L’ingénierie électorale ne guérit pas de l’abstention edit
L’abstention fait dorénavant partie du jeu politique[1]. Elle s’est accrue à tous les types d’élections excepté l’élection présidentielle. Elle s’est accentuée au niveau de certaines catégories sociodémographiques : les jeunes et les classes modestes, mais elle touche toute la société française, c’est-à-dire des électeurs qui ne sont exclus ni culturellement, ni socialement[2]. Pour saisir pleinement la mécanique de l’abstention, il faut tenir compte d’une double attitude qui constitue les deux faces d’un seul et même phénomène. L’abstentionnisme, d’une part, pouvant être intermittent ou systématique, et d’autre part, l’affirmation de plus en plus tardive des préférences électorales au cours de la campagne électorale.
Cela fait évidemment écho à un problème d’offre politique, et donc à une difficulté pour les électeurs à se positionner sur l’échiquier politique[3]. Au-delà, ces deux tendances recouvrent une même mécanique sociale : celle de l’effondrement des partis politiques comme dispositif de socialisation partisane, lesquels ne parviennent plus à canaliser la colère populaire pour la transformer en propositions constructives et structurer des fidélités partisanes. À cela s’ajoute une incapacité grandissante des gouvernants à administrer la dimension émotionnelle de la société[4]. Dès lors, il faut s’attendre à ce que les variables déterminantes des prochaines élections portent à la fois sur la personnalité des candidats mais aussi sur les types d’événements sociétaux (crise migratoire, attentat, scandales divers…) qui interviendront durant la période péri-électorale.
À partir de l’examen des valeurs politiques constitutives du non-vote, nous voudrions souligner dans cet article les limites d’une intervention ciblée sur la seule ingénierie électorale pour lutter contre l’abstention. Cet article propose de discuter l’hypothèse d’une fragilisation anthropologique de l’imaginaire national et sa répercussion sur la représentation politique.
Dans un domaine tout autre, celui des choix scientifiques et technologiques, nous avons montré dans la dernière vague du baromètre de confiance politique, avec l’exemple de la vaccination, qu’une attitude réfractaire, très marquée dans la jeune génération (près de 60% en février 2021), était directement associée à une sensibilité au populisme et à une perte du sentiment d’appartenance à la communauté nationale[5]. Ce résultat va plus loin que l’hypothèse simple d’une indifférence ou d’un oubli historique des bienfaits de la vaccination. Il est à rechercher du côté d’un désamour du principe même de l’unité nationale.
On comprend mieux ainsi pourquoi les campagnes de sensibilisation civique à la vaccination ont été inefficaces. La remobilisation autour de la vaccination à compter du printemps 2021 était moins par sens du collectif que pour retrouver l’accès à tout ce que propose la société de consommation et la société des loisirs. Les Français mobilisent de moins en moins le mythe républicain dans leurs représentations comme dans leurs engagements. Le phénomène de l’abstention reposerait-il sur des ressorts structurels comparables ? De la même façon que la vaccination est de moins en moins perçue comme un principe civique d’immunité collective, on constate, à travers l’abstention, que le vote peine à être envisagé comme la pierre angulaire de la démocratie représentative, comme ce qui nous relie à la chose publique. Comment analyser ce désamour du principe de l’unité nationale ? Faut-il y voir un désaccord profond sur la manière de faire peuple, de faire société ?
Les abstentionnistes se sentent souvent méprisés. Si le mécontentement des électeurs vis-à-vis de l’ensemble de la classe politique est une évidence, il y a un net désintérêt pour des élections dont les enjeux ne sont pas compris ou déconnectés de la vie quotidienne, auquel s’ajoute fréquemment une méconnaissance des institutions régionales et départementales. Pour autant, la perception de ce qui est important n’est pas uniquement affaire de pédagogie et de connaissance. Le fait de connaître l’attribution des compétences d’une institution ou de saisir la complexité du millefeuille territorial n’a pas de lien direct avec la participation électorale. Comme le souligne le philosophe analytique Jon Elster, le fait de se déplacer pour aller voter n’est pas reliée à la conviction que notre bulletin individuel va changer la donne ; la mobilisation n’est pas de l’ordre de la certitude comptable. Le ressort principal n’est pas la connaissance. Ce qui structure le sentiment d’appartenance à la société relève de l’imaginaire collectif. L’engagement est directement relié au sentiment de faire peuple. C’est la passion républicaine qui fait bouger les foules et non pas l’évaluation rationnelle d’une quelconque utilité de l’action individuelle.
