Que se passe-t-il en Israël? edit

2 mai 2023

En novembre 2022, après plusieurs élections sans résultat décisif,  et sans aucune possibilité de constituer un gouvernement, de nouvelles élections législatives ont eu lieu en Israël. Cette fois-ci, le scrutin a permis à Binyamin Netanyahou, le chef incontesté du Likoud, de constituer une coalition constituée des partis de droite et d’extrême-droite, avec l’appui des trois partis ultra-orthodoxes. Ce nouveau gouvernement remplaçait celui dit « changement », un gouvernement centriste modéré, qui avait tenu une année.

Les résultats de ces élections n’ont pas été contestés, et le gouvernement Netanyahou a été constitué selon toutes les règles démocratiques. Dans le système israélien, les élections ont lieu à la proportionnelle, selon un système de listes, et la Knesset a toujours été constituée de nombreux partis, qu’il faut parvenir à rassembler (souvent difficilement) pour constituer une coalition de plus de 60 députés (sur 120). Seule la condition de passer le seuil de représentation de 3,25% (ou quatre députés) a un peu restreint le nombre des partis représentés à la Knesset par rapport à l’extrême fractionnement du passé. Deux partis de gauche et d’extrême-gauche, qui auraient pu empêcher la droite d’arriver au pouvoir, n’ont pas réussi à atteindre ce seuil de représentation et ont été éliminés : le parti Merets (gauche sioniste) et le parti Bal’ad (arabe, antisioniste). Netanyahou a donc réussi à constituer une coalition de 64 députés (sur 120) sur la base de six partis : Likoud, Agoudat Israel, Degel Hathora (ces deux partis ultra-orthodoxes unis dans le « Judaïsme de la Thora »), Shas, Sionisme religieux, et Force juive.

Au lendemain des élections et jusqu’à la constitution de ce gouvernement, de très loin le plus « à droite » et le plus « religieux » de l’histoire de l’Etat d’Israël, ce sont plutôt la stupeur et la tristesse qui l’emportaient dans de larges secteurs de la société. Voir Binyamin Netanyahou, sous le coup de trois accusations pour corruption, et en procès devant le tribunal de district de Jérusalem, être à nouveau Premier ministre, voir avec effroi la liste problématique des élus du Likoud, constater l’appétit féroce des partis ultra-orthodoxes, décidés à obtenir des fonds énormes de l’État et à faire passer des lois de coercition religieuse, voir deux partis d’extrême-droite racistes, annexionnistes et homophobes obtenir des portefeuilles ministériels importants, et surtout voir le délinquant Itamar ben Gvir, ancien partisan du néo-fasciste Meir Kahana, chef du parti raciste Force juive recevoir le ministère de la Sécurité intérieure, tout cela ne présageait vraiment rien de bon. Lorsqu’on a su les exigences incroyables des partenaires du Likoud, et le fait que Netanyahou avait finalement accédé à toutes leurs demandes, la tristesse a commencé à faire place à la colère, y compris dans les rangs de la droite « modérée » qui avait pourtant voté Likoud.

Et malgré tout, beaucoup s’étaient laissés à penser qu’au fond ce n’était pas si terrible, que Netanyahou était un homme expérimenté qui ne se laisserait pas dicter sa conduite, et qu’au fond le Premier ministre était un « pragmatique » sans réelle idéologie. Ce qu’on pensait surtout, c’est que le Premier ministre voudrait s’attaquer en priorité aux deux grands problèmes qui inquiètent  la population israélienne, à propos desquels il avait vivement attaqué le précédent gouvernement, et sur lesquels il avait fait toute sa campagne électorale : la cherté de la vie, devenue insupportable en particulier pour le public du Likoud, constitué des couches les plus défavorisées de la société, les villes de développement de la périphérie ; et la sécurité intérieure, menacée par le terrorisme, l’absence de toute autorité dans le sud du pays, notamment autour des tribus bédouines, et les dangers aux frontières, face au Hamas à Gaza et au Hezbollah au Liban.

