Macron l’évangéliste edit

21 février 2017

La campagne d’Emmanuel Macron s’effectue en tournant les yeux vers le « nouveau monde » – le capitalisme numérique comme matrice d’organisation de nos sociétés en devenir. Tout comme les founders de la Silicon Valley, le candidat d’En Marche revêt dans ses meetings les habits du prédicateur. Il pose en visionnaire, investi d’une compréhension intime de l’avenir et des fructueuses potentialités qu’il recèle. Il parle d’un monde où tout le monde gagne et où personne ne perd. S’il capte la lumière, c’est pour cette raison. Ce faisant, son message galvanise par ses intonations émotionnelles et son projet est suffisamment embrumé pour que beaucoup de monde s’y projette. Il incarne celui en qui on a envie de croire. Il signe l’entrée de l’évangélisme sur la scène politique française, comme certains observateurs l’ont noté. Des Lumières faisons table rase, place à l’enchantement. Est-ce si grave ?

« Soyez insatiables, soyez fous, lance Steve Jobs dans son discours de Stanford en 2005. Tim-Berners-Lee, co-inventeur du World-Wide-Web, est accueilli par un public brandissant des petites bougies allumées lors du Festival Futur-en-Seine de juin 2014. « Il faut que nous nous demandions quel monde nous voulons créer », telle est la question par laquelle Nathan Blecharczyk, un des fondateurs d’Airbnb, a ouvert le « Collaborative, Peer, and Sharing Economy Summit », à l’Université de New York, en mai 2014, entonnant alors le gospel du milieu. Emmanuel Macron inscrit sa campagne dans cette lignée. Il n’a de ce fait pas besoin de décrire précisément le cosmos à venir, il s’agit tout simplement de convoquer le futur comme une évidence enthousiasmante, à la manière de ces grands événements festifs organisés par le monde des techies, ces shows où l’on célèbre le changement de paradigme induit par le numérique.

Le 4 février à Lyon, suffisamment détendu pour ne pas paraître guindé mais solennel sur son podium placé au centre d’une salle frémissante (plus de 10 000 participants), Emmanuel Macron égrène son discours. Allure gaullienne, derrière un pupitre marqué du drapeau tricolore, concentré au point de parler parfois en phrasé, il déroule un texte finement écrit et projeté sur un prompteur, émaillé de citations ajustées mais assez Lagarde et Michard pour ne pas être pas trop pédantes (René Char, Emile Zola et Charles Péguy). Il décline des variations autour des mots Liberté, Egalité, Fraternité, une sémantique dont l’originalité ne saute pas aux yeux, mais tout est dans la scénographie, et la ferveur du candidat. Gravité et émotion – au point de fermer les yeux en chantant la Marseillaise ou en lançant un « Je vous aime farouchement » à son public –, il affirme : « faire de la politique ce n’est pas un métier, c’est une mission ».

C’est bien l’impression que cherche à transmettre le candidat qui insiste sur ce moment historique rare où le destin de la France hésite tant elle est traversée par des mutations profondes, le numérique, l’écologie et où, dans la foulée, émergent les interrogations sur ce que signifie le progrès. « La période que nous vivons est grave ». Emmanuel Macron apparaît comme le guide qui va permettre de franchir cette épreuve en douceur, qui va chasser « les passions tristes » et faire entrer la France dans le siècle nouveau. En s’appuyant sur quelle force ? « Cette ferveur unique, l’amour de notre pays ». « Il nous faut dans ce contexte tenir notre rang et savoir quelle est notre histoire et le fil de celle-ci ». Rien de tragique au fond, car le candidat dégage une impression de confiance heureuse dans le destin national. Autour de lui, la foule s’extasie, et clame le classique « on va gagner » et le non moins classique « Macron Président ».

