Cahier de doléances, Chénérailles, 13 mars 1789 edit

28 février 2019

La mode est aux cahiers de doléances. Le terme semble être resté profondément ancré dans la mémoire des Français, 230 ans après la convocation des États Généraux à Versailles. En 1789, le roi les avait convoqués, pour la première fois depuis 1614, à la suite de la grave crise financière et politique que connaissait le pays. En préparation de cette convocation, chaque paroisse était appelée à rédiger des cahiers de doléance. 30 000 ont été rédigés par des notaires, des curés, des avocats, des membres des corporations.

Comparaison n’est pas raison et il serait absurde de comparer trait pour trait les doléances exprimées en 1789 et celles qui commencent à apparaître dans les registres ou les forums aujourd’hui. Les contextes historiques et sociaux n’ont évidemment rien de commun et les historiens nous ont appris à nous garder des analyses rétrospectives qui chaussent sans précaution les lunettes contemporaines pour juger des évènements d’hier ou inversement. Néanmoins, il est intéressant de voir si la référence faite de façon récurrente par le mouvement de contestation actuel aux symboles de la Révolution française a quelque consistance.

Il se trouve que le hasard a mis entre mes mains, grâce à une amie qui vidait sa maison familiale occupée par ses ascendants depuis le 18e siècle, la copie d’un cahier de doléances d’une commune française de la Creuse, Chénérailles, une toute petite commune rurale de moins de 1000 habitants aujourd’hui (elle n’en comptait pas plus à l’aube de la Révolution). Qu’en ressort-il ?

Première chose qui frappe, à la lecture de ce cahier, c’est la déférence, le respect qui sont exprimés envers la personne du Roi. Le préambule du cahier est ainsi rédigé :

Nous, habitants, pénétrés du respect le plus profond pour la personne sacrée de notre auguste monarque, de la reconnaissance la plus vive pour son affection paternelle et pleins de la plus ferme confiance en sa haute sagesse, sommes d’avis que les députés de cette province aux États Généraux[1] votent : (suivent les différentes demandes numérotées de I à XXVI).

Bien sûr, on sait que cette déférence à l’égard du Roi laissera la place, quelques années plus tard, dans le bruit et la fureur de la Révolution, à une violence qui s’exercera directement sur sa personne. Néanmoins, les historiens s’accordent à reconnaître que les cahiers de doléance, surtout ceux rédigés dans les paroisses rurales, n’étaient pas gagnés, dans l’ensemble, par le radicalisme politique[2]. Ce radicalisme politique, à rebours de ce qu’on constate aujourd’hui, était plus présent dans les villes, plus pénétrées par l’influence de la littérature philosophique. Néanmoins, même si on reste mesuré, dans le cahier de Chénérailles on réclame que « les suffrages des trois ordres réunis soient recueillis par tête et non par ordre ». On réclame aussi « le retour périodique des États Généraux », « la liberté individuelle et celle de la presse », des revendications directement politiques, le prélude de la demande démocratique.

La question fiscale, si présente aujourd’hui, vient en bonne place. L’article III du cahier se prononce pour « l’égalité de contribution par un impôt unique également supporté par les trois ordres proportionnellement aux propriétés et industries et en fixant la durée ». Si l’on comprend bien, donc, un impôt proportionnel assis sur le capital. Bien évidemment le salariat en est à ses balbutiements avec le capitalisme encore dans les limbes et un impôt généralisé sur les revenus n’a pas grand sens.

On sait, avec Tocqueville, que l’inégalité devant l’impôt, les privilèges exorbitants dont bénéficiait la noblesse à ce sujet au contraire des gens du commun accablés d’impôts, de taxes et de droits, ont été des ferments puissants de la Révolution. On les retrouve dans le cahier de Chénérailles : demande de suppression de la vénalité des offices, suppression de la gabelle (impôt sur le sel), abolition de la servitude des banalités (obligation d’utiliser un four, un moulin, un pressoir contre redevance au seigneur), suppression des droits d’entrée pour les vins et la boucherie dans les diverses villes de la Province.

Mais, en 1789, ce rejet de l’impôt, des taxes, des servitudes et des droits de péage est d’abord animé par la volonté de favoriser « la libre circulation du commerce » (article VIII du cahier). On veut réduire les privilèges et les rentes qui paraissent arbitraires et qui sont un frein à la prospérité de ceux, les plus nombreux, qui en sont exclus. On veut supprimer les barrières au développement du commerce. Dans une certaine mesure, on peut lire ce cahier comme une ode au libéralisme (politique et économique). Il est amusant de voir à l’article XI du cahier la demande de « réduction des offices de notaires principalement ceux de la campagne et de suppression des offices de (xxx terme illisible) dont les salaires et émoluments absorbent presque toujours le produit des rentes mobilières ».

