États-Unis: le bipartisme en crise edit

7 novembre 2020

Le scrutin du 3 novembre a retenu l’attention en raison du côté spectaculaire de ce duel pour la présidence de la plus grande puissance du monde. Toutefois, l’affrontement entre Trump et Biden ne doit pas dissimuler une autre réalité de la vie politique américaine, les multiples votes, nationaux pour le Congrès et le Sénat, locaux pour les assemblées des États. Globalement, et malgré la victoire désormais très probable de Biden, le bilan est négatif pour le parti démocrate dont les efforts de rénovation entrepris depuis quatre ans n’ont guère été récompensés par un électorat plus divisé que jamais.

L’absence d’une vague bleue

À la veille du scrutin, les dirigeants du parti démocrate et la plupart des observateurs prédisaient, au vu de sondages extrêmement favorables, une forte vague bleue. De ce fait, les stratèges du parti avaient mené une campagne électorale très agressive et coûteuse pour conquérir la majorité au Sénat et renforcer leur position dans les assemblées des États. Ils étaient conscients en effet que Biden aurait besoin du soutien du Sénat pour faire passer un certain nombre de réformes et entériner d’éventuelles nominations de juges à la Cour suprême et dans les cours fédérales. Par ailleurs l’enjeu des assemblées locales était important pour le bon déroulement des futures élections car ce sont ces instances qui approuvent le redécoupage des circonscriptions pour le Congrès au vu du recensement décennal qui vient de se terminer. Or, les États-Unis ont une longue tradition de gerrymandering, c’est-à-dire de découpage partisan pour faire perdre des sièges à l’adversaire politique.

Sur tous ces points, les résultats ont été décevants. Loin de renforcer leur majorité au Congrès comme ils l’avaient prévu, les démocrates ont perdu une dizaine de sièges notamment en Floride et dans l’État de New York et ils ne devancent plus les Républicains que d’une vingtaine d’élus. De même leur espoir de conquérir la majorité du Sénat que faisaient miroiter les sondages se sont quasiment évanouis, sauf à gagner les deux run-off qui s’annoncent en Géorgie. Il leur faudra donc très probablement cohabiter avec le leader des Républicains de la haute assemblée, Mitch Mc Connell qui ne leur fera aucune concession.

Sur le plan local la désillusion est encore plus grande. Non seulement les Républicains ont conservé le contrôle de la majorité des assemblées locales, 59 sur 99, mais ils ont conquis les deux chambres du New Hampshire, un État plutôt démocrate. Ils pourront donc influencer la composition des tribunaux locaux et poursuivre leur combat contre le droit à l’avortement. Cette stabilité a étonné les professionnels des deux partis. Il faut remonter à plus d’un siècle pour retrouver une situation où les sortants ont été globalement reconduits.

Comment expliquer un pareil échec et quelles en seront les conséquences sur l’avenir d’un parti qui reste une composante essentielle de la démocratie américaine ?

Les premiers éléments dont on dispose semblent montrer l’erreur stratégique majeure des Démocrates qui ont mené à grands coups de messages télévisés une campagne nationale axée sur le rejet de Trump et la nécessité d’affronter la pandémie négligée par le président sortant. Or les enquêtes d’après scrutin constatent que les électeurs surtout préoccupés de leur situation personnelle ont donné la priorité à l’état de l’économie et ont globalement conservé leur confiance dans leurs élus, gouverneurs et assemblées de l’État jugés les mieux placés pour sauvegarder leurs intérêts et leur santé face au lointain pouvoir de Washington. Pour beaucoup d’entre eux, le maintien de Trump à la Maison Blanche ne posait donc aucun problème. Les chiffres sont probants. Le président sortant a recueilli sur le plan national 70 millions de voix (chiffres de samedi matin), moins que Biden qui en a déjà récolté plus de 74 millions, mais nettement plus qu’en 2016 grâce à un afflux de nouveaux votants.

