Les inégalités mondiales des revenus ont-elles augmenté avec la COVID? edit

2 mars 2021

On sait que les personnes les moins éduquées et les moins bien payées ont vu leur vie et leurs moyens de subsistance mis en danger par la pandémie de covid-19, davantage que les personnes plus éduquées et mieux payées, dont beaucoup peuvent rester chez elles et continuer à travailler en toute sécurité.

Dans les pays développés, des programmes publics à grande échelle ont tenté de compenser cette inégalité. Mais l’inégalité des revenus au niveau international est une autre question.

Inégalités entre les pays

Beaucoup d’observateurs semblent croire que la pandémie a accru ou va accroître les inégalités de revenus entre les pays. Parmi beaucoup d’autres, Ian Goldin et Robert Muggah, écrivant pour le Forum économique mondial, affirment que « l’inégalité augmente à la fois au sein des pays et entre eux ». Un rapport du Programme des nations unies pour le développement écrit que « le virus révèle impitoyablement les écarts entre les nantis et les démunis, tant à l’intérieur des pays qu’entre eux ». Joseph Stiglitz (“Conquering the great divide,” 2020) explicite ce raisonnement : « Le COVID-19 a exposé et exacerbé les inégalités entre les pays, tout comme il l’a fait à l’intérieur des pays. Les économies les moins développées ont des conditions de santé moins bonnes, des systèmes de santé moins préparés à faire face à la pandémie et nombre de leurs habitants vivent dans des conditions qui les rendent plus vulnérables à la contagion : ces pays n’ont tout simplement pas les ressources dont disposent les économies avancées pour faire face aux conséquences économiques de la pandémie ».

Cet argument semble convaincant, mais il est bon de vérifier les données, et c’est l’objet de cet article. Or elles montrent que pendant la pandémie, l’inégalité mondiale - définie comme la dispersion du revenu par habitant entre les pays, chaque pays étant considéré comme une unité - a continué à baisser, et que cette baisse s’est même accélérée du fait de la pandémie.

Pour des raisons que l’on ne s’explique pas entièrement, et qui peuvent inclure une erreur de mesure, les pays les plus pauvres ont subi moins de décès par COVID par habitant en 2020 que les pays les plus riches. Or la perte de revenu national par habitant entre 2019 et 2020 fut fortement liée au nombre de décès COVID par habitant. Ces deux faits réunis contribuent à expliquer que les revenus par habitant ont, en moyenne, davantage chuté dans les pays ayant les revenus par habitant les plus élevés.

Les 97 pays les plus pauvres ont perdu en moyenne 5% de leur PIB par habitant en 2019, tandis que les 96 pays les plus riches, dont le revenu par habitant est en moyenne 6,25 fois plus élevé, ont perdu en moyenne 10%. Ces chiffres ne conduisaient pas nécessairement à réduire les inégalités de revenus au niveau international, mais dans les faits cela fut le cas. Si l’on raisonne pays par pays (les petits pays comptant autant que les géants), les revenus par habitant sont plus proches les uns des autres aujourd’hui qu’en 2019.

Ce constat est fragile, il est en partie déterminé par les résultats des petites économies, et il n’a que peu de rapport avec ce qui pourrait raisonnablement nous intéresser, à savoir l’inégalité internationale des niveaux de vie matériels. Le phénomène peut d’ailleurs n’être que temporaire.

Succès chinois, échec indien

Mais l’inégalité mondiale peut aussi être mesurée en pondérant chaque pays par sa population, et selon cette mesure, l’inégalité des revenus entre les pays s’est accrue, en grande partie parce que l’Inde a fait bien pire que les pays riches de l’OCDE, conformément à l’intuition que les pays pauvres subissent la plus grande perte de revenus. Le succès relatif de la Chine pendant la pandémie a contribué à réduire les inégalités (pondérées en fonction de la population)… mais la Chine n’est plus aujourd’hui un pays pauvre, de sorte que ce résultat exceptionnellement positif n’a pas compensé l’’effet de la baisse des revenus en Inde.

Pendant des décennies, la croissance rapide de la Chine a fortement contribué à réduire les inégalités entre pays (pondérées en fonction de la population), car elle a permis à plus d’un milliard de personnes de se hisser plus haut dans l’échelle de la répartition mondiale des revenus. Mais au niveau mondial la Chine n’est plus un pays pauvre, de sorte que lorsqu’elle connaît une croissance plus rapide que d’autres pays, comme ce fut le cas en 2020 pendant la pandémie, elle fait relativement peu pour réduire les inégalités mondiales.

La Chine a connu peu de décès et une croissance économique positive en 2020. Avant la pandémie, sa croissance rapide avait fait remonter plus d’un milliard de personnes du bas de l’échelle de la distribution mondiale des revenus, contribuant ainsi à une réduction sensible des inégalités de revenus au niveau mondial lorsque chaque pays est pondéré par sa population. Mais cet effet s’est atténué à mesure que les revenus de la Chine augmentaient. Aujourd’hui, sur une population mondiale de 7,8 milliards d’habitants, 4,4 milliards vivent dans des pays dont le revenu par habitant est inférieur à celui de la Chine, tandis que seuls 2,0 milliards vivent dans des pays dont le revenu par habitant est supérieur à celui de la Chine. Pendant la pandémie, l’économie chinoise a progressé alors que la plupart des autres économies se contractaient, et bien que cela ait contribué à réduire les inégalités mondiales pondérées par la population entre 2019 et 2020, l’effet n’a pas été suffisamment marqué pour compenser l’effet de croissance des inégalités dû à la perte de revenus de l’Inde (beaucoup plus pauvre). Au total, si l’on considère les pays pondérés par la population, les inégalités mondiales ont augmenté.

