Présidence Trump: où sont les contre-pouvoirs ? edit

10 mars 2017

Après six semaines d’exercice du pouvoir, l’on est à peu près fixé : Donald Trump reste lui-même. Le candidat ne s’est pas transformé en devenant président, et les marques les plus inquiétantes de sa personnalité demeurent. D’une certaine façon, il reste en campagne : l’outrance, la sensibilité aux critiques, l’obsession portée à des faits minimes, l’impatience envers les critiques et l’ignorance des problèmes de fond continuent à se manifester chez lui de façon éclatante. Cependant, il reste fidèle à ses idées, qu’il a entrepris de mettre en œuvre de façon improvisée mais résolue. Ceux qui avaient vu en lui un provocateur, qui s’assagirait une fois aux affaires, se sont trompés.

Dans cette situation, quels sont les contre-pouvoirs susceptibles de modérer les excès de style et d’idées du nouveau président et, ce qui est plus important, de s’opposer à la réalisation de ses projets les plus excessifs ? Les premières semaines de la présidence Trump tendent à montrer que le Congrès et le Parti républicain ne joueront pas le rôle modérateur que l’on pouvait attendre d’eux. En même temps, l’on discerne mieux le cœur du programme de Trump, celui qu’il veut absolument mettre en œuvre : c’est la promesse de protection tout ensemble contre l’immigration, le terrorisme et la concurrence économique étrangère déloyale  qu’il a faite à l’électorat blanc de la classe moyenne. L’unité probable des Républicains et de Trump sur ce cœur protectionniste et nationaliste de son programme est lourde de menaces pour le système commercial mondial et pour l’Europe.

Les premières semaines de la présidence de Donald Trump tiennent en quelques mots.

Chaos : celui qui a régné sur les aéroports américains dans les jours qui ont suivi la mise en œuvre de son décret interdisant l’immigration en provenance de sept pays du Moyen-Orient et d’Afrique. Le chaos n’était que le reflet de celui qui régnait dans son administration : préparé par son premier cercle politique, le décret a été signé alors que le texte n’avait pu être examiné par les administrations compétentes, dont Homeland  Security, qui n’ont pu ni l’expertiser, ni s’y préparer. Elles ont été totalement prises au dépourvu lorsqu’il a fallu l’appliquer, jusqu’à ce qu’il soit suspendu le 4 février par un juge fédéral (Trump l’a aussitôt qualifié de « soi-disant juge ») ;

Fausses nouvelles, faits alternatifs  et ennemis du peuple : en quelques jours, les relations entre la Maison Blanche et la presse ont dégénéré en affrontement ouvert.  Entre l’obsession étrange de Trump de prouver que le public présent à son investiture était le plus nombreux jamais réuni en la circonstance, l’invocation à l’appui de cette thèse de l’existence de ‘faits alternatifs’ par sa conseillère Kellyane Conway (l’expression est aussitôt devenue proverbiale), la réaction exaspérée de Trump à la suite de fuites, qui lui a fait qualifier celles-ci de fausses nouvelles (fake news) et leurs propagateurs d’ennemis du peuple, ces relations ont atteint un point bas dont le dernier exemple remonte à la présidence de Richard Nixon ;

Tweets : ils continuent, et ce mode d’expression peu présidentiel et dangereusement adapté à la propension de Trump à réagir dans l’instant et à tout propos, perpétue le style direct et la relation instantanée avec son public qui ont assuré son succès. Trump a plutôt bénéficié en termes d’opinion de la poursuite de cette habitude (ses tweets reflètent un indéniable talent de communication), qui l’expose néanmoins au risque permanent du dérapage : lorsque, le 5 mars, il a accusé Obama de l’avoir illégalement mis sur écoutes pendant la campagne, il a fait un faux pas dont les conséquences risquent d’être très négatives pour lui (aux Etats-Unis, l’on peut tout dire, mais l’on ne badine pas avec la loi et l’on n’accuse pas à la légère quelqu’un de l’avoir violée) ;

Etat profond (the deep state) : Trump a vivement critiqué le FBI, qu’il accuse d’avoir fait fuiter les informations sur les contacts entre des représentants russes et  son conseiller à la sécurité nationale, qui a dû démissionner pour en avoir démenti l’existence. Des observateurs se sont saisis de cet épisode pour suggérer l’idée d’une tension entre Trump et « l’Etat profond », expression forgée à propos de la Turquie et de l’Egypte où il désigne l’appareil de sécurité, avec ses objectifs politiques propres qu’il cherche à imposer aux gouvernants.  La comparaison, de ce strict point de vue ne tient pas. Mais le fait est que les relations du nouveau président avec le FBI (et la CIA qui a démenti avoir fait écouter Trump sur ordre d’Obama) sont détériorées, comme elles le sont avec l’ensemble des administrations fédérales ;

