Viktor Orban et les dilemmes de la droite européenne edit

29 janvier 2020

Depuis le vote du Parlement européen en septembre 2018 demandant au Conseil de recourir à l’article 7 prévoyant la suspension du droit de vote d’un État membre, la « question hongroise » est ouvertement posée à l’Union européenne. Cette procédure exigeant l’unanimité et n’ayant aucune chance d’aboutir, c’est la « question Fidesz » ou la « question Orban », posée à la droite européenne réunie au sein du PPE, qui représente un véritable enjeu et une réponse possible à la « question hongroise ».

Pour le PPE l’enjeu politique concerne le respect de la démocratie libérale, malmenée par Orban à Budapest, et au-delà le rapport de la droite modérée à la tentation du national-populisme. Pour Orban le dilemme est de préserver, au prix de quelques concessions, son rôle d’enfant terrible au sein du PPE avec les avantages que cela apporte à son pays (on entre en phase finale de la négociation budgétaire) ou tenter une recomposition incertaine avec la droite de la droite européenne. Est-il préférable d’être un petit poisson dans l’océan ou un gros poisson dans une petite mare ?

Retour sur une crise

En mars de l’année dernière le PPE avait suspendu provisoirement le Fidesz et, depuis, les protagonistes font monter les enchères avant la tenue du prochain Congrès en avril 2020 qui devra trancher sur une éventuelle exclusion.

Le Fidesz a fait sa campagne des européennes l’an dernier avec des affiches où figurent un Junker ricanant flanqué d’un George Soros hilare, deux adeptes présumés de la grande ouverture de l’UE aux vagues migratoires présentes et à venir. Junker, figure du PPE et président de la Commission, réplique alors : « Le Fidesz n’a plus sa place au PPE. » Sa suspension du PPE ne modère pas vraiment le discours du Fidesz. À l’ouverture du Conseil européen en décembre le secrétaire d’État hongrois Zoltan Kovacs poursuit dans la même veine : « Aujourd’hui nous avons vu l’orchestre Soros entraîner l’UE dans un combat politique motivé par l’idéologie accusant la Hongrie de violation de l’État de droit ». Retour à l’image du financier juif d’origine hongroise à New York tirant les ficelles de ses marionnettes à Bruxelles.

Au-delà des guerres de communication, il y a la stratégie politique. Orban, en janvier de cette année, juge le PPE en perte de vitesse à cause de sa dérive centriste : « La direction est mauvaise, nous devenons plus libéraux, socialistes, de gauche et centristes, nous ne défendons pas et ne préservons pas nos valeurs d’origine. » Il avait auparavant déjà lancé un avertissement : « Si le PPE ne peut pas changer de cap, nous aurons besoin d’une nouvelle initiative européenne… Nous allons lancer quelque chose de nouveau dans la politique européenne, pour contrebalancer Macron et son nouveau mouvement politique, nous avons besoin de quelque chose (…) à droite ». Tandis que le PPE reproche à Orban ses atteintes à l’État de droit, aux normes et valeurs européennes, Orban retourne le compliment et accuse le PPE de manquement aux valeurs conservatrices et menace de quitter la famille avant d’en être expulsé.

Dans le débat au sein du PPE Orban a compris qu’il était préférable de déplacer le curseur de la « démocratie illibérale » (discours de juillet 2014) ,difficile à faire avaler au PPE, vers la défense des « vraies valeurs » conservatrices et démo-chrétiennes. Face à Angela Merkel, dirigeant d’un pays « multi-kulti », et à une CDU qui approuve le mariage gay, il est temps de se ressaisir autour des valeurs de la famille, de la la nation et de l’Europe chrétienne. La recomposition de la droite doit préfigurer celle de l’Europe.

Le PPE a toujours abrité diverses familles de la droite modérée et Orban a longtemps profité de ce pluralisme compréhensif. Pendant l’essentiel de la dernière décennie du Fidesz au pouvoir le PPE fut son protecteur indulgent et efficace, fermant un œil et parfois les deux faces à la dérive autoritaire à Budapest.