C’est donc avec stupéfaction et même incrédulité, que l’ensemble du pays a vu le nouveau gouvernement s’attaquer en premier lieu aux institutions judiciaires du pays et tout particulièrement à la Cour Suprême, pourtant considérée dans le monde entier comme un modèle et comme le pilier de la démocratie israélienne. Deux hommes ont été chargés par Netanyahou de mener à bien cette « révolution judiciaire » : le nouveau ministre de la Justice Yariv Levine (Likoud) et le président de la Commission des lois de la Knesset, Simha Rotman. De quoi s’agit-il exactement ? Il s’agit de faire passer une série de lois dont l’unique but est d’affaiblir au maximum les pouvoirs de la Cour Suprême pour, en réalité, faire du pouvoir judiciaire un instrument du gouvernement (qui règne déjà sur le pouvoir législatif grâce à sa majorité). On n’évoquera pas ici la longue liste de lois annoncées, notons seulement les principales : d’abord la loi dont le but est de modifier la composition de la commission chargée de choisir les juges, pour que le gouvernement y ait une majorité lui permettant de choisir les juges de la Cour Suprême qui lui conviennent ; ou encore la loi interdisant à la Cour suprême d’invalider pour inconstitutionnalité des lois fondamentales votées par la Knesset ; ou encore la loi permettant à la Knesset de revoter et faire passer, par une simple majorité de 61 députés, une loi invalidée par la Cour Suprême ; etc. Bref une série de lois gouvernementales dont le but transparent est de « mettre au pas » la Cour Suprême, qui est sans conteste la principale garante des droits de l’homme et des libertés publiques en Israël.

La première question qu’on se pose est : pourquoi ?  Pourquoi remettre en cause, et en fait démolir, une institution judiciaire donnée en exemple aux étudiants en droit des meilleures universités dans le monde ? D’autant que chacun sait que l’une des raisons pour lesquelles les différents gouvernements israéliens et l’armée israélienne n’ont pas été poursuivis pour leurs actes devant les institutions internationales, comme la Cour pénale de La Haye, est que ces institutions judiciaires internationales ont toujours considéré la Cour Suprême d’Israël comme le garant de la démocratie israélienne, et que l’existence même de cette Cour Suprême unanimement respectée ne nécessitait pas la mise en accusation d’Israël, de ses officiers et de ses soldats… Alors pourquoi ?

D’abord, on remarquera que la Cour Suprême n’a jamais vraiment été en odeur de sainteté dans les cercles de droite et surtout dans les milieux religieux orthodoxes en Israël. Cette Cour a souvent été vue comme « empêchant de tourner en rond » ou comme « mettant des bâtons dans les roues » du pouvoir. La Cour a souvent (mais pas toujours !) défendu les droits des Palestiniens et condamné (parfois) les exactions des militaires. Elle a par exemple obligé Israël à modifier le tracé du « mur de sécurité », demandé au gouvernement de faire une loi sur la mobilisation des ultra-orthodoxes, etc, etc. Cette détestation relative de la Cour dans les milieux religieux et de droite est très ancienne et bien connue, et il n’y a là rien de très nouveau (il faut toutefois remarquer que Menahem Begin, figure emblématique de la droite israélienne, faisait partie de l’ancienne génération, très respectueuse à l’égard des juges et de l’Etat de droit). Cette détestation à l’égard du pouvoir judiciaire s’est d’ailleurs beaucoup accentuée depuis une vingtaine d’années, depuis que le président charismatique de la Cour Suprême de l’époque, le juge Aharon Barak, a donné à la Cour Suprême une orientation beaucoup plus « activiste », lui permettant d’intervenir beaucoup plus souvent, par exemple pour juger les lois de la Knesset et prononcer le cas échéant leur inconstitutionnalité.

Il faut ajouter à cela que le pouvoir judiciaire est parfois même critiqué dans les cercles libéraux, mais pour des raisons d’ordre pratique, comme l’extrême lenteur de la justice et le fait que les procès prennent de nombreuses années, ou encore le fait que la Cour Suprême reste la chasse gardée des élites de la bourgeoisie intellectuelle ashkénaze « tel-avivienne », et ne représente pas assez l’hétérogénéité de la population israélienne (séfarades, arabes, orthodoxes…). Mais bien évidemment, ce à quoi appellent en général les critiques du pouvoir judiciaire, c’est à des changements mineurs, des améliorations ou des adaptations, pas à une démolition en règle…

La raison la plus vraisemblable de ce déchainement anti-juges est liée au procès pour corruption de Netanyahou. Ce procès, déjà bien commencé, se terminera forcément un jour, peut-être par une sévère condamnation et, qui sait, peut-être par la prison. Netanyahou sera bien obligé de présenter un appel à la Cour Suprême, et il souhaiterait certainement, ce jour-là, que la Cour soit peuplée de juges « complaisants »…

Toujours est-il que l’annonce par le ministre de la Justice du catalogue des « réformes » que le gouvernement voulait faire passer à la Knesset a mis le feu aux poudres. Le nombre incroyable de lois prévues, leur caractère total, absolu et destructeur, le fait que le gouvernement disait passer outre à toute critique ou remise en cause, et surtout le fait que ces lois plaçaient les juges entre les mains des politiciens, a frappé tous les démocrates et libéraux israéliens de stupeur et les a poussés à descendre en masse dans la rue.