« On ne pensait pas que c’était aussi compliqué» : cette phrase de Trump à propos de l’Obamacare résume une grande partie du problème. Le 45ème président des Etats-Unis a fait à son électorat  des promesses de solutions simples et de satisfaction immédiate. Elles sont en phase avec son populisme et son ego, mais non avec la réalité, qui résiste. Devant ces résistances, Trump a divers registres de réponse : l’impatience, le sentiment d’injustice, la révolte, l’escalade, le déni, peut-être le découragement. Ce sont ceux d’un adolescent, et l’on peut craindre que sa présidence ne parvienne jamais à l’âge adulte.     

Ces quelques semaines auront permis de se faire une idée de Donald Trump au pouvoir, et le résultat confirme toutes les appréhensions. En outre, il dément –ou en tout cas conduit à relativiser- deux espoirs : celui que Trump se heurterait au parti républicain, celui-ci agissant comme un modérateur à son égard. Le second est qu’il renoncerait rapidement à mettre en œuvre son programme, en particulier en politique étrangère.

Les Républicains suivent jusqu’à présent leur président. La guerre annoncée avec le leadership du Parti républicain, que le candidat Trump avait humilié lors des primaires, ne s’est pas produite. Paul Ryan, président de la chambre des représentants, qui avait refusé de faire campagne pour lui, était censé incarner cette résistance probable : il s’est montré, depuis la victoire de Trump, soumis et même déférent envers lui.  Toutes les nominations de la nouvelle administration, même les plus improbables, ont été confirmées par le Sénat, où il n’a quasiment pas manqué une voix républicaine pour les approuver.

Hasardons quelques hypothèses, électorales et idéologiques, pour expliquer cette convergence : sur le plan électoral, les sondages montrent un électorat de Trump qui lui reste fidèle. L’opposition démocrate emprunte les méthodes de l’opposition républicaine à Obama : résistance des Etats sous contrôle de l’opposition et recours aux juridictions, tactiques qui avaient partiellement mis en échec l’Obamacare, comme elles ont réussi à suspendre l’interdiction d’entrée sur le territoire américain en février ; manifestations de rue (limitées), campagnes de presse – qui grossissent d’ailleurs à l’excès certains sujets comme les contacts du camp Trump avec les Russes qui n’étaient pas illégaux – et mobilisation de l’opinion. Ces résistances exaspèrent les partisans de Trump, dans un pays plus polarisé que jamais sur le plan politique, comme l’opposition systématique et haineuse des républicains envers Obama avait exaspéré les démocrates. Elles n’ont pas modifié les affiliations partisanes ni le rapport des forces, et les Républicains n’ont aujourd’hui aucun intérêt à entrer en conflit avec Trump.

Sur le plan idéologique il serait inexact d’opposer un président extrémiste à un appareil républicain plus modéré : Trump reflète la radicalisation du parti républicain au cours des deux dernières décennies. Leurs extrémismes ne coïncident pas exactement mais ils sont compatibles. Trump élu donne satisfaction aux Républicains sur les sujets de société (la fin des crédits d’aide internationale aux organismes qui pratiquent le contrôle des naissances, la restriction symbolique des droits des transgenres) et sur l’économie (baisse de l’impôt sur les sociétés, assouplissement de la régulation bancaire, baisse des budgets fédéraux civils, feu vert aux pipelines du Dakota et trans-Alaska). Ce faisant, il dément l’agnosticisme sur les sujets de société, et la promesse de ne pas baisser les budgets fédéraux d’aide sociale, de sa campagne. Il maintient en revanche ses promesses d’un congé parental financé au niveau fédéral, et d’un programme de modernisation des infrastructures publiques.   

Le parti et Trump ont en commun un programme sécuritaire d’intensification de la lutte contre le terrorisme et d’augmentation du budget de la défense. Le tournant pro-israélien de Trump est en phase avec les sentiments des Républicains : il a dit qu’il était très content de la situation actuelle où il n’y avait qu’un Etat, Israël, en Palestine, mais sans répudier la solution à deux Etats. Ses encouragements ayant coïncidé l’annonce de la construction de 2500 nouveaux logements dans les territoires occupés, l’administration américaine ne l’a pas condamné mais a concédé que « sans être un obstacle à la paix » l’extension des colonies  « n’aidait pas à la réaliser ».

