Relocaliser? Oui, mais surtout développer l’industrie du futur edit
Relocaliser : le mot d’ordre n’est pas propre à la France. Tout se passe comme si le monde réalisait brutalement les limites et les excès d’une globalisation qui a pourtant tiré la croissance durant des décennies et sorti de la misère une partie importante de la population de la planète. Les Français, qui depuis longtemps se singularisent par leur perception particulièrement négative de la mondialisation, ne sont pas les derniers dans ce grand appel à la relocalisation. Neuf Français sur dix, parmi ceux interrogés dans un sondage d’avril 2020, souhaitent que l’État favorise la relocalisation des entreprises industrielles sur le sol national, y compris si cela doit se traduire par une augmentation des prix[1].
Ce grand appel au retour des usines, si longtemps méprisées par une partie de nos dirigeants, est bien sûr directement lié à la crise sanitaire. Nous avons découvert avec stupéfaction notre dépendance – et celle du monde entier, y compris de l’Inde, acteur essentiel de la pharmacie mondiale – à l’égard de « contracts manufacturers » (fabricants à la demande) situés principalement en Mongolie intérieure, pour les principes actifs de nombreux médicaments essentiels. Bien des rapports, dont un excellent document publié en 2017 par l’Académie de Pharmacie[2], avaient pourtant tiré la sonnette d’alarme.
On ne peut évidemment que souscrire à la volonté de reconquérir une forme de souveraineté pour ce type de biens considérés comme essentiels. Quelle que soit la solidité supposée des contrats, la solution la plus sûre est de rapatrier la fabrication elle-même. Mais il faut comprendre que cette « relocalisation » ne peut pas être instantanée, que la liste des « biens essentiels » ne va pas de soi (qui aurait imaginé que les masques, objets low tech, en feraient partie ?) et que dans certains domaines, comme la micro-électronique, notre dépendance est tellement structurelle que la résilience doit trouver d’autres chemins que la relocalisation[3].
La fin du «made in monde»?
En réalité, l’appel de l’opinion à la relocalisation déborde largement ce domaine des biens essentiels. Le constat est que le « made in France »[4] ne représente plus qu’un gros tiers des biens manufacturés consommés par les ménages (l’essentiel des importations venant non pas de Chine, mais de nos voisins de l’UE). Mais au-delà de cette dépendance pour les biens finaux, le sujet majeur est celui de notre position dans les chaînes de valeur internationales qui, depuis les années 1990, ont fragmenté à l’extrême les circuits productifs, conduisant au « made in monde » et à une très forte interdépendance industrielle.
Ces GVC (Global Value Chains) mondialisées concernent en priorité certains biens très modulaires, en électronique, en mécanique, dont la production peut être facilement décomposée. L’exemple le plus emblématique est celui des ordinateurs ou des smartphones, assemblés en Asie avec des composants venus du monde entier. Mais le recours aux GVC touche aussi bien d’autres domaines. Le cas de la pharmacie, à cet égard, est particulier, parce que le médicament se trouve à la croisée de deux chaînes de valeur très différentes : celle de la R&D, avec les processus longs, coûteux et intensifs en travail menant vers les AMM (autorisations de mise sur le marché) ; celle de la fabrication proprement dite, partagée entre la production des principes actifs et les usines de conditionnement. La première de ces chaînes est de loin la plus stratégique aux yeux des dirigeants, la seconde est ancillaire. Focalisées sur la R&D et les questions de propriété industrielle, les firmes pharmaceutiques semblent avoir négligé la logistique industrielle[5], ceci expliquant peut-être la légèreté avec laquelle de nombreuses firmes ont sous-traité les phases de fabrication, surtout pour les médicaments à très faibles marges !
L’heure est-elle venue, dès lors, de dire un adieu définitif au « made in monde » pour revenir au « made in Europe » ou au « made in France » ? Ma réponse est en trois points.
Oui, il est temps de repenser des stratégies de développement qui redonnent une place importante aux usines ; non, la relocalisation visant une forme d’autarcie n’est ni possible ni souhaitable ; de toutes façons, la globalisation n’est plus ce qu’elle était, de nouveaux modèles très différents sont en gestation.
Fabriquer local, sans repli ni barricades
Premier point : le nécessaire retour du « fabriquer local ». Une des grandes références des stratèges industriels est la « courbe du sourire ». Grosso modo, le constat est que dans les cycles productifs allant de l’amont (conception) à l’aval (interfaces avec les clients) en passant par la fabrication, la valeur ajoutée et les emplois augmentent à l’amont et l’aval, alors que la phase médiane de fabrication, plus automatisée, diminue en importance. Il est évidemment vital pour l’Europe et la France d’ancrer sur leur sol les activités amont de R&D. C’est, grosso modo, le cas aujourd’hui pour les multinationales françaises, grâce notamment au crédit impôt recherche. Mais l’idée que le pays pouvait devenir « fabless », le rêve de l’entreprise sans usines, pour reprendre une expression célèbre de Serge Tchuruk, a fait beaucoup de mal. Et surtout, c’est une idée démodée !
Car l’industrie du futur qui émerge sous nos yeux appelle au contraire la proximité et l’interaction constante entre les trois grandes phases productives. La recherche a besoin de tester ses solutions en usine. Les clients et les sous-traitants doivent être associés en circuit court à toutes les phases. Pour cette raison, l’industrie du futur tend à se structurer en écosystèmes territoriaux. Ceux-ci profitent de la connectivité permise par le numérique (la possibilité de partager de manière fluide les données) mais ils s’appuient aussi sur les relations de confiance entre l’ensemble des acteurs. Pour exister dans la mondialisation, quelles que soient ses formes futures, nous devons renforcer ou rebâtir de tels écosystèmes sur notre sol. Mais restons aussi conscients du fait que cela ne fera pas revenir des masses d’emplois ouvriers à l’ancienne. Car la demande de qualification dans l’industrie va continuer à être fortement tirée vers le haut.
