Nouvelle-Calédonie: l’aventure incertaine d’Emmanuel Macron edit

20 novembre 2021

Trente-trois ans durant, avec une constance sans équivalent dans la conduite des affaires publiques, les gouvernements français successifs ont maintenu le cap tracé lors des accords de Matignon en 1988, pour une décolonisation apaisée de la Nouvelle-Calédonie dans le cadre des institutions républicaines.

En décidant de maintenir au 12 décembre prochain le troisième et dernier référendum d’autodétermination prévu par l’accord de Nouméa, Emmanuel Macron vient d’engager la Nouvelle-Calédonie dans une aventure incertaine.

Le 10 octobre 2019, Édouard Philippe, alors Premier ministre, déclarait à l’issue du dernier comité des signataires de l’accord de Nouméa : « Nous avons exclu que cette troisième consultation puisse être organisée entre le milieu du mois de septembre 2021 et la fin du mois d’août 2022. Il nous est collectivement apparu qu’il était préférable de bien distinguer les échéances électorales nationales et celles propres à l’avenir de la Nouvelle-Calédonie. »

Cette déclaration n’était pas seulement frappée au coin du bon sens. Elle s’inscrivait dans la continuité politique. À l’issue de la séance de signature des accords de Matignon, Michel Rocard avait en effet demandé aux participants de prendre l’engagement solennel que, dans les années futures, où que se trouvent les uns et les autres, ils agissent pour que, plus jamais, la Nouvelle-Calédonie ne soit un enjeu de politique intérieure. Deux mois après la tragédie d’Ouvéa, chacun comprenait la portée de ce que Michel Rocard avait qualifié de « serment de Matignon ». Pendant trente-trois ans, les grands partis de gouvernement et les principaux leaders politiques y ont été fidèles.

Le choix du 12 décembre a déjà contribué à replacer la Nouvelle-Calédonie au nombre des enjeux de l’élection présidentielle. Plusieurs candidats, affirmés ou putatifs, ne s’y sont d’ailleurs pas trompés et y sont allés de leur petit couplet sur « la Nouvelle-Calédonie française » – en profitant pour reprocher leurs supposées ambiguïtés sur cette question au gouvernement et au chef de l’État, qui ont de ce fait été conduits à s’en défendre et qui, immanquablement devront continuer à le faire, en rupture avec la position d’arbitre que l’État et ses représentants avaient su conserver jusque-là entre partisans et adversaires de l’indépendance.

Aucune explication convaincante n’a été donnée pour justifier ce revirement par rapport à la sage position énoncée par Édouard Philippe. Le seul argument en faveur du choix de la date du 12 décembre, exprimé par le ministre des outre-mer à l’issue du conseil des ministres du 2 juin dernier, a été de dire que « l’intérêt général - et économique notamment - du territoire commande donc de le faire (le référendum) dans les meilleurs délais », ce qui est bien court. Le gouvernement a donc choisi la date de manière prétorienne, à la grande satisfaction des partis « loyalistes », même s’il a obtenu une acceptation implicite de l’Union calédonienne au motif qu’il s’agissait d’une compétence exclusive de l’État.

Nombreux sont ceux qui estiment qu’en réalité, l’exécutif a considéré qu’il retirerait un avantage politique, à la veille d’échéances électorales majeures, en se présentant comme ayant mené à son terme l’accord de Nouméa signé vingt-trois ans plus tôt, plutôt qu’en laissant ce terme aller au-delà de l’élection présidentielle. Ce calcul, s’il est avéré, risque bien de se retourner contre ses auteurs et surtout, ce qui est bien plus dommageable, d’être funeste pour l’avenir de la Nouvelle-Calédonie.