Résumons : contrairement aux tendances préexistantes, la pandémie a donc réduit les inégalités mondiales non pondérées en fonction de la population, et elle a augmenté les inégalités mondiales pondérées en fonction de la population. Que ces conclusions soient une conséquence directe de la pandémie, on en a la preuve par la comparaison des mesures d’inégalité à l’aide des estimations de revenus du FMI avant et après la pandémie.

Tout n’est pas joué

Il est important d’être clair sur ce que je peux et ne peux affirmer ici. Mes résultats ne disent pas si le degré de souffrance a été plus ou moins important dans les pays pauvres ; en particulier, ils ne peuvent faire oublier que la pandémie a accru la pauvreté dans le monde, la Banque mondiale estimant ainsi dans son rapport 2020 (Reversal of Fortune: poverty and shared prosperity) qu’entre 88 et 115 millions de personnes auront basculé dans la pauvreté. Même si tous les pays connaissaient la même baisse du revenu par habitant, les pays les plus pauvres subiraient une augmentation plus forte de la pauvreté, car ils comptent beaucoup plus de personnes proches du seuil de pauvreté mondial. En l’état actuel des choses, nous savons grâce à Benoît Decerf et ses collègues que, par rapport aux pays riches, les pays pauvres ont été davantage touchés par la pandémie en termes de pauvreté, et moins en termes de mortalité. Tous mes résultats proviennent des données de la comptabilité nationale, et il y a une longue histoire de différences entre ces données sur la consommation et les revenus et celles de l’enquête sur les ménages, qu’on utilise pour l’évaluation de la pauvreté et des inégalités au sein des pays. En outre, le PIB par habitant est souvent un mauvais indicateur du niveau de vie matériel, ne serait-ce que parce que le PIB contient beaucoup de choses - comme les bénéfices réalisés par les étrangers - qui ne font pas partie de la consommation intérieure, même telle qu’elle est mesurée dans les comptes nationaux.

Mes conclusions peuvent parfaitement n’être que temporaires. La pandémie n’est pas terminée, il y a d’autres décès à venir, et ils pourraient bien cette fois toucher plus lourdement les pays pauvres. En effet, étant donné que la pandémie a suivi les routes commerciales et qu’elle a touché les zones urbaines avant les zones rurales, on peut raisonnablement penser que les tendances observées continuent à changer. Il est également possible que le nombre de décès soit fortement sous-estimé dans les pays pauvres dont, même en temps normal, certains ne disposent pas de systèmes réguliers de statistiques de l’état civil signalant les décès de manière exhaustive. Mes calculs utilisent des données allant jusqu’à la fin de 2020, avant que les vaccins n’aient la moindre chance d’influer sur les résultats, et ils ne disent rien sur la manière dont les vaccins seront distribués entre les pays. Il est tout à fait plausible que les pays riches se redressent plus rapidement en 2021 et au-delà, ce qui accentuera les inégalités dans le monde.

Mes résultats concernent deux mesures distinctes de l’inégalité des revenus au niveau international, la dispersion du revenu par habitant entre les pays, chaque pays étant une unité d’observation, et la dispersion du revenu par habitant entre les pays, chaque pays étant pondéré en fonction de sa population. Branko Milanovic (Worlds Apart, 2011, chapitres 1 et 2) a utilement intitulé ces mesures de l’inégalité respectivement « concept 1 » et « concept 2 ». Le concept 1 traite chaque pays comme un individu et calcule l’inégalité entre ces « individus ». Le concept 2 fait comme si chaque personne dans le monde avait le revenu par habitant de son pays, et il calcule ensuite l’inégalité entre toutes ces personnes. Les concepts 1 et 2 permettent de faire des comparaisons entre pays, et ils ignorent tous deux les inégalités au sein d’un même pays. La répartition des revenus entre toutes les personnes dans le monde, que Milanovic appelle « le concept 3 d’inégalité », part du concept 2, mais y intègre ensuite la répartition des revenus à l’intérieur des pays. Or celle-ci évolue en raison de la pandémie et des réponses politiques qui y sont apportées. Mais il reste que, comme les inégalités de revenu par habitant entre les pays sont plus importantes que les inégalités à l’intérieur d’un même pays, les modifications apportées au concept 2 sont souvent un bon indicateur des modifications apportées au concept 3.

Il est tout à fait possible que la répartition globale des revenus entre toutes les personnes dans le monde se soit accrue, alors même qu’on observait une diminution de l’une ou les deux mesures des inégalités entre pays. Ces dernières années, en grande partie à cause de la croissance rapide des revenus par habitant en Inde et en Chine, l’inégalité entre pays pondérée par la population (concept 2) a diminué, tandis que l’inégalité non pondérée (concept 1), qui avait augmenté jusqu’en l’an 2000 environ, a diminué depuis lors (Milanovic, 2016, figure 4.1). Dans le même temps, avant la pandémie, la diminution des inégalités pondérées entre pays s’est accompagnée d’une augmentation des inégalités au sein de nombreux pays, avec pour effet net que la répartition globale des revenus entre tous les habitants de la planète est devenue plus égale, comme l’a montré là encore Branko Milanovic (Global Inequality, 2016, figure 3.1) et comme je le pointais moi-même dans The Great Escape en 2013 (p. 262). Mais avec l’enrichissement de la Chine, la contribution de sa forte croissance (et de sa forte population) à la réduction de la répartition mondiale des revenus entre toutes les personnes a fini par être moins sensible. Ce qui est logique : si un pays croît assez vite et assez longtemps, tôt ou tard il fera partie des pays riches.

Une version développée de cet article est publiée par le National Bureau of Economic Research.