La diplomatie environnementale du Maroc en Afrique: un mix intérieur-extérieur edit

7 juin 2018

Dans le travail de réinscription de sa diplomatie au sein du continent africain, le Maroc a développé un instrument particulièrement performant : le mix intérieur-extérieur ou le « jeu à deux niveaux ». La métaphore du « jeu à deux niveaux » fut introduite par Robert Putnam[1] pour décrire l’enchevêtrement et la co-influence des enjeux de politique intérieure et de politique extérieure dans la formulation des intérêts nationaux et la prise de décision aux Etats-Unis. Au Maroc, il apparaît aussi prégnant que subtil. Evidemment, il ne s’exerce pas dans les mêmes conditions que celles décrites par Putnam. Le roi du Maroc est au cœur de l’appareil décisionnel et la politique étrangère est son domaine réservé. Il n’a donc pas de comptes à rendre et n’a pas besoins d’effectuer des arrangements avec les acteurs de la politique intérieure. Cependant, comme le remarquait Putnam, l’important n’est pas de savoir laquelle de la politique extérieure ou de la politique intérieure détermine l’autre, mais de savoir quand et comment. Dans le cas du Maroc, ce mix consiste dans le développement de politiques publiques servant d’assise et de garantie à la diplomatie. C’est clairement le cas de la politique migratoire. Son orientation empathique vis-à-vis des migrants originaires du continent découle du constat que l’on ne peut s’insérer dans un ensemble régional sans associer les flux humains avec les flux économiques et culturels. C’est ce que l’Europe a fait pour elle-même et qu’elle refuse avec l’insensible obstination de la crainte à son voisinage. De fait, le Maroc est devenu, grâce à ce choix substantiel, le porteur du dossier des migrations pour l’Union africaine.

Il semble qu’un même cas de figure se dessine en ce qui concerne la diplomatie environnementale. Le Maroc est en train de développer ce levier dans le cadre de sa politique africaine entamée depuis une dizaine d’années, sur la base d’une expérience qu’il met en œuvre parallèlement dans le domaine intérieur. La transition énergétique, la protection des espaces forestiers, la gestion durable de l’eau ou encore l’atténuation de l’utilisation du plastique constituent des objectifs aujourd’hui poursuivis par ses politiques publiques. L’intégration de préoccupations environnementales dans les décisions politiques n’est pas entièrement nouvelle au Maroc : Hassan II avait déjà fait de la délimitation de « ceintures vertes » une priorité. Cependant, dès la fin de la Guerre froide, avec l’accélération de la libéralisation et de l’intégration du Maroc à l’économie mondiale, la hausse de la consommation de produits manufacturés et le développement industriel, le pays a négligé la protection de l’environnement. Il est ainsi confronté à des défis qu’il n’avait pas anticipés, à l’instar de sa participation à la pollution[2] et de sa vulnérabilité face aux conséquences futures du réchauffement climatique (stress hydrique, raréfaction des ressources agricoles, disparition des espaces verts et des espèces, etc.). 

Le Maroc a donc réinvesti le champ environnemental. Il a ainsi accueilli la Cop22 en 2016, évènement qu’il a fait coïncider avec l’inauguration du plus grand parc d’énergie solaire d’Afrique, la centrale Nour. Il s’est également donné des buts ambitieux en matière de politique environnementale pour atteindre les objectifs de Paris[3]. Ces buts, affirmés par le souverain marocain, ont été appuyés, comme à l’accoutumée, par les acteurs politiques, plusieurs partis ayant intégré dans leur programme des objectifs environnementaux ou ayant déposé des propositions de loi en ce sens au Parlement.