Intervenir sur l’ingénierie électorale ?
Si on part du principe que le problème de fond est l’érosion du sentiment d’appartenance aux institutions avec une France perçue comme nation désunie, est-il souhaitable d’intervenir sur la seule ingénierie électorale pour convaincre les citoyens de participer à nouveau aux affaires publiques ? Distinguons d’abord les mesures qui visent à faciliter l’accès pratique au vote. L’idée de vote obligatoire n’a pas de sens culturel pour notre pays comme cela a été souligné[6] durant les auditions. Cette mesure pourrait avoir pour conséquence une dé-ritualisation du vote en lui retirant sa part de tragique, c’est-à-dire la mémoire de sa conquête. En cela, le vote doit rester un devoir[7]. La même logique s’applique en réponse à la proposition du vote à distance qui est une procédure plutôt adaptée aux consultations. Le vote doit renvoyer aux yeux de celui qui l’exécute à un acte de décision collective et non pas à l’expression d’une opinion assimilable à la participation à une page wikipedia. Dans son exécution pratique, l’acte de vote ne doit pas se rapprocher de l’application d’un « like » sur un écran. En d’autres termes, faciliter l’accès au vote ne le rendra pas mécaniquement plus désirable[8]. Avec ces propositions, on peut s’attendre à une augmentation « artificielle » et consumériste de la participation électorale sans pour autant régler le problème de fond rattaché à un bouleversement anthropologique majeur de notre rapport à la représentation politique et à l’idée même d’État-nation.
Une autre manière d’intervenir sur l’ingénierie électorale consiste à vouloir améliorer la représentation politique en modifiant les modes de scrutin. Or, les travaux de Bernard Manin[9] ont bien montré que les valeurs démocratiques associées à la représentation varient au cours du temps. Tendre vers une représentation homothétique de la société ne s’accompagne pas nécessairement d’un regain de confiance de la part des électeurs ni d’une légitimité accrue de notre système de représentation. La confiance passe par la proximité sur le terrain, par des mesures d’action publique visant concrètement à rendre équitable les conditions d’accès à l’emploi, aux logements et à l’éducation. On est ici dans une logique tout à fait différente de la recherche d’une homologie parfaite entre les représentés et les élus qui constitue un idéal de mécanique juridique[10]. Les logiques de désignation des représentants ne sont qu’un aspect du problème de la représentation. L’essentiel se joue dans une transformation des mentalités sur le terrain des réformes. Améliorer la représentation en ajoutant une dose de proportionnelle peut présenter des vertus démocratiques mais elle ne constitue pas un levier susceptible de faire structurellement baisser l’abstention.
Les déterminants anthropologiques de l’imaginaire national
L’hypothèse d’un véritable bouleversement dans le rapport collectif à la représentation, c’est-à-dire dans ce qui fait que chaque citoyen se sent dépositaire de la souveraineté nationale, est proposée à la discussion. La puissance de ce mythe est nécessaire pour que les représentants puissent agir au nom de l’ensemble des citoyens à travers le mandat qui leur a été confié. Aussi, la légitimité de la représentation politique est indissociable d’un positionnement sur ce qui fait communauté, sur ce qui fonde l’imaginaire partagé de l’unité nationale.