Pour comprendre un bref rappel s’impose et oblige à remonter au début de l’année 2000. Viktor Orban est alors, à 35 ans, le plus jeune Premier ministre d’Europe après une mutation réussie du Fidesz, un parti libéral en 1990, en un parti national-conservateur dix ans plus tard. L’Autriche expérimente alors une coalition inédite de la droite chrétienne (OVP) avec l’extrême droite de Jorg Haider (FPO). Bruxelles, Paris (Chirac) et Berlin (Schroeder) mettent alors l’Autriche en quarantaine. Le premier opposant à faire une conférence de presse commune avec le chancelier Schüssel est un certain Viktor Orban. La Hongrie n’est pas encore membre de l’UE, mais il a vite compris que demain pareil traitement pourrait lui être réservé. Un lien fort se crée alors avec la droite autrichienne, mais aussi la CSU bavaroise qui récuse la surréaction de l’UE. Edmund Stoiber, le chef de la CSU, qui mena la coalition avec la CDU aux élections de 2002 et faillit devenir chancelier à 1% près (!), rejoint Schüssel et Orban au sein d’un « axe » Budapest-Vienne-Munich. Les trois leaders conservateurs étaient alors unis par le rejet de l’ingérence bruxelloise et par leur exigence commune de l’abrogation des « décrets Benes » de 1945 comme préalable à l’entrée de la République tchèque dans l’UE.[1]

L’alliance du Fidesz avec le ÖVP et la CSU/CDU était en place et Manfred Weber, leader CSU du PPE au Parlement européen en était l’ultime gardien. Elle est à l’origine du bouclier protecteur dont Viktor Orban bénéficia au sein du PPE depuis son retour au pouvoir en 2010.

La droite austro-allemande n’était pas la seule en cause. La Commission Barroso elle-même fit preuve de laxisme alors que les entorses à la liberté des médias ou à la séparation des pouvoirs étaient flagrantes dès 2010-2011. Il est vrai que la commissaire européenne alors chargée de faire quelques remontrances polies à Orban n’était autre que Nelly Kroes qui, comme nous l’avons appris grâce aux « Panama Leaks », n’était pas d’une rigueur absolue sur les questions de droit et de déontologie[2]. Contraste saisissant avec son compatriote Timmermans qui abandonna laxisme et précautions oratoires face à la Pologne et la Hongrie au sein de la Commission sortant.  Les deux pays sont désormais confrontés à une procédure selon l’article 7 où le processus est plus important que l’improbable sanction elle-même. D’autant que Orban et Kaczynski ont bien insisté sur le fait que la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a été élue de justesse grâce à leur soutien... Une façon de rappeler qu’elle leur serait redevable.

Nouveau contexte, nouvelles alliances?

Cependant ce n’est pas seulement la réponse de la Commission qui a changé, c’est aussi le contexte au sein de la droite européenne à laquelle Viktor Orban lance son défi.  Le soutien apporté à Orban par le PiS polonais et le groupe de Visegrad est bien connu, surtout depuis la crise migratoire de 2015 et leur opposition commune à l’ouverture des frontières par Merkel et la politique de répartition des migrants par quotas de la Commission Junker. Mais c’est l’Italie et l’Autriche, les deux alliés privilégiés de la Hongrie avant-guerre, retrouvés au cours des dernières années, qui ont fourni à Orban de nouvelles options. D’abord le duo Orban-Salvini lança à la fin août 2018 l’idée une alliance des souverainistes anti-migration et d’installer au plan européen un duel avec les libéraux progressistes ayant Macron à leur tête. Le résultat aux européennes ne fut pas concluant.