Le programme anti-immigration et protectionniste de Trump divise les Républicains, entre sa tendance traditionnelle pro-business favorable au commerce et à l’immigration, et son aile protectionniste ; mais dans ce combat interne, qui dure depuis des décennies, le parti protectionniste s’est renforcé depuis le début des années  1990 et Trump reflète cette évolution plus qu’il ne s’oppose aux sentiments dominants du parti.

Reste le « bizarre » (référence à Michel Audiard qui n’est peut-être pas déplacée s’agissant du personnage Trump) : le sentiment isolationniste et sceptique envers l’OTAN, l’inclination favorable envers la Russie de Poutine, les incartades et les improvisations de politique étrangère. Tout cela peut inquiéter les Républicains mais s’est un peu émoussé au cours des dernières semaines.

À Munich, le vice-président Pence a donné aux alliés européens des réassurances sur l’engagement américain. Trump a réagi au dernier essai de missile nord coréen de façon à rassurer la Corée du sud et le Japon, et n’a pas critiqué la Chine à cette occasion comme il l’avait fait pendant sa campagne. Il est revenu sur sa mise en cause de la politique de la Chine unique. La polémique sur l’aide que les services russes lui auraient apportée en piratant la messagerie de la campagne Clinton et le soupçon que ceux-ci auraient pu obtenir sur lui des informations compromettantes vont le conduire à modérer son désir de rapprochement avec la Russie, dont il a d’ailleurs dit de façon un peu énigmatique qu’il ne savait pas s’il se produirait.

Il ne faut cependant pas déduire de ces relatifs signes d’assagissement que la modération va soudain devenir la marque du président Trump : en effet, ils se produisent sur des sujets secondaires pour lui, et n’atteignent pas le cœur de ses convictions et de son programme de politique étrangère. Il suffit pour s’en convaincre de lire le discours sur l’état de l’Union, où l’essentiel est dans sa description d’une Amérique qui, par naïveté, s’est ouverte au monde sans se protéger, y a diffusé sa richesse au prix d’un dépérissement de sa classe moyenne (depuis l’entrée en vigueur de l’ALENA, dit-il, le quart de l’emploi industriel a disparu aux Etats-Unis).

Dans la vision de Trump,  alors qu’elle imposait plus que partout ses entreprises, laissait taxer lourdement par ses partenaires les biens américains qu’ils importent, l’Amérique ouvrait ses frontières sans discernement et sans contrôle à l’immigration –y compris à des éléments dangereux- et aux biens étrangers. Ses remèdes : une réforme de l’impôt sur les sociétés qui les décourage de produire à l’extérieur et crée des conditions égales vis-à-vis de leurs concurrents étrangers ; maintenir le libre échange à condition qu’il soit juste ;  et Trump de promettre que l’Amérique, ses entreprises et ses travailleurs ne se laisseront plus longtemps abuser.

Il promet une politique active de répression de l’immigration illégale, et envisage de remplacer le système actuel d’immigration qui favorise les immigrants non qualifiés par un système basé sur le mérite. Il veut enfin une Amérique plus puissante militairement en mesure de se faire respecter et de faire front à ses ennemis, à commencer par le terrorisme islamiste.

Trump voit ainsi dans le commerce international un jeu à somme nulle. Il estime que les Américains y ont été floués ; il promet de corriger cette situation par tous les moyens, et de ramener aux Etats-Unis les emplois qui, par la négligence de ses prédécesseurs et les agissements de ses partenaires, sont partis à l’extérieur. Ce diagnostic d’une Amérique ouverte, dispensant sa richesse à l’extérieur sans contrepartie, est aussi celui qu’il fait en matière de sécurité, et il promet de la même façon de redresser une balance déséquilibrée des coûts et avantages des engagements américains. 

Il n’y a rien dans ce programme qui divise Trump et le Parti républicain. Or, il promet une confrontation  politique et économique avec l’Union européenne, à un moment où celle-ci n’a jamais paru aussi divisée, affaiblie par le Brexit – que Trump a endossé d’enthousiasme en prédisant qu’il serait imité par d’autres – et incertaine sur les évolutions politiques de ses principaux membres.

Les Européens peuvent sans doute faire face à la politique qu’annonce Donald Trump : après tout, le commerce est l’un des rares domaines où ils ont les moyens institutionnels et économiques de se faire respecter. Mais ils ne doivent pas se faire d’illusions sur le fait que des contre-pouvoirs se manifesteront spontanément aux Etats-Unis qui règleront le problème Trump pour eux. Face à lui, l’Europe devra trouver en elle-même les ressources pour défendre ses intérêts, en même temps que sa conception de l’ordre international.