Loin d’être une prédisposition cognitive irrémédiablement acquise, le sentiment d’appartenance national peut même apparaître comme un phénomène surprenant et contre-intuitif puisqu’il vise à réunir autour d’un imaginaire partagé plusieurs dizaines millions d’individus qui ne se croiseront jamais physiquement. Pour que cela fonctionne, pour que chacun porte ce sentiment d’appartenir à une nation « particulière », il faut qu’un certain nombre de présupposés cognitifs soit validé. L’anthropologue Benedict Anderson[11] a montré que l’adhésion à l’idée de nation repose sur trois éléments : la cartographie (ce qui compose l’unité territoriale, le découpage spatial de l’État et de son action), le recensement (les conditions pour être membre d’un Etat-nation) et la collection (ce que nous avons envie de garder collectivement en mémoire, le récit politique, la transmission républicaine). Or, ces trois composantes ont été progressivement battues en brèche ces dernières décennies. Se pose ainsi la question du maintien d’une représentation mentale à la fois fidèle et partagée.
1. La cartographie : une représentation territoriale de l’État et de ses composantes.
La complexité des découpages administratifs de notre millefeuille territorial est un facteur important. Il contribue au brouillage cognitif global des représentations collectives, ce qui retentit incontestablement dans le manque d’entrain pour les élections départementales ou régionales. Il faut aussi mentionner les effets de la numérisation des services publics qui mettent à mal nos représentations territorialement situées des institutions publiques. Cela institue les citoyens en consommateurs, lesquels sont davantage susceptibles de voir dans les pouvoirs publics la fourniture d’un « service »[12]. S’il ne faut évidemment pas renoncer à la numérisation et à la dématérialisation des services publics, il est indispensable que la décision publique prenne en compte ses effets sur les représentations collectives et les accompagnent.
À côté de ces facteurs fragilisant, la principale faiblesse de la dimension « cartographie » provient de l’échelle d’action de l’État qui apparaît en décalage avec la nature des revendications portées par les jeunes. Il y a d’un côté les mobilisations pour le climat qui relève du supra- et de l’internationale. De l’autre, on trouve des revendications qui s’inscrivent plutôt dans l’infra-étatique comme le co-voiturage, la régulation de la consommation des produits d’origine animale ou les circuits courts. Il y a donc une tension entre la focale d’action de l’État et la nature supra-étatiques ou inversement, micro-comportementales des revendications, avec soit un risque de dilution des souverainetés, soit une trop forte immixtion des souverainetés dans les comportements individuels. Il faut néanmoins conserver une lueur d’optimisme : l’engagement dans les associations reste corrélé à la participation électorale. Il serait dramatique que les engagements citoyens soient dissociés du vote, car cela renverrait à une situation où la société civile s’affranchirait progressivement du système représentatif et serait donc totalement autonomisée. Une dangereuse utopie (Jean-Jacques) rousseauiste en voie de réalisation !
2. Le recensement : le périmètre du collectif d’appartenance
Cette dimension cognitive est éprouvée par au moins deux types de problèmes aujourd’hui. Tout d’abord, on assiste à une multiplication de revendications politiques autour des « droits culturels ». L’attribution de droits différentiels apparaît sur l’agenda politique dans un monde globalisé, des tensions identitaires accompagnent la métropolisation des politiques culturelles[13]. Le danger de cette tendance est la rupture d’égalité en droit qui amène à distinguer des catégories de français, certains devant rendre des comptes à d’autres. Un autre aspect important lié au « recensement » a été souligné lors des auditions[14], il concerne la nécessité de maintenir une corrélation forte entre le lien civique et le lien fiscal. Si on rompt le lien fiscal, il n’y a plus de lien civique. 57% des ménages ne sont pas redevables de l’impôt sur le revenu en France. Les disparités sont encore pires à l’échelle européenne. Comment alors demander aux gens de se sentir français, puis européens si leur recensement est perçu de façon injuste et inégalitaire ?