Marc Lazar considère l’Italie comme le laboratoire politique de l’Europe. Mais c’est l’Autriche, à la charnière entre l’Est et l’Ouest, qui est en train de le devenir. Elle est en phase avec Orban et le groupe de Visegrad sur la question migratoire, mais garde ses distances avec leur euroscepticisme. Mais surtout, l’Autriche vient d’expérimenter en moins de trois ans, sous l’égide du chancelier Kurz à la tête du parti chrétien-démocrate, deux variantes de coalition qui brisent autant de tabous pour la droite classique du PPE. D’abord, celle qu’Orban accueillit avec bienveillance, l’alliance avec l’extrême droite, le FPO de Strache (ébranlé l’an dernier par une vidéo exposant sa compromission avec un oligarque poutinien) ; puis celle de l’OVP avec les Verts qui ont déjà la présidence de la République. À l’heure où la droite et la gauche ‘classiques’ sont en déclin partout cette expérience suggère des possibilités futures, à commencer par l’Allemagne.

Orban avait misé, au-delà de son alliance avec Kaczynski et le PiS polonais, sur Salvini et Kurz.  Le PiS ne fait pas partie du PPE, ayant choisi l’alliance avec les conservateurs britanniques qui sont aujourd’hui sur le départ. Avec l’échec (provisoire ?) de Salvini la menace de la recomposition avec la droite national-populiste envisagée par Orban semble moins crédible, du moins à court terme, alors que le pivot écolo-conservateur en Autriche offre une autre option à la droite de gouvernement. De quoi la politique de la peur sera-t-elle faite : la peur des migrants ou la peur climatique ?

Dernier élément à prendre en compte : l’ère de la protection dont Orban jouissait au sein du PPE s’épuise avec celle de Manfred Weber. Il suffit pour s’en rendre compte de lire le discours du vice-président ex officio du PPE, Donald Tusk, ancien Premier ministre polonais et président sortant du Conseil européen. Dans le débat orbanien droite libérale vs. droite conservatrice chrétienne, l’avantage d’être polonais est que l’on peut se réclamer des deux. Ami de Viktor Orban de longue date, mais adversaire déterminé en Pologne du PiS, le parti national-conservateur de Jaroslaw Kzczynski, Tusk a fait passer le principe avant les connivences personnelles dans un discours important et peu relayé dont voici la conclusion : « Que cela soit bien clair : si vous vous opposez à l’État de droit et à l’indépendance de la justice, vous n’êtes pas un démocrate-chrétien ; si la liberté de la presse et les ONG vous déplaisent, si vous tolérez la xénophobie, l’homophobie, le nationalisme et l’antisémitisme, vous n’êtes pas un démocrate-chrétien ; si vous placez l’État et la nation à l’opposé ou au-dessus de la liberté et de la dignité individuelles, vous n’êtes pas un démocrate-chrétien ; si vous soutenez Poutine et attaquez l’Ukraine, si vous prenez le parti de l’agresseur et non celui de la victime, vous n’êtes pas un démocrate-chrétien ; si vous souhaitez remplacer le modèle occidental de démocratie libérale par un modèle oriental de “démocratie autoritaire”, vous n’êtes pas un démocrate-chrétien. »

Longtemps perçu comme un pilier de la construction européenne sous influence franco-allemande, le PPE découvre en Europe centrale, avec le Hongrois Viktor Orban, l’Autrichien Kurz et le Polonais Tusk, de quoi nourrir ses débats et ses choix politiques.

[1] Les décrets adoptés par le gouvernement tchécoslovaque en 1945 concernaient la nationalisation des biens des Allemands des Sudètes ayant opté en 1939 pour le Reich allemand. Une grande partie d’entre eux s’est installée en Bavière où elle constitua pendant tout l’après-guerre un lobby puissant au niveau du Land comme au sein de la CSU. Stoiber s’était alors rendu au congrès du Fidesz à Budapest et Victor Orban apporta son soutien à l’abrogation des décrets Benes de 1945 qui s’appliquaient aussi aux biens hongrois en Slovaquie.

[2] La commissaire était intraitable sur le sujet de la « concurrence libre et non-faussée », elle était moins diserte sur l’Etat de droit en Hongrie ou ailleurs. Il est vrai qu’elle figurait au conseil d’administration d’une douzaine de sociétés enregistrées dans des îles exotiques.