Mon deuxième point est que devons rester conscient de l’étendue et de la profondeur des interdépendances qui nous relient au reste du monde. Même dans un scénario de relocalisation très optimiste, il est hors de question de rassembler à l’échelle nationale l’ensemble des composants et des compétences nécessaires pour une grande partie des objets et des services que nous utilisons. Nous sous-estimons considérablement cette complexité et ces interdépendances industrielles. Mais celles-ci sont aussi stratégiques et commerciales. Notre économie repose largement, on le sait, sur des multinationales qui ont fait très tôt le choix de l’internationalisation, pour baisser les coûts mais surtout pour aller à la rencontre des marchés en croissance. Une part très importante de notre tissu de PME travaille en sous-traitance pour ces groupes (on en voit l’effet aujourd’hui pour l’automobile et l’aéronautique). Nous avons donc beaucoup plus à perdre qu’à gagner dans une attitude de repli. Sortons d’une certaine naïveté, imposons des formes de réciprocité aux investisseurs étrangers, mais évitons de nous barricader. Il y a enfin la question centrale de l’attractivité pour les talents, aussi importante, voire plus, que celle des capitaux et des investissements. Relocalisons les machineries, mais soyons aussi beaucoup plus proactifs pour attirer les talents du reste du monde.
Une nouvelle phase de la globalisation
Mon troisième point est que la globalisation du type « made in monde » que nous dénonçons est déjà, de fait, entrée dans une nouvelle phase.
Après la crise financière, on a constaté le décrochage entre la croissance des échanges internationaux et celle du PIB mondial. De nombreux économistes ont alors parlé de « démondialisation ». Mais ils sont allés trop vite en besogne. Les chiffres en effet montrent que les taux d’ouverture des divers pays au commerce de type GVC n’ont pas vraiment varié[6]. On constate en revanche une tendance à la « régionalisation » des échanges, autour de trois grands pôles : la Factory Asie, la Factory Europe, autour du hub allemand, et la Factory nord-américaine, la Chine gardant toutefois une position particulière de pivot du système manufacturier mondial.
Mais, au-delà de ces chiffres, chacun voit bien que le contexte global a complètement changé, avec le retour en fanfare de la géopolitique de puissance dans la géo-économie, la guerre commerciale sino-américaine, le reflux général des accords multilatéraux au profit d’une prolifération d’accords bilatéraux ou régionaux. Les entreprises savent qu’elles devront désormais combiner leurs objectifs globaux avec des adaptations nationales et locales beaucoup plus flexibles. Ce qui rend les choses difficiles à lire est que cette recherche de nouvelles articulations entre global et local n’est pas seulement le résultat des contraintes politiques externes.
De nouvelles architectures productives se dessinent, qui combineront sans doute diverses tendances : une moindre circulation des flux physiques de composants, qui pourront être dupliqués localement ; une intégration globale renforcée par les données ; la possibilité de customiser les produits finis à proximité immédiate des marchés. Le numérique ouvre à cet égard d’immenses possibilités, en permettant des économies d’échelle distribuées, en réseau. Et les progrès de la robotisation permettront de faire revenir de nombreuses productions dans les pays à coûts élevés de main d’œuvre. (Une bonne nouvelle pour nous, mais pas pour le Bangladesh..)
Tout cela va globalement dans le sens d’une « relocalisation ». Mais on voit qu’il serait bien préférable de parler de « développement » ou de « redéveloppement ». Le but n’est pas de rembobiner le film, ou de pleurer sur les erreurs passées. Il est de devenir acteur d’un monde nouveau, qui n’est pas écrit.
Qu’en est-il enfin, dans ces mouvements, de la transition écologique ? Ce point mériterait bien sûr une analyse détaillée. Disons d’un mot que, contrairement à l’opinion courante, dans le « made in monde » tel que nous le connaissons, les longues distances parcourues par les biens et les composants ne sont pas le problème principal, et que réduire ces distances n’est pas la solution magique pour diminuer les émissions. Le vrai cœur du problème a été et reste l’externalisation de nos émissions et de nos pollutions vers des pays moins regardants. La « relocalisation » devrait donc être l’occasion aussi de sortir de cette hypocrisie. Reste à voir comment réagiront les Français quand on leur proposera de construire une usine pharmaceutique en face de leur jardin…
[1] Voir le sondage Odoxa-Confluence pour Les Échos du 14 avril 2020. « Les Français font de la relocalisation la priorité de l’après-crise ».
[2] Rapport de l’Académie nationale de Pharmacie, « Indisponibilité des médicaments », 20 juin 2018.
[3] Voir Thierry Weil, « La résilience industrielle ne passe pas toujours par la relocalisation ». The Conversation, 26 avril 2020.
[4] Notion complexe et relative en raison de l’éclatement des chaînes de valeur. Voir Insee Première n° 1756, juin 2019.
[5] Voir par exemple l’analyse sévère de PWC, « Pharmacie 2020 : la chaîne d’approvisionnement du futur ».
[6] Les chiffres du commerce extérieur en Valeur ajoutée sont disponibles dans la base de données TiVA de l’OCDE ; pour une analyse très fine des dépendances industrielles mutuelles, voir Richard Baldwin et Rebecca Freeman, « Supply chain contagion waves », VoxEU, 1er april 2020.
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