L'innovation artistique vue par un économiste edit

Nov. 12, 2006

Pourquoi le vingtième siècle a-t-il vu naître un art si différent ? Une étude publiée récemment par David W. Galenson, l'un des grands noms de l'économie de la culture, ne répond pas à cette question, mais en donne une formulation intéressante qui ouvre des pistes nouvelles. Explorons-les.

Sa méthode est simple. Elle consiste d’abord à établir une série, en décrivant l’évolution de l’art du vingtième siècle comme le ferait un historien des techniques : recenser les innovations et leur associer quelques données simples, comme l’âge du créateur et les conditions dans lesquelles chacune a eu lieu.

La série choisie n’est pas celle des styles, trop floue et sujette à discussion, mais celle des « genres » inventés au vingtième siècle : mobiles, papiers déchirés, etc. Entre les premiers collages de Picasso en 1912 et les essais de Robert Smithson dans le domaine du land art à la fin des années 1960, en passant par les readymade de Duchamp, la peinture anthropométrique de Klein et l’apparition des vidéastes (Pai Nam-june, puis Bill Viola), ce sont plus de 30 genres bien distincts qui apparaissent dans le domaine des arts plastiques en l’espace d’une soixantaine d’années. La série de Galenson permet ainsi de décrire avec netteté le bouillonnement artistique du vingtième siècle non plus seulement comme une explosion esthétique, mais aussi comme une révolution technologique. Révolution qui, si l’on s’en tient à la série des genres, s’interrompt brutalement à la fin des années 1960.

Au sein de cette série, on peut repérer deux séquences. La première commence en 1912 avec les collages de Picasso et s’achève en 1932 avec les mobiles de Calder. La seconde commence significativement avec les décollages de Hains et Villeglé en 1949 pour finir avec les earthworks de Smithson (1969). Cette seconde séquence s’écarte d’emblée de la première et se développe dans une direction diamétralement opposée. La première séquence tourne autour d’une culture de l’objet, dont l’exposition surréaliste de 1936 semble le point focal et dont l’urinoir de Duchamp pourrait être le symbole. La seconde voit l’œuvre-objet céder la place à une œuvre-process (happening, living sculpture) ou une œuvre-espace. Les historiens de l’art contemporain glosent depuis des décennies sur cette dématérialisation, mais en se centrant sur les genres et techniques la série de Galenson invite à user d’un terme mieux connu des économistes et plus fécond dans les pistes qu’il ouvre : l’immatériel.

On entre alors dans une histoire qui n’est autre que celle de la valeur économique, et une lecture attentive de la série de Galenson révèle des analogies frappantes.

Partons de l’histoire économique. On sait qu’à la connexion traditionnelle de la valeur au travail, au capital ou à la matière (avec des configurations différentes selon les écoles), le vingtième siècle voit succéder une économie de l’immatériel, où la valeur reconnue au process, par exemple, est supérieure à celle des biens qu’il permet de créer. Le bien immatériel, logiciel ou flux média (programme télévisuel, flux téléphonique, musique), prend dans cette économie une place grandissante et désormais capitale. Deux innovations technologiques majeures marquent l’avènement définitif de ce nouveau régime : la télévision et l’informatique. Toutes deux trouvent leurs premières applications industrielles dans les années 1940, soit très précisément entre les deux séquences de Galenson. Le point d’inflexion de l’art du vingtième siècle ne serait alors pas la Deuxième Guerre mondiale (l’événement en lui-même et notamment la Shoah, l’exil des artistes européens vers l’Amérique, la bascule de Paris à New York, etc.), mais le passage presque imperceptible d’une économie de la valeur matérielle à l’économie de l’immatériel. En d’autres termes, le passage de l’objet au flux.

