis de la Russie.
C’est ensuite une crise de régulation européenne. La transmission au marché de l’électricité des déséquilibres du marché gazier tient au fait que le prix de l’électricité, sur le marché unique européen, est déterminé par le prix de la dernière unité raccordée au réseau, qui en l’occurrence produit de l’électricité à partir du gaz. Cette tarification au coût marginal est justifiée en temps normal car elle est fondée sur l’appel en production des centrales en fonction de l’ordre de mérite, et personne ne s’en était plaint. Mais lorsque le producteur marginal opère sur un marché de la ressource (gaz) fortement déséquilibré, alors les consommateurs d’électricité paient un prix excessif qui ne reflète pas les équilibres du marché électrique. Certes d’autres solutions qui ne privilégient pas à l’excès une logique de court terme ou qui suspendent le mécanisme en cas de dérèglement massif du marché. d’électricité étaient envisageables. C’est du reste la solution adoptée par l’Espagne avec l’accord de la Commission qui prévoit un prix bloqué du gaz pour calculer le prix de l’électricité. Cette expérience conduit à réinterroger les choix faits il y a vingt ans et peut conduire à une révision des règles privilégiant les contrats de long terme sur les prix spot et un « couloir » de prix du gaz pour la détermination du prix de l’électricité lorsque la solution gazière s’impose.
Mais l’envolée des prix de l’électricité notamment en France et plus encore les risques de black out et de rationnement n’auraient pas été évoqués si au même moment le système nucléaire français ne connaissait de graves dysfonctionnements. La fermeture de Fessenheim que rien ne justifiait d’un point de vue énergétique ou économique conjuguée à la panne de près d’une centrale sur deux due à des travaux d’entretien longtemps différés à cause du Covid ou à la découverte de fissures sur des tuyaux critiques ont soudain révélé la fragilité d’un parc qui avait jusque-là fonctionné de manière nominale et dont un quart de la capacité de production a disparu au pire moment. La France, qui à l’occasion de cette crise aurait pu offrir à l’Europe un nucléaire bon marché, s’est trouvée entravée. La panne du nucléaire français est venue ainsi se rajouter aux pénuries de gaz et au renchérissement de la fourniture.
Dernier élément pour cette « tempête parfaite », en France en particulier, les exploitants alternatifs qui étaient entrés sur le marché de la fourniture électriques assurés d’un approvisionnement à prix garanti par EDF dans le cadre de l’Arenh et qui avaient grignoté les parts de marché d’EDF à coups de rabais sur les prix de l’électricité se sont trouvés piégés par l’envolée des prix de gros européens. Des PME ou des particuliers ont vu alors leurs tarifs s’envoler ou pire leur fourniture coupée après le retrait du marché de ces exploitants, qui croyaient faire de la marge sur le dos d’EDF sans produire et sans prendre de risques de marché.
C’est donc une crise totale que nous affrontons. Géopolitique à son origine, elle a révélé dans son déploiement les abandons stratégiques et les dysfonctionnements de la régulation européenne. Observée en France elle a contribué à rouvrir le dossier du nucléaire et à rappeler d’une part les insuffisances d’EDF dans l’entretien de son parc et d’autre part la vacuité d’une libéralisation de la commercialisation sans renforcement de l’offre productive.
Horizons temporels
Répondre à ces différents défis suppose de ne pas mêler les réponses et les horizons.
Le premier horizon est celui des prochains mois. Ici, l’enjeu est celui des coupures d’électricité voire les risques de black out. Clairement l’objectif est de gérer au mieux les éventuelles coupures en important de l’électricité quand c’est possible, en poursuivant les efforts pour reconnecter les centrales nucléaires après les travaux d’entretien, en mettant en œuvre les plans d’effacement industriel (panachés de « petits gestes » des particuliers) et en évitant les perturbations dans la vie quotidienne des Français, tout en maintenant des prix abordables.
Au delà de cet horizon très court, le gouvernement doit organiser la fourniture pour les prochaines années. Le mix nucléaire-renouvelables est insuffisant et inopérant à cet horizon, car le parc actuel est sous-dimensionné. Il faudra donc différer les fermetures de centrales au charbon, construire de nouvelles centrales au gaz et optimiser le parc hydroélectrique en levant les obstacles réglementaires à leur gestion par EDF. Il y a aujourd’hui 37 centrales en fonctionnement sur 56 et EDF prévoit d’en avoir 46 au 1er janvier. Mais ce rattrapage ne doit pas faire illusion : avant même la crise actuelle on constatait une dégradation du taux de disponibilité des centrales qui justifiait en l’absence de capacités additionnelles en centrales à gaz ou au charbon de recourir massivement à l’importation. C’est à cet horizon qu’on mesure le mieux les erreurs de politique énergétique comme la fermeture de Fessenheim, l’accélération de la sortie du charbon et le sous-investissement en capacité gazière.
A dix ans le gouvernement doit faire face à un triple défi : l’investissement dans le nouveau nucléaire, l’accélération du programme Renouvelables et de l’efficacité énergétique et la préparation de l’électrification accélérée des usages (la mobilité au premier chef) qui suppose d’accroître sensiblement la capacité de production électrique . Ces politiques doivent être accompagnées par une réforme du marché pour tenir compte des situations d’urgence comme l’envolée du prix du gaz ou une rupture brutale d’approvisionnement.
On le voit, la simple évocation des différents horizons temporels montre ce qu’il y a de factice dans le débat actuel sur le nucléaire comme réponse à la pénurie de gaz ou à la réforme du market design électrique européen pour répondre à la hausse des prix. C’est la somme des demi-mesures, de l’opportunisme politique et du défaut d’entretien des centrales qui dans un contexte géopolitique inédit a produit la situation actuelle. C’est une politique d’une autre envergure qui s’impose pour gérer la transition à l’électrification des usages et à la décarbonation de l’économie.
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