Des circonstances dramatiques sont en effet venues modifier la donne. La Nouvelle-Calédonie qui, pendant près de dix-huit mois, avait vécu « sans Covid », dans une relative insouciance, a été rattrapée par la pandémie, début septembre 2021, à une vitesse foudroyante : 270 morts en six semaines pour une population de 270 000 habitants, soit un taux de létalité de 1 pour mille – que la France métropolitaine n’a atteint qu’après dix mois de crise sanitaire. Près des deux tiers des morts appartiennent aux communautés océaniennes, kanak et Wallisiens[1].

Si aujourd’hui le taux de vaccination dépasse les 60 % et si le taux d’incidence du Covid a fortement diminué, la sidération provoquée par la soudaineté et l’ampleur de la crise demeure, tout comme le fait de n’avoir pas pu accomplir les rituels de deuil. Comme l’explique l’anthropologue Benoît Trépied : « Dans ces moments de deuil, les membres de nombreux lignages et clans kanak se rassemblent pendant plusieurs jours, toutes affaires cessantes, afin de réaliser des échanges de dons longs et complexes (…). Des dizaines voire des centaines de personnes se regroupent habituellement en ces occasions à la morgue de la capitale, Nouméa, puis se déplacent dans le village ou l’île d’origine du défunt, souvent durant une semaine entière, voire un mois pour les proches.[2] » Chaque civilisation a ses traditions de deuil : en France, il y a cinquante ans encore, dans de très nombreuses familles, on ne célébrait ni fiançailles ni mariage dans l’année qui suivait le décès d’un proche, pour que la mariée ne soit pas en noir... Et pour ceux qui jugeraient les traditions kanak folkloriques ou passéistes, l’auteur ajoute que ces « coutumes de deuil sont toujours massivement pratiquées par les kanak en Nouvelle-Calédonie contemporaine ».

Si naturellement les kanak n’ont pas le monopole du deuil, ces coutumes et le rapport à la vie et à la mort, à la terre et à la nature qu’elles expriment sont intrinsèquement liés à l’identité kanak. L’accord de Nouméa, de valeur constitutionnelle, stipule que « la pleine reconnaissance de l’identité kanak » constitue le « préalable à la refondation d’un contrat social entre toutes les communautés qui vivent en Nouvelle-Calédonie » et qu’elle doit être mieux prise en compte dans « l’organisation politique et sociale ». Or, la façon désinvolte – sinon condescendante – avec laquelle a été accueillie la demande des partis indépendantistes ou du Sénat coutumier de différer le scrutin en raison des conséquences de la pandémie sur l’organisation des deuils kanak montre que cette reconnaissance n’est pas encore partagée par tous.

Même si l’on soupçonne, de la part de certains dans le camp indépendantiste, la crainte que la solidarité nationale qui s’est manifestée à l’occasion de la pandémie soit défavorable à leur cause ainsi qu’une forme d’instrumentalisation du nombre des victimes et du choc émotionnel qu’il a provoqué dans la population, il n’en reste pas moins vrai que pour l’immense majorité des personnes concernées par ces décès, l’heure n’était pas à la campagne électorale – quelle que soit l’importance de la revendication d’indépendance. Dans le rapport particulier au temps qui est celui des cultures océaniennes, celui du deuil l’emporte sur celui de la politique. La « pleine reconnaissance » de l’identité kanak eût consisté à marquer que l’on avait compris cette signification et qu’on la traitait avec respect. Il manquait un président croyant aux forces de l’esprit…

L’argument selon lequel, en démocratie, les élections se font à la date prévue ne parvient pas à convaincre, car il est quand même paradoxal de noter qu’en 2020, le deuxième tour des élections municipales a été reporté de mars à juin, par mimétisme avec l’Hexagone alors que la Nouvelle-Calédonie se trouvait « Covid free », tandis que là, en pleine pandémie qui, même en régression, est loin d’être maîtrisée et qui en tous cas ne permet pas une campagne électorale « normale », on se refuse à reporter le scrutin.