Poursuivons, car la piste ne s’arrête pas là. Galenson décrit sa série avec des termes issus de sa propre culture professionnelle. Il n’hésite pas ainsi à évoquer les trademarks et autres labels développés par les artistes, mettant ainsi le doigt sur la tendance caractéristique des créateurs modernes à publiciser leurs productions – à la fois dans l’espace intellectuel de la critique et dans celui, contigu, du marché de l’art – en recourant à l’instrument économique majeur du commerce au vingtième siècle : la marque. L’impressionnisme puis les Fauves furent baptisés par des critiques qui souhaitaient leur nuire, mais à l’époque de la publicité naissante les artistes retournèrent ces formules péjoratives pour en faire leur slogan. Dès les Nabis, puis à la grande époque des « ismes » dans les années 1910, ils commencent à labelliser leurs travaux, usant ainsi d’une technique issue d'un monde industriel soumis lui aussi à la course aux innovations. La série des genres établie par Galenson évoquerait d’ailleurs davantage le dépôt de brevets et l’importance croissante du droit de la propriété intellectuelle dans un monde où l’INPI, le United States Patent and Trademark Office et leurs équivalents jouent dorénavant un rôle central. La similitude est troublante, et on se prend à rêver d’une relecture de la geste surréaliste, par exemple, comme modèle de stratégie industrielle.

Suivant cette piste, on pourrait d’ailleurs ébaucher des hypothèses pour expliquer la fin brutale de la seconde séquence de Galenson, en 1969. Assisterait-on à l’arrivée précoce des artistes dans le monde anonyme de la création partagée, du logiciel libre et des codes sources ouverts ? Sur le plan de l’innovation technologique dans les arts plastiques, on pourrait le penser, car la courbe des innovations « visibles » (c’est-à-dire labellisées) connaît une inflexion brutale. Mais on observe en même temps une montée en puissance des artistes-marques (un marché mondial très polarisé, avec la prédominance écrasante de grands noms comme Tapiès ou Baselitz, et en France l’interventionnisme à subventions d’une politique culturelle dont on connaît les résultats éblouissants). Une autre hypothèse serait l’achèvement d’une sorte de révolution industrielle, ayant installé en deux séquences successives les principaux modes de production d’une nouvelle époque de l’histoire de l’art. On serait désormais entré dans la phase d’exploitation, plus routinière. La lisibilité de la période qui vient de commencer pourrait alors dépendre (au moins partiellement) de l’avènement d’un nouveau cycle d’innovations technologiques.

Mais avant de spéculer sur le futur, poursuivons notre lecture historique en mettant en évidence une troisième analogie. La place nouvelle du spectateur, dans la création artistique, ne fait-elle pas écho à la valeur centrale du client dans le monde économique contemporain ? Le client fait aujourd’hui l’objet d’une attention croissante, à telle enseigne qu’on pourrait même se demander si la loi de Say conserve toute sa pertinence : l’offre ne suffit pas toujours à créer la demande. Les firmes dépensent des sommes considérables en communication, publicité, services et, dans un nombre croissant de secteurs (banque, assurance, téléphonie), en verrouillage juridique de la relation client. Ces précieux clients possèdent même une valeur marchande et leur capture par des centres d’appels occupe désormais des millions de personnes dans le monde. Ce régime économique passe par la mise en scène inventive et bien souvent fallacieuse de la souveraineté du client : sa liberté, la fluidité de sa circulation dans l’espace des biens et services qu’on lui propose, sont les thèmes structurants de la communication publicitaire et des démarches clientèle. Comment ne pas faire le parallèle avec les expériences, nombreuses dans la seconde séquence de Galenson, qui invitent le public à participer à une œuvre réclamant sa présence ? Les participants des happenings, les cultureux qui déambulent dans les installations et les badauds dont les silhouettes ponctuent les non-sites et les earthworks sont devenus partie intégrante d’œuvres qui ne « fonctionnent » pas sans leurs spectateurs – exactement comme les firmes contemporaines ont mis le client au centre de leur organisation.

Valeur de l’immatériel, stratégie des marques, culture du client… les artistes du vingtième siècle ont voulu jouer avec l’industrie et se jouer de l’économie, les amateurs se plaisaient à rêver l’art comme un espace de liberté, affranchi des lois de l’économie. Peut-on encore y croire ?

Cet article a été repris par le journal Le Temps (Genève).

L'article de David W. Galenson présentant la série ici commentée est intitulé "A Conceptual World: Why the art of the twentielth century is so different from the art of all earlier centuries" (National Bureau of Economic Research, Working Paper 12499).