La rapidité avec laquelle ce mix a été mis en oeuvre découle de ce que ces politiques l’environnement servent parallèlement un objectif stratégique différent d’elles mais moteur, et surtout porté par un calendrier déterminé exigeant des résultats de court terme : faire figurer le Maroc comme une puissance africaine solidaire avec les grands défis du continent. C’est dans ce contexte que s’est réuni, le 29 avril dernier, à Brazzaville, un sommet rassemblant les chefs d’Etat et de gouvernement, afin de mettre en œuvre le Fond bleu pour le bassin du Congo, sur la base d’une initiative lancée, à Marrakech, en novembre 2016, lors de la Cop22. Cette forêt équatoriale située dans le bassin du Congo représente le deuxième « poumon » vert de la planète après l’Amazonie. Certes, la communauté internationale comme les Etats africains se sont souciés bien avant de cette situation et des risques inhérents à la déforestation de la région, mais ce sommet entendait donner plus d’ampleur à la mobilisation africaine sur le sujet.

Il s’agissait, en outre, de la première participation du souverain à une réunion internationale depuis quelques mois. Il n’avait pas participé au 29ème Sommet arabe qui s’était tenu en Arabie saoudite, le 15 avril dernier alors que sa présence avait été annoncée (ni, du reste, au précédent qui s’était tenu en mars 2017 en Jordanie). Son invitation à Brazzaville s’inscrit dans le droit fil du Sommet africain de l’action qu’il avait réuni en marge de la Cop22. Ce sommet avait rassemblé une cinquantaine de pays du continent et avait abouti à une déclaration commune dans laquelle l’initiative du Fonds bleu avait trouvé sa place ainsi que l’initiative pour l’Adaptation de l’agriculture africaine et des actions dans le domaine énergétique. A cette occasion, le président sénégalais, Macky Sall, avait annoncé la volonté de son pays de porter à 30% la part des énergies renouvelables dans le mix énergétique. A la fin du sommet, le discours de Mohammed VI donnait au Maroc une position de leader : « Je voudrais vous assurer que mon pays entreprendra toutes les actions nécessaires, et ne ménagera aucun effort, afin de faire entendre la voix de l'Afrique, dans les négociations formelles, ainsi que dans la mise en œuvre de l’Agenda global pour l’action climatique ». C’était moins de trois mois avant le retour du Maroc dans l’Union africaine.

Du point de vue des politiques publiques intérieures, le Maroc développe, depuis plusieurs années, un vaste programme d’énergies renouvelables avec MASEN (Morrocan Agency for Solar Energy). Ces énergies représentaient, en 2016, 26% du mix énergétique marocain. Il est prévu qu’elles en représentent 52% en 2030. Peu de jours avant de se rendre à Brazzaville, le roi Mohammed VI avait présidé une séance de travail portant sur l’avancement des projets portés par MASEN. Ce n’est pas la première fois qu’une telle séance de travail a lieu, montrant la supervision directe du projet par le souverain pour lequel il effectue un suivi ostensible et régulier. Lors du discours prononcé en son nom, à l’ouverture du Forum Crans Montana, en mars 2017, Mohammed VI avait évoqué la transition énergétique marocaine comme un exemple et un domaine de coopération avec les autres pays d’Afrique. Il est clair qu’avec le développement de son programme d’énergies renouvelables, le Maroc se dote, non seulement d’une politique publique intérieure nécessaire, mais aussi d’un instrument d’intervention et de légitimation soutenant son positionnement dans l’ensemble africain. Par ailleurs, le Maroc a mis en place une Agence marocaine pour l’efficacité énergétique (AMEE), qui entretient notamment une coopération soutenue avec le Sénégal.

Dans le même ordre d’idées, on soulignera la création et la promotion, par le Maroc, dans la perspective de la Cop22, de l’Initiative Adaptation de l’Agriculture Africaine, figurant dans le communiqué final du Sommet africain de l’action. Cette initiative est articulée à un domaine de compétence délimité par le lancement, en 2008, du Plan Maroc Vert (PMV), considéré par le Maroc comme une part de son expertise en termes de coopération internationale. De fait, il a signé, en 2014, un accord général de coopération Sud-Sud avec la FAO, allouant, au moment de la signature, un million de dollars en faveur des Etats africains. Le Plan Maroc Vert a également inspiré le Plan Gabon Vert et a été plusieurs fois pris en exemple, tant au Sénégal qu’en Côte-d’Ivoire. Enfin, le projet 4C, dont le but est de développer et mettre en réseau des compétences spécifiques dans le domaine de la lutte contre le réchauffement climatique, a une orientation clairement liée à la diplomatie africaine du Maroc. Comme l'indiquait l'ancienne ministre marocaine déléguée à l'Environnement, Hakima El Haite, : « l’objectif de ce Centre est de mutualiser l’expertise existante au Maroc pour la déployer vers les pays africains, dans le cadre du rôle de leadership qui échoit au Maroc en matière de lutte contre les effets des changements climatiques en Afrique ».

