«La déferlante des scandales» (François dixit) edit

22 mars 2019

Comme l’a dit le pape François au clergé romain, quelle « déferlante » !

D’abord, les vaguelettes. Un vieux monsieur aux mains frôleuses tripote les fesses de jeunes collaborateurs d’Anne Hidalgo au point qu’une « victime » demande réparation, comme s’il avait été violé. Gardons la mesure, même si de tels gestes sont déplacés de la part du Nonce Apostolique, un des successeurs à Paris du cardinal Roncalli, le futur Jean XXIII.

Puis la houle. Modérée, s’il s’agit d’abus sexuels isolés. Forte si les abus sont étalés dans le temps sans que le magistère sache y mettre fin. Intolérables, lorsque les victimes sont dans une situation de dépendance et ne peuvent se défendre, comme des mineurs ou des femmes dépendantes. Ces actes répétitifs ont parfois un caractère collectif, comme avec les Frères et les Sœurs de Saint Jean qui ont commis leurs méfaits, en toute impunité, pendant plusieurs dizaines d’années.

Enfin le cataclysme avec les Sœurs Missionnaires africaines, un quasi système criminel reposant sur l’abus de pouvoir généralisé aggravé par l’exploitation de la misère en pays pauvre, celle des sœurs, de leurs familles et de leurs congrégations. Les familles des sœurs commencent par recevoir une aide de la part des prêtres, les sœurs elles-mêmes bénéficient de menus cadeaux avant d’être abusées. Si elles tombent enceintes, elles sont incitées à avorter, le pire des crimes pour une Église considérant que la défense de la vie est la valeur suprême. En cas de refus, leur congrégation fait pression pour qu’elles abandonnent l’enfant. Si elles le gardent, elles sont chassées de leur couvent, sans aide financière, et vivent dans la misère, méprisées de tous.

Rendons hommage à Arte et à ses journalistes qui ont mis quatre ans à préparer leur documentaire. Il a fallu s’y reprendre à plusieurs reprises pour faire parler des sœurs terrorisées, paralysées par la honte et habituées à obéir et à se taire. Certaines scènes ont produit un tel choc que dans la nuit suivant l’émission, des catholiques pratiquantes ont pleuré sans trouver le sommeil. Le Vatican, qui avait reçu le script du documentaire bien avant l’émission, s’est tu.

M’étant jadis rendu en Afrique Noire rendre visite à un oncle missionnaire – au-dessus de tout soupçon vu son grand âge – j’avais constaté qu’il était considéré et traité comme un demi-dieu, qui aurait pu tout se permettre. La passivité des victimes est malheureusement plausible.

Que dit l’Histoire ? Est-ce nouveau ? Est-ce exceptionnel ? Des abus sexuels ont toujours existé, des papes de la Renaissance aux évêques de l’Ancien Régime. Si l’on en croit les critiques de Luther, ce sont des errements inévitables, les vœux perpétuels, dont celui du célibat étant incompatible avec la nature humaine. Les archives peuvent-elles nous éclairer ? Par exemple, au début du XIXe, la France était la première « exportatrice » de bonnes sœurs dans le monde, pas seulement dans nos colonies. Que se passait-il dans ces couvents éloignés et isolés ? Comment se comportaient les missionnaires européens ? Ce qui est sûr, c’est que la sensibilité moderne ne tolère plus l’hypocrisie et l’abus de pouvoir.

Faute d’une histoire transparente, quelques observations tirées de l’expérience peuvent éclairer. Tout milieu clos engendre des abus, les fautifs – il y en a toujours – étant quasiment sûrs de leur impunité. Les abus sont d’autant plus graves que le milieu est fortement hiérarchisé et que les victimes sont dans une situation de dépendance, ici par l’âge ou par les engagements (obéissance) souscrits. Si le pouvoir est absolu – c’est le cas du Vatican – les victimes privées de droits se taisent.  Le cléricalisme, réalité prégnante dans l’Église et dénoncée par le pape François, engendre l’abus de pouvoir et aggrave la soumission des fidèles à leurs prêtres, qui   remettent leurs péchés au nom de Dieu. Le caractère « divin » de l’institution exclut une mise en cause publique par le croyant.

Ce qui est le plus inacceptable dans ce système, c’est l’incapacité à réagir, sanctionner et réparer rapidement. Le documentaire d’Arte indique que des sœurs américaines avaient adressé au Vatican un rapport décrivant ces pratiques dans vingt-deux pays il y a une vingtaine d’années et que rien, ou presque, ne s’est passé. Les victimes de l’aumônier scout lyonnais ont constaté que le prédateur était toujours en relations avec les enfants plusieurs dizaines d’années après. Pourtant, la vérification des faits est généralement aisée, les coupables- qui souvent se sont confessé et ont fait pénitence avant de recommencer – avouant facilement leurs fautes.

