Waterloo et nous edit

22 juin 2015

Le gouvernement français n’a pas voulu être représenté à un niveau plus élevé que celui de son ambassadeur aux cérémonies du bicentenaire de la bataille de Waterloo. Jean-Yves le Drian, le ministre de la Défense, quelque peu gêné, a plaidé, pour justifier sa position, que ce n’était « quand même pas une victoire de la France ». Jacques Myard, député des Républicains dans les Yvelines a déclaré quant à lui : « On n’en a rien à foutre, ne soyons pas maso ! On les emmerde. Moi je vais fêter Austerlitz et Iéna, les grandes victoires. » Quant à l’ancien ministre Yves Jégo, autre admirateur de l’Empereur, il a estimé qu’un ministre aurait dû être présent « pour montrer qu’on n’a pas oublié et qu’au fond on célébrait la paix ». Ces déclarations contradictoires ou ambiguës traduisent un embarras dont la cause première est la difficulté qu’éprouvent encore aujourd’hui les Français, après deux siècles, à donner une claire signification à la bataille de Waterloo.

On ne peut en vouloir à Jacques Myard de refuser de participer à ce qu’il voit comme une grande défaite de la France et d’abord de l’Empereur et de l’Empire, étant un admirateur de Napoléon. Il faudrait en effet, pour adopter la position contraire, considérer la bataille de Waterloo non pas d’abord comme une défaite française, nécessairement douloureuse pour notre honneur national, mais comme la fin d’une aventure personnelle, celle de Bonaparte, qui ne pouvait plus que ruiner la France et augmenter encore les massacres  de ses soldats. Pour cela, il  aurait fallu adopter clairement l’attitude qui fut celle, l’an dernier, de la chancelière allemande venant célébrer en Normandie le débarquement d’autres alliés et leur victoire sur les armées de son propre pays. Certes, Napoléon n’était pas Hitler et Angela Merkel avait des raisons supérieures d’être là, liées à l’ineffaçable tache des génocides nazis.

Mais dans un cas comme dans l’autre, le cas de la France comme le cas de l’Allemagne plus tard, il s’agissait d’admettre que ce sont les alliés qui furent du bon côté et non le régime dictatorial et guerrier qu’ils combattaient, faisant ainsi passer la paix et l’intérêt de l’Europe avant la conquête et les victoires militaires nationales. Il aurait donc fallu, enfin, que la France, deux cent ans après Waterloo, considère qu’à ce moment de notre histoire les intérêts  de l’Empire  napoléonien divergeaient nettement  et définitivement des siens.

Pour faire cette difficile conversion, il faudrait donc réexaminer et réévaluer cette période des Cent-Jours dont seuls le début avec le « vol de l’Aigle » et la fin avec le comportement héroïque de la Garde impériale à Waterloo ont nourri la légende napoléonienne et ajouté encore à la grandeur de la France. Considérer donc cette période des Cent-Jours, dont on a pu écrire qu’ils avaient été les cent jours les plus coûteux de notre histoire, comme une période noire et surtout une aventure sans issue. En effet, après l’adoption par le Sénat français du décret portant « déchéance de Napoléon Bonaparte du trône et abolition du droit d’hérédité établi dans sa famille »,  le 3 avril 1814, alors que le pays était envahi et que Bonaparte ne pouvait plus opposer que de très faibles troupes aux immenses armées alliées, Français et étrangers ne souhaitaient plus que la paix après plus de vingt ans de guerres et de massacres. Le Congrès réuni à Vienne décidait alors de la carte d’une Europe pacifiée, et, grâce à Talleyrand, la France obtenait un traitement acceptable et le retrait des troupes étrangères du territoire national. Bonaparte était alors exilé à l’île d’Elbe. On en était là lorsque le « vol de l’Aigle » sonna la reprise des affrontements.

Le retour de Bonaparte ne pouvait que rallumer la guerre sans que la France ait la moindre chance de la gagner. En effet, dès la nouvelle connue, les alliés s’engageaient à ne pas se séparer avant la défaite complète et finale de Bonaparte. Ils pouvaient mobiliser plus d’un million d’hommes alors que la France était exsangue. Quel que soit le génie militaire, d’ailleurs amoindri, de Bonaparte, il n’avait donc aucune chance de l’emporter. Pourtant, lui-même, dès son retour, savait qu’il lui faudrait reprendre immédiatement les hostilités. Il s’agissait donc non seulement d’une aventure mais encore d’une aventure désespérée même si une fois encore il fit confiance à son étoile, pourtant bien pâlie, même à ses yeux. Cette aventure personnelle ne pouvait qu’entraîner de nouveaux massacres et un affaiblissement supplémentaire de notre pays. Ce qui se produisit effectivement à Waterloo où moururent ou furent blessés des dizaines de milliers d’hommes dans un combat qui fut un véritable carnage, puis à Vienne où les conditions imposées à la France se firent plus sévères. L’intérêt de la France n’eut donc rien à voir dans la dernière aventure de Bonaparte.  

La France n’aurait pu participer aux cérémonies du bicentenaire de Waterloo que si elle avait été unie dans une telle vision et avait donc fait auparavant, collectivement, son deuil, certes difficile dans un pays nourri par l’idée de grandeur militaire, de ce désastre militaire, comme le peuple allemand le fit après 1945, et considérer que Waterloo avait été davantage le début d’une période de paix en Europe que la fin de la grandeur française incarnée dans la personne de l’Empereur Napoléon.

Assurément nous n’en sommes pas encore là et il est compréhensible, dans ces conditions, que nous ne  sachions que faire de Waterloo. Il faudrait admettre, pour avoir l’esprit clair sur cet événement, que la dictature napoléonienne était devenue insensée et sans perspectives et que la dernière campagne ne pouvait être que le chant du cygne d’un régime en perdition. Waterloo reste encore aujourd’hui une tragédie nationale pour les uns et une boucherie inutile pour les autres. Aucun consensus national ne peut donc se former dans ces conditions. Charles de Gaulle, dans un jugement balancé sur l’aventure napoléonienne, écrivait, dans la France et son armée : « Tragique revanche de la mesure, juste courroux de la raison ; mais prestige surhumain du génie et merveilleuse vertu des armes. » N’est-il pas temps, après deux siècles, de privilégier clairement la mesure et la raison et non pas les frissons de la grandeur ? Alors nous pourrons considérer Waterloo comme le début d’une longue période de paix en Europe et participer sans remords ni honte à une telle cérémonie aux côtés des autres nations  de notre continent.

Gérard Grunberg a récemment publié Napoléon Bonaparte. Le noir génie (CNRS Editions, 2015).