La levée des freins fiscaux et réglementaires à l’activité commerciale et à l’entrée dans diverses professions, est un premier pas vers l’avènement du marché des biens et des personnes, prélude à l’expansion du capitalisme qui prendra son plein essor au siècle suivant. Le cahier de Chénérailles témoigne de cette volonté de libération économique. Pour le comprendre, il faut évidemment aussi tenir compte du fait que ceux qui ont tenu la plume sont, la plupart du temps, des gens de robe, souvent des avocats et des hommes de loi (voir l’article de Roger Chartier cité). Ce n’est pas pour autant que ces légistes aient trahi la parole paysanne (on dirait aujourd’hui la parole du peuple), mais ils l’ont transcrite et interprétée à leur manière. Il est d’ailleurs frappant de voir à quel point le cahier de Chénérailles est ordonné et bien rédigé. Ce n’est pas une parole brute qui s’exprime sans filtre, ce sont plutôt des revendications précises, élaborées et mises en forme par ceux qui ont l’habitude de manier la langue et d’écrire. Sous réserve d’inventaire et de ce que donnera le « Grand Débat », on sent une nette différence avec le mouvement actuel qui récuse toute forme d’intermédiation.

Un thème très présent dans le cahier de Chénérailles (et dans beaucoup d’autres en 1789), alors qu’il est aujourd’hui totalement absent, est celui des abus, de l’iniquité et de l’arbitraire de la justice : « Les prérogatives les plus honnies sont celles qui tiennent à la justice seigneuriale », note Roger Chartier dans son article. Si aucune institution n’échappe aujourd’hui totalement à la vindicte populaire, le système judiciaire ne vient pas en première ligne des critiques, alors que, d’après Roger Chartier les doléances le concernant concernaient la moitié des critiques formulées dans les paroisses en 1789. Le cahier de Chénérailles se prononce ainsi pour « la réforme des abus relatifs aux tribunaux, à l’administration et aux universités » (article VII) et plus loin (article IX) « pour la suppression des tribunaux d’exception en attribuant aux juges ordinaires la connaissance des affaires qui leur étaient dévolues ». Au fond, c’est l’état de droit qui est réclamé. Personne ne conteste sérieusement qu’il prévale aujourd’hui, même si certains en critiquent le fonctionnement.

De façon assez surprenante, le cahier de Chénérailles montre des Français également sensibles au bien public et à l’intérêt général. On se préoccupe, dans le cahier de Chénérailles de « la dette publique », et on se propose de la « liquider » en libérant la finance de charges indues liées à l’entretien de domaines qu’elle doit supporter ; soit de manière plus radicale, en « supprimant les ordres religieux » (le « faire payer les riches » de l’époque !). Les habitants de Chénérailles expriment également ce souci du bien public en réclamant « la dotation d’un hôpital général pour la Province en accordant à chaque ville un certain nombre de lits », et « l’établissement pour la Province d’un collège unique de plein exercice ».

Finalement, comme aujourd’hui, le cahier de Chénérailles et beaucoup d’autres dénoncent des « abus » (le terme est récurrent dans les cahiers de doléances, nous dit Roger Chartier), mais s’ils portent en grande partie sur la fiscalité, ce ne sont évidemment pas les mêmes qui sont pointés du doigt. Les privilèges de la noblesse et de l’Église sont dénoncés, mais aussi les entraves à la liberté de commercer (droits d’entrée), d’occuper des charges (vénalité des offices) et de circuler (octrois et péages). Et plutôt que de faire appel à l’État (et au pouvoir royal), on veut réduire son emprise sur la société. On voit poindre dans le cahier de Chénérailles et beaucoup d’autres à l’époque, l’amorce d’une société démocratique et libérale (qui connaîtra bien des vicissitudes), aujourd’hui radicalement contestée par une frange au moins de la population.

 

[1] Chénérailles enverra un enfant du pays, Guillaume Boërry, comme député du Tiers État en 1789.

[2] Voir les travaux de François Furet et ceux de Roger Chartier, par exemple « Cultures, Lumières, doléances : les cahiers de 1789 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n°1, janv-mars 1981.