Le thème de la liberté tire cet attelage sémantique.  Il l’associe à sa propre trajectoire, qu’il n’hésite pas à livrer en toute transparence, comme acquis aux valeurs californiennes. Ainsi, la liberté apparaît en filigrane dans son histoire familiale (sa grand-mère qui est partie des Hautes-Pyrénées pour aller vers la ville), son histoire personnelle (c’est ce sentiment qui nous a fait avec Brigitte nous aimer, vouloir, bâtir) et ce thème subordonne, pour lui, l’égalité, et la fraternité. Il évoque successivement la liberté des peuples, la liberté de conscience, le combat pour l’innovation, la liberté d’entreprendre. La société nouvelle est celle d’hommes et de femmes libres, invités à s’inventer eux-mêmes et à se coordonner pour faire progresser la collectivité. Si cette constatation n’a rien de téméraire, elle a le mérite de bien cerner l’époque.

Le programme politique du candidat ne déborde pas de précision (pour le moment), et s’inscrit dans le droit fil de mesures social-libérales que François Hollande, d’ailleurs, entre timidité et tergiversations, a tenté de tracer. Hymne à l’Europe et au multiculturalisme, propulsion de l’écologie « comme projet de civilisation », amour de l’entrepreneuriat, foi dans les études et le travai – « je crois que la véritable promesse progressiste ne consiste pas à distribuer un revenu universel mais à permettre à chacun de vivre dignement de son travail », déclare-t-il au magazine We demain. Un cadrage idéologique en communion avec les gagnants de la mondialisation et de la transition numérique. En Marche fait ses meilleurs scores dans la génération Y et celle des baby-boomers (22% d’intentions de vote chez les moins de 35 ans ainsi que chez les + de 65 ans) : ceux qui naturellement se tournent vers l’ère nouvelle, d’une part, et ceux qui, quand ils avaient vingt ans, en ont dessiné les prémisses, d’autre part. Ses militants se recrutent chez les cadres supérieurs et les couches intermédiaires (26% d’intentions de vote contre 9% pour les ouvriers) et les hauts diplômés (29% des bac + 2 contre 17 % de ceux qui n’ont pas le bac). En vérité, le niveau éducatif et culturel opère comme la ligne de partage des eaux la plus décisive entre la « macronie » et le reste de la société.

Ne pas s’engager sur un programme précis relève d’un calcul bien compris, celui de rameuter des ouailles. Plus encore, il correspond à une autre façon de faire de la politique. Pas de parti, mais un mouvement dans lequel le lien relève plus du sentiment affinitaire et de l’espoir partagé que de l’adhésion à un catéchisme. Le candidat Macron n’use pas d’un vade mecum différent de celui des autres candidats : sillonner les villes et les campagnes, disséminer l’information grâce à une armée de community managers, le tout ponctué par des meetings remplis de militants en surchauffe. Mais par le choix des lieux où il se pose (unités productives et laboratoires high tech, bibliothèques ou fermes d’avenir de l’agriculture bio), par ses axes discursifs (la nouvelle économie, l’écologie, l’Europe) par cette manière de tenir en solo des récitals prophétiques, le leader d’En Marche exalte l’imaginaire du monde nouveau. Sa démarche, dans sa singularité, suggère qu’il est là pour renverser la table, laisse entendre qu’il connaît et maîtrisera les recettes pour réformer le pays, et que son charisme et ses liens avec la société civile seront gages d’efficacité.

Les sondages, plutôt favorables, attestent que les stand up du créateur d’en Marche caressent d’une liturgie apaisante une société française devenue agnostique face à la politique. Ses prédications abritent un programme qui, par les bribes qui en sont dévoilées, paraît assez plan-plan, suivant la courbe d’évolutions déjà esquissées – mais jamais menées très loin, il faut l’avouer, en raisons de fortes résistances internes à la société française. Parfois, le doute s’insinue : chante-t-il le monde nouveau ou se raccroche-t-il à l’ancien ? Sera-t-il porteur de mesures pour restaurer l’état du pays dans le contexte de la transition numérique, son laser magique et ses liens dans la société suffiront-ils pour permettre l’application d’un programme qui conjugue libéralisme et innovation sociale ? En d’autres termes, pour le moment, la forme de la campagne Macron est disruptive, mais le fond ne l’est pas du tout. Et pour les électeurs désorientés par le champ de ruines dans lequel se trouvent les partis de gouvernement, voter pour le leader d’En Marche relève de l’acte de foi, et d’un pari sur un nouvel imaginaire et un nouveau mouvement politique.