Les emplois Maginot edit

11 février 2007

La protection de l'emploi ressemble fort à la ligne Maginot. Elle induit des effets de contournements dont les conséquences sont parfois dommageables aux salariés et participent de la montée du stress au travail.

La protection des travailleurs en France est perçue comme une des plus fortes des pays de l’OCDE, du moins en ce qui concerne les travailleurs en CDI avec un minimum d'ancienneté. On ne parle pas ici de la faible prime légale de licenciement qu’offre le Code du travail, ni même du montant parfois plus favorable précisé dans les conventions collectives de branches : le coût légal d'un licenciement économique pour l’entreprise est de l’ordre d’un cinquième de mois de traitement brut par année d'ancienneté, et nul en deçà de deux ans. Le coût réel des licenciements économiques pour les employeurs est davantage lié à leur difficulté de mise en œuvre : les procédures sont longues et assorties de nombreuses étapes préalables. Elles peuvent de surcroît se révéler aléatoires si l’employeur maîtrise mal la procédure ou cherche à la simplifier unilatéralement. Paradoxe, le secrétaire général de Force Ouvrière déclarait sur une radio nationale, en réponse à une question sur la complexité du code du travail, qu'en effet, cette complexité pouvait jouer au détriment des petites entreprises et, ajoutait-il, que c'était aux organisations patronales de mieux informer les patrons pour éviter les erreurs conduisant aux prud'hommes.

De fait, en 2004, chacun des 271 conseils des prud’hommes a eu à examiner en moyenne 700 dossiers nouveaux et a mis en moyenne plus d’un an (12,4 mois) pour rendre sa décision ce qui est long pour les deux parties. Durée à laquelle il faut ajouter l’examen des appels, qui représentent presque deux tiers des jugements rendus en première instance. D’où viennent ces conflits ? Dans 93% des demandes « au fond », le contentieux porte sur la rupture du contrat de travail. Dans cette catégorie, 96,5% des cas examinés proviennent des licenciements pour motif personnel, par opposition aux licenciements économiques qui ne représentent que 3,5% du total.

Peut-on dès lors émettre l’hypothèse que le licenciement pour motif personnel est devenu un mode de gestion de l’entreprise pour contourner la complexité du licenciement économique ? On peut constater en tout cas qu’un salarié sur cinq qui a été licencié pour motif personnel conteste son licenciement devant les prud’hommes, alors que cette fraction n’est que de 3% dans le cas des licenciements économiques.

D’où l’idée, qu’on retrouve souvent en économie, que la protection de l’emploi est une forme de ligne Maginot car tout obstacle peut se contourner, de diverses façons, moins flagrantes mais tout aussi efficaces. Les marges d’ajustements des employeurs sont nombreuses: tout d'abord, s'il est difficile de licencier, on préfère ne pas embaucher, ce que font de nombreux petits artisans qui citent pour se justifier l’exemple d’un confrère ruiné aux prud’hommes. Ensuite, on peut jouer sur le licenciement pour motif personnel plutôt qu’économique, ce qui a des conséquences sur le moral du salarié qui peut se voir reprocher son inefficacité justement en période de mauvaise conjoncture. On peut enfin citer la technique des pressions psychologiques et du harcèlement moral, ayant pour but de faire partir un salarié qui ne donne plus satisfaction, à tort ou à raison, peu importe. Plutôt que de rentrer dans une procédure de licenciement aléatoire et coûteuse, il est forcément tentant, dans un pays où les relations au travail sont déjà exécrables, de pousser « gentiment » vers la sortie, grâce à toutes sortes de techniques : perte de responsabilité, placardisation, refus d'entretien et éloignement du salarié par la vertu d'un changement de bureau, voire agressions verbales. Un sondage Ipsos, en 2000, indiquait que 29% des salariés avaient vécu une fois au moins ce type de comportement, dont 12% en vue d'obtenir un départ volontaire sans indemnité ou un changement de service. Preuve que les protections de l'emploi se contournent même quand elles sont extrêmes, les salariés du secteur public faisaient état dans cette enquête du même taux de harcèlement que le secteur privé. D’autres chiffres indiquent que subir un tel harcèlement conduit à un départ volontaire de l'entreprise dans un peu moins de un cas sur deux.

Pour tester ce type d’effets de contournement, j’ai récemment mesuré le stress au travail dans une enquête de santé publique canadienne portant sur 17 000 individus, en exploitant des différences de législation entre provinces canadiennes. Il s’avère que le stress au travail est relié positivement, et non pas négativement comme on eût pu s’y attendre, au degré de difficulté des licenciements individuels pour les employeurs. L'effet n'est pas très fort quantitativement mais très significatif et robuste. Dans le détail, la protection de l'emploi diminue effectivement le stress dû au risque de licenciement, ce qui est le minimum qu'on est en droit d'espérer, mais en revanche est corrélée à une augmentation du stress liés aux conflits interpersonnels, aussi bien avec l’encadrement qu’entre collègues, ainsi qu’à une moindre latitude de décision des salariés : l’effet pervers est de simplifier et rendre répétitives les tâches des salariés de façon à mieux contrôler le travail et pouvoir établir une faute le cas échéant.

Le Canada est pourtant réputé pour la qualité de ses relations sociales et la grande fluidité de son marché du travail : les effets de la protection de l'emploi soient limités, mais réels. Transposés au cas français, ces effets de contournement sont a priori de tout premier ordre. On peut même imaginer que les relations sociales tendues en France ont un lien avec la protection de l'emploi, dans un contexte où les salariés sont de toute façon très peu syndiqués et où les pressions psychologiques sont plus faciles. Dans l'enquête canadienne, on trouve aussi que le taux de syndicalisation tend à réduire le stress liés aux pressions psychologiques.

Pour colmater les brèches de la ligne Maginot, le législateur français a introduit en 2002 dans le Code du travail le concept de harcèlement moral et décidé de le sanctionner y compris pénalement. Hélas, comme souvent, le législateur n'a pas simultanément tenté de comprendre les causes de ce harcèlement et a agi uniquement sur le plan moral, en disant ce qui est juste ou injuste selon lui. Pourtant, une simplification concomitante des procédures de licenciement et de renforcement de la lutte contre les effets opportunistes des employeurs aurait pu conduire à un résultat gagnant-gagnant. Il n'est peut-être pas trop tard pour remettre ces questions au cœur des discussions de la présidentielle.