Comment expliquer ce comportement de la hiérarchie ? La crainte du scandale a joué, comme dans les institutions laïques (l’école, le club sportif). La place faite au pardon et la croyance en la sanctification des pêcheurs dans la tradition catholique contribueraient à l’attentisme. La sous-estimation du traumatisme des victimes, dont beaucoup en subissent les séquelles toute leur vie, expliquerait ce désintérêt relatif. Cette sous-estimation n’est pas le seul fait de l’Église, elle était, il y a quelques dizaines d’années, assez générale. S’agissant des enfants, la société a évolué, leur protection est devenue une cause sacrée et les crimes à leur encontre les pires des crimes. Il est clair, en tout cas, que l’Église, comme d’autres institutions, s’est fort mal comporté avec un grand nombre de victimes sur le plan moral comme sur le plan financier.

Le contexte a également changé dans les relations entre l’Église et les autorités civiles. En France, où pour des raisons historiques la méfiance caractérisait les relations entre les deux institutions, il était tacitement admis que l’Église devait seule régler ses problèmes. Dans l’affaire de l’abbé Preynat, l’ancien scout lyonnais, toujours catholique, voulait qu’un jugement et une condamnation soit rendue par l’Église et il n’avait nullement l’intention de s’adresser à la justice de son pays. C’est en raison de la passivité de la hiérarchie qu’il a porté plainte, après avoir attendu plusieurs années. Ne commettons pas d’anachronisme : il fut longtemps jugé « sage » de ne pas faire intervenir l’État dans ce genre de contentieux. Un comportement différent des archevêques de Lyon eût été jugé surprenant et aurait scandalisé la majorité des catholiques. D’une certaine manière, le cardinal Barbarin paie pour ses prédécesseurs. La situation a changé, au moins en France ; l’affaiblissement de l’Église, sa perte d’influence et les exigences de l’opinion font que les autorités religieuses doivent rendre des comptes. Le cardinal l’a compris trop tard.

Comment en sortir ?

François n’est pas optimiste : « Tout cela peut nous priver de sommeil et nous lasser avec un sentiment d’impuissance ». Cette résignation apparente s’expliquerait selon certains par le lien de causalité qu’il établit avec le Diable. Ce pape croit aux anges, aux Anges Gardiens comme à l’Ange du Mal, à la différence de beaucoup de catholiques français. Certains observateurs y voient un signe de résignation : contre les « puissances infernales » les hommes ne seraient-ils pas impuissants ?  

Il sait parfaitement que des changements profonds sont inévitables et nécessaires.

À l’extérieur, la société va accroitre sa pression. Elle est, comme l’ont montré le documentaire d’Arte, le film équilibré de François Ozon et les débats au tribunal correctionnel de Lyon, efficace. L’Église est entrée dans une nouvelle époque, celle où il lui faut rendre des comptes et où les clercs seront traités comme des citoyens ordinaires. Le Pape a fait un grand pas en exigeant que les actes présumés criminels soient dénoncés à la justice pénale. Reste à savoir s’il sera suivi dans tous les pays.

À l’intérieur, le changement nécessaire devra être profond, car il porte à la fois sur les hommes et les institutions. Certes, quelques mesures ne posent pas de problèmes de principe : meilleure sélection et formation des prêtres, accompagnement personnalisé, réorganisation des dispositifs judiciaires qui pourraient être décentralisés, lutte contre le cléricalisme.  Mais au-delà ? L’Église doit donner des pouvoirs aux laïcs, mettre en place à tous les niveaux des dispositifs de dialogue et de concertation, accroître considérablement la place des femmes et adopter des règles de transparence. Ne parlons pas de démocratie mais d’une société ouverte où chacun a des droits. Rien ne s’y oppose dans le message évangélique. Reste la Tradition mais depuis le dernier concile, les croyants ont cessé de croire que tout était immuable. Avec Vatican II, les croyants sont devenus sceptiques sur l’impossibilité d’introduire des changements dans la religion de l’Incarnation.

François dispose-t-il du temps et des pouvoirs nécessaires pour imposer le changement ? Cela n’est pas assuré. La lutte à mener est multiforme. Au sommet, Il faut mettre fin à la gérontocratie, renvoyer dans des couvents la majorité de ces vieillards composant le Sacré Collège, qui ont montré trop de complaisance devant les abus sexuels. Un moyen simple serait d’abaisser la limite d’âge. Mais François dispose-t-il de remplaçants formés et lucides après les nominations pratiquées par Jean Paul II et Benoît XVI ? Il dispose certes de forces de progrès, notamment dans les ordres religieux masculins et surtout féminins, mais elles sont éparses.

Il serait nécessaire d’aller plus loin et d’ouvrir le débat sur le célibat des prêtres et la prêtrise des femmes. François a indiqué que, sans en écarter le principe, il ne prendrait pas de décisions majeures. Il pourrait accorder à des hommes déjà « mûrs » ou âgés, des fonctions proches de celles des prêtres, confession exceptée. Pourra-t-il s’en tenir là, alors que dans un pays comme la France 90% du clergé est en train de disparaître ? Ce n’est pas la « déferlante des scandales » qui va susciter de nouvelles vocations.

Pour que les esprits murissent, il faudrait un sondage représentatif auprès des prêtres en exercice dans le monde afin de connaître le pourcentage de prêtres respectant le vœu de célibat. Si un pourcentage élevé ne le respecte pas – par exemple un tiers – c’est la règle qu’il faut changer. Les règles imposées aux hommes sont faites pour être appliquées et doivent être compatibles avec le comportement du plus grand nombre.