Une autre source de déception a été le vote des hispaniques. On oublie trop souvent que ceux-ci avec plus de 30 millions d’électeurs constituent la plus importante minorité du pays distançant largement les afro-américains et sont en forte croissance en dépit des mesures anti-immigration prises depuis quatre ans par le président. Or, loin de les rallier en masse comme le souhaitaient les dirigeants démocrates, affichant leur parti comme celui des minorités, ils ont voté à 32% pour Trump et dans des États comme la Floride ou le Texas ont soutenu beaucoup d’élus républicains. Du coup, la percée des Démocrates dans le Sud s’est réduite à la conquête de l’Arizona et le Texas est plus que jamais hors de portée en dépit des pronostics de certains experts qui considéraient que son basculement à gauche était inéluctable.

Enfin, si les grandes agglomérations ont confirmé leur attachement croissant au parti démocrate qui est désormais la formation des élites urbaines, les zones rurales se sont mobilisées nettement plus qu’en 2016 en faveur de Trump et des Républicains ce qui a aidé ces derniers dans de nombreux États à conserver leur majorité.

Le parti démocrate à la recherche d’une nouvelle stratégie

Il est clair que le scrutin du 3 novembre constitue un choc majeur pour le parti démocrate qui va devoir repenser complétement sa stratégie et son organisation dans un climat d’affrontements sévères entre une aile gauche très motivée et une majorité centriste affaiblie par ces médiocres résultats.

Dans une longue étude publiée dans le New Yorker du 5 novembre, Nicholas Lemann examine la situation présente des deux grands partis qui doivent préparer leur avenir face à la fin prévisible du règne de Trump. Il souligne que les Républicains peuvent tirer profit des divisions des Démocrates et de leur incapacité à reconquérir leur électorat traditionnel de Blancs sans diplômes qui les avaient abandonnés en 2016 et ne sont revenus que de manière très limitée en 2020. Selon lui, un retour aux valeurs traditionnelles du parti républicain en faveur du libre-échange et d’une réduction du rôle de l’État semble peu probable. L’ère du reaganisme est bien close. Il existe en revanche un courant important dans ce parti pour « faire du Trump sans Trump », c’est-à-dire rester le parti des classes populaires alors que les Démocrates en se renforçant dans les grandes agglomérations confortent leur image de parti des classes supérieures à l’aise financièrement et diplômées.

Lemann observe que cette orientation peut aider aussi le parti de Trump à séduire les hispaniques. Ceux-ci sont souvent conservateurs sur les sujets sociaux et très influencés par les évangélistes qui les incitent à soutenir le parti républicain dans son combat contre le droit à l’avortement. Les récents votes en Floride illustrent parfaitement l’ambivalence de cet électorat. L’État a reconduit les élus républicains et donné une majorité de voix au président sortant mais il a aussi adopté à une large majorité une disposition visant à porter à 15 dollars le salaire horaire minimum.

Le parti démocrate va donc devoir concilier les attentes contradictoires de ses militants pour aider efficacement le président Biden et gagner les futures échéances électorales. Il lui faut répondre aux attentes d’une aile gauche incarnée notamment par la jeune et charismatique Alexandria Ocasio-Cortez, qui réclame un plan vert plus protecteur de l’environnement et une lutte plus vigoureuse contre les discriminations raciales, et un courant centriste soucieux de tenir compte des revendications des classes populaires blanches et aussi hispaniques qui souffrent économiquement et restent très conservatrices sur le plan des mœurs. Or la plupart des élus de l’aile gauche viennent de circonscriptions où les Démocrates sont, de toutes façons, très majoritaires. Il est loin d’être assuré que leur discours peut permettre de gagner des circonscriptions ou des États où les deux partis s’équilibrent. Conserver ou conquérir, c’est le dilemme existentiel de ce grand parti. Dès le 5 novembre, comme le rapporte le Washington Post, les élus ont commencé à s’affronter sur leurs responsabilités réciproques.

Ainsi le scrutin du 3 novembre a illustré la crise du bipartisme américain. Le débat des prochains mois aura une importance capitale pour l’avenir de la démocratie dans ce pays et comportera d’importantes leçons pour les Européens.