Si l’on rassemble, maintenant, ces différents éléments, il apparaît que le mix intérieur-extérieur, le jeu à deux niveaux de Putnam, occupe une place structurante dans la diplomatie marocaine. Il se présente comme une politique d’entrainement globale puisqu’il implique la réussite des objectifs de politiques publiques intérieures. C’est ici, toutefois, que se pose la question de leur soutenabilité, parce que le segment performant d’une politique publique est forcément articulé à d’autres segments qui ne le sont pas nécessairement. La politique de régularisation des migrants a été un succès, mais il s’agissait d’un effort précis et limité – en ce sens qu’il n’impliquait pas de multiples coordinations –, effort demandé à un ministère habitué à ce type de mission, le ministère de l’Intérieur. La mise en œuvre des énergies renouvelables a aussi été confiée à une agence spécifique dont le président est l’ancien directeur-général de Caisse de dépôt et de gestion (CDG), véritable banque de développement des projets stratégiques du Royaume. Ces structures dédiées et cette implication directe du souverain ne peuvent remplacer l’ensemble des autres structures et constituer le modèle du fonctionnement complet de l’administration, de sorte que, si l’on s’éloigne d’elles, les performances sont moins évidentes. Les migrants régularisés, par exemple, ne disposent toujours pas d’une couverture médicale (qui avait été prévue) et sont, de ce point de vue soumis aux mêmes aléas que beaucoup de Marocains, celui d’un système de santé ne parvenant toujours pas à répondre aux besoins et aux attentes de la population. De même, le bilan du Plan Maroc Vert apparaît-il quelque peu contrasté, notamment du point de vue social. Plus généralement, les politiques environnementales entreprises dans les différents secteurs apparaissent davantage comme des mesures disparates d’atténuation du réchauffement climatique, que comme des mesures accompagnant la transformation du modèle socio-économique à l’origine du problème. Dès que les politiques publiques sont structurelles et impliquent de nombreuses coordinations, le mix intérieur-extérieur apparaît, de fait, moins performant.

Il est tentant, ici, de revenir à la vieille et un peu oubliée distinction d’Edgard Pisani entre « administration de mission » et « administration de gestion ». La spécification d’un objectif mobilisateur et le contournement des procédures ordinaires est l’apanage des « missions », mais l’esprit et les méthodes de la mission ne peuvent être le commun des politiques publiques. Celles-ci sont tributaires de l’état structurel des choses et de la constance des acteurs. Les belles réussites diplomatiques que procure le mix intérieur-extérieur ne seront durables qu’à la condition que l’intendance suive. Il n’en demeure pas moins que le Maroc est parvenu à développer une diplomatie d’influence qui le met en phase avec les grandes attentes du continent, telles notamment qu’exprimées à la Conférence sur le développement durable de Johannesburg, et que la nature de celle-ci l’éloigne toujours davantage des scènes « arabe » ou « maghrébine », où il n’aurait, du reste, rien à gagner actuellement.

 

 

   

 

[1] Robert D. Putnam, « Diplomacy and Domestic Politics: The Logic of Two-Level Games », International Organization, 1 juillet 1988, vol. 42, no 3, pp. 427‑460.

[2] A l’échelle internationale, le Maroc est un petit pollueur, mais il figure parmi les plus grands pollueurs en Afrique.

[3] Son engagement est de réduire de 32% ses émissions de gaz à effet de serre en 2030, en faisant porter le poids des énergies renouvelables dans le mix énergétique à 42% à l’horizon 2020 et à 52% à l’horizon 2030 dépassant, notamment, les objectifs européens.