Les manifestations qui ont lieu contre la révolution judiciaire ont été, et sont toujours, sans précédent dans l’histoire de l’État d’Israël. Tous les samedis soirs, sans jamais se décourager, des centaines de milliers de personnes défilent dans les rues des villes.  Naturellement, les plus importantes manifestations ont lieu à Tel-Aviv, capitale économique qui apparait comme la forteresse du libéralisme. Les slogans ne laissent pas place au doute quant à la colère des manifestants : « Trois pouvoirs, pas un de moins ! », « Yariv Levine, ici ce n’est pas la Pologne ! », « Ohana (président de la Knesset, Likoud), ici ce n’est pas la Hongrie ! », « Israël n’est pas une dictature ! »

La plus importante manifestation a eu lieu après que Netanyahou a renvoyé le ministre de la Défense Yoav Gallant, qui avait « osé » demander l’arrêt de la réforme judiciaire ! (Entre temps, affolé par la réaction populaire, Netanyahou a annulé ce renvoi). En définitive, face à la crise économique et au risque de désertion des militaires, Netanyahou a décidé de mauvais gré de « suspendre » ce train de lois, et de donner une chance aux discussions visant à un compromis entre gouvernement et opposition, qui ont lieu chez le président de l’Etat, Itshak Herzog. Mais pour l’instant aucun compromis n’est en vue, les projets de lois n’ont pas été annulés, et les manifestations continuent de plus belle.

La question la plus intéressante porte sur l’interprétation de cette révolte totale, massive, contre la révolution judiciaire. Il n’y a aucun précédent d’un tel bouleversement dans l’histoire du pays, sauf peut-être lors de la guerre de Kippour ou encore la grande manifestation (certains ont parlé de 400 000 personnes) après le massacre de Sabra et Chatila. Bien sûr, il y a la prise de conscience que la démocratie est violemment remise en cause, et qu’Israël risque de glisser vers l’illibéralisme de la Pologne et de la Hongrie, où les atteintes à la démocratie ont commencé par les attaques contre l’indépendance des juges. Mais il semble bien que les causes de la révolte, dans le cas d’Israël, soient beaucoup plus subtiles et beaucoup plus profondes. L’importance stupéfiante des manifestations, le nombre et la diversité des participants, jeunes et vieux, religieux et laïcs, ashkénazes et séfarades, cet immense réveil auquel on assiste aujourd’hui appellent à une analyse autre que purement constitutionnelle et politique, et beaucoup plus liée aux mentalités et à l’ethos.

Il y a un « ethos » israélien, que j’ai étudié en détail dans mon livre La Nouvelle Histoire d’Israël (Gallimard). C’est cet ethos qui est enseigné et répété sans fin dans les écoles, à l’armée, dans les livres comme dans les films. Il comporte des éléments bien connus, qui ont avec le temps long forgé les mentalités des Israéliens : le sionisme, les pionniers, les kibboutzim, les persécutions, la Shoah, la guerre d’Indépendance et les guerres d’Israël, la culture familiale, le rassemblement des exilés, et même le falafel et le houmous, et bien d’autres éléments encore. Tout cela, pêle-mêle, constitue l’ethos israélien, reconnaissable entre tous et auquel la grande majorité du pays est foncièrement attachée. C’est l’essence même de soixante-quinze années d’Israël, et même plus, puisque cet ethos s’est constitué bien avant la création de l’Etat, à l’époque du Yichouv juif pré-étatique en Eretz-Israel.

En un mot, je pense qu’au-delà des détails de la révolution judiciaire que le nouveau gouvernement a voulu entreprendre sans en imaginer les conséquences, cette masse d’Israéliens que l’on voit dans la rue a eu le sentiment puissant et violent que ce que l’on cherchait à leur prendre, à leur voler, à détruire et à remplacer par quelque chose d’autre, c’est cet ethos israélien, c’est l’Israël qu’ils ont connu, qui les a imprégnés et a forgé leur identité. Imposer violemment et d’un seul coup un bouleversement des mentalités les plus ancrées, c’est quelque chose qu’aucun gouvernement avec un minimum de connaissance historique et anthropologique ne devrait tenter.