Que va-t-il advenir maintenant ? Qu’on juge bonnes ou mauvaises les raisons invoquées, les indépendantistes ont annoncé qu’ils ne participeraient pas à ce référendum et qu’ils n’en reconnaîtront pas le résultat. Il ne prouvera donc rien et ni règlera rien. Certes, il aura été tenu selon une procédure légale, mais quelle sera sa légitimité politique ? Il aura à peu près la même portée que celui par lequel les électeurs de Loire-Atlantique s’étaient, le 26 juin 2016, prononcés en faveur de la construction de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes.

Les milieux économiques qui, ces dernières semaines, s’étaient beaucoup dépensés pour obtenir le maintien de la date du 12 décembre en argumentant que c’était indispensable pour relancer une économie effectivement anémiée du fait de la crise sanitaire, en seront pour leurs frais. L’avenir est en effet plus hypothéqué que jamais depuis trente trois ans.

Le gouvernement, qui avait annoncé qu’au lendemain du scrutin s’ouvrirait une période de transition de dix-huit mois pour déterminer le futur institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, va mesurer que les manquements qui viennent d’être rappelés ont brisé le ressort le plus précieux que les accords de Matignon et de Nouméa avaient forgé, celui de la confiance. Elle était déjà entamée par la partialité, en faveur du « non » à l’indépendance, de certains propos de l’exécutif ou du document produit par le gouvernement à la veille de la consultation, ignorant complètement l’hypothèse d’une « indépendance partenariale » pourtant revendiquée par les indépendantistes[3]. Elle est aujourd’hui mise à mal.

La période qui s’ouvrira le 13 décembre est donc à hauts risques. Il est illusoire de penser que des discussions pourront s’engager après un scrutin réalisé dans ces conditions – sur quels fondements se tiendraient-elles ? La campagne pour les élections présidentielles et législatives va radicaliser les positions des partis dits loyalistes pour revenir sur les équilibres qu’avaient construits les accords de Matignon et de Nouméa, afin de gagner les suffrages des électeurs qui, n’ayant pas la citoyenneté calédonienne, ne pouvaient pas voter lors du référendum d’autodétermination. Comme par ailleurs les engagements que le gouvernement a pris au sujet de cette période de transition sont à ce jour juridiquement fragiles, leur mise en cause devant les juridictions pourrait être une source supplémentaire de tensions. On voit donc mal comment une perspective sérieuse peut être ouverte avant l’été 2022 et, pour peu que se produisent par-dessus le marché, ce que nul ne peut souhaiter, des troubles sociaux ou dans les quartiers sensibles, la stratégie du gouvernement apparaîtra véritablement comme celle du « perdant-perdant ».

L’image de la France sur le plan international n’en sortira pas grandie. Même si les Nations-Unies ne contestent pas le formalisme juridique de la consultation du 12 décembre, il est douteux qu’elles regardent comme la conclusion politique légitime d’un processus de décolonisation un référendum sur l’indépendance sans la participation des indépendantistes. L’Australie et la Nouvelle-Zélande verront comme toujours d’un mauvais œil tout facteur de déstabilisation dans le Pacifique. Seul, sans doute, le département de politique étrangère du comité central du Parti communiste chinois trouvera à s’en réjouir.

La sortie de l’accord de Nouméa n’était certes pas une entreprise facile. Fallait-il pour autant, au nom d’un calcul hasardeux, la réduire à une aventure pavée de toutes les incertitudes possibles ?

 

[1] Dans l’accord de Nouméa, le mot kanak est invariable et uniquement en lettres minuscules. Nous conservons cette graphie chargée d’un sens politique. En revanche nous maintenons une graphie classique pour Wallisiens .

[2] Benoît Trépied, « En Nouvelle-Calédonie, Emmanuel Macron joue avec le feu », AOC, 7 octobre 2021.

[3] Jean-François Merle, « La France ne serait-elle pas plus belle liée par un partenariat durable avec un État calédonien ? », Le Monde, 16 septembre 2021