3. La collection : la transmission des valeurs républicaines et de ses narratifs
La dimension de « collection » correspond à la sauvegarde, à la transmission et au partage de valeurs républicaines. On peut observer un écart entre la clarté de leur formulation constitutionnelle et institutionnelle, et leurs conditions de mise en œuvre. L’hommage à Samuel Paty, professeur à Conflans-Sainte-Honorine, en mémoire de l’attentat terroriste perpétré le 16 octobre 2020, est emblématique. Si le principe de la commémoration dans les établissements scolaire a bien été diffusé par le ministère, le temps de recueillement rendu facultatif, ou la notice précisant que « ce moment n’a pas vocation à être un retour sur ce qui s’est passé il y a un an, ni une évocation de Samuel Paty ou de sa mémoire »[15], montre que la procéduralisation du message républicain, notamment sa transmission aux plus jeunes, n’a rien d’évident. Les exemples de perte de rituels républicains ou de décalage manifeste entre l’énonciation et l’application de ces principes peuvent être multipliés.
Les dimensions de « cartographie », de « recensement » et de « collection » ne sont plus partagées dans les représentations collectives, ce qui se traduit par une fragmentation du sentiment d’appartenance à l’État-Nation, un désaccord sur la manière de faire peuple, et en conséquence, par un désaveu des procédures relevant de la représentation politique, incluant le devoir électoral. Aussi, le phénomène de l’abstention ne suppose pas nécessairement de faire évoluer nos cultures du vote. Il serait même important de rester attaché aux procédures électorales en tant qu’unité de temps, de lieu et d’action partagée par les citoyens. Leur invisibilisation ne ferait que conduire à une confusion avec ce qui est de l’ordre du délibératif, ou pire à la disparition de nos derniers repères procéduraux républicains. En revanche, une dématérialisation de la propagande électorale mériterait réflexion. Pour le reste, il faut travailler l’éducation civique à travers l’école, mais aussi moderniser les mouvements d’éducation populaire. Il faudrait imaginer de nouvelles médiations républicaines applicables aux jeunes populations vivant leur citoyenneté de façon contractuelle ou consumériste. Quoiqu’il en soit, l’hypothèse d’un changement drastique du paysage civique mériterait d’être approfondie. Difficile dans le cas contraire, de ne pas supposer un devenir assez sinistre de nos démocraties représentatives.
[1] Lire les comptes rendus des différentes auditions accessibles en ligne de la Mission d’information de la Conférence des Présidents sur les ressorts de l’abstention et les mesures permettant de renforcer la participation électorale de l’Assemblée Nationale.
[2] Audition Pascal Perrineau, CR 17, 20 octobre 2021.
[3] Audition Gérard Grunberg, CR 5, 15 septembre 2021.
[4] D. Schnapper, La Communauté des citoyens. L’idée moderne de nation, Gallimard, 1994.
[5] V. Tournay, Refuser la vaccination. Analyse d’une passion française, Le baromètre de confiance politique, vague 12, février 2021. V. Tournay et B. Cautres, Les Déterminants politiques de la rationalité vaccinale. Analyse d’une passion française, vague 12bis, septembre 2021. Réalisé avec le soutien de l'ANR dans le cadre du projet ComingGen n°ANR 18-CE38-0007-01.
[6] Audition Pascal Perrineau, op. Cit.
[7] Audition Gérard Grunberg, CR 5, 15 septembre 2021.
[8] Sur la psychologie incitative, Gérald Bronner, « Le péril jeune », Le Point, 8 novembre 2021.
[9] Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Flammarion, 2019 (Nouvelle édition).
[10] Virginie Tournay, membre du groupe de travail sur l’avenir des institutions, contribution à la synthèse : Commission Winock-Bartolone, Refaire la démocratie, Rapport n°3100, 2016.
[11] Benedict Anderson, L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, La Découverte, 2006.
[12] Virginie Tournay, audition commission Villani sur l’intelligence artificielle. Voir aussi L’Intelligence artificielle. Les enjeux politiques de l’amélioration des capacités humaines, Ellipses, 2020.
[13] Guy Saez, La Gouvernance culturelle des villes. De la décentralisation à la métropolisation, La Documentation Française, 2021.
[14] Audition Dominique Reynié, 15 septembre 2021, CR 5, 15 septembre 2021.
[15] https://eduscol.education.fr/document/11975/download
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