L’état du cinéma edit

25 mai 2009

Va-t-on encore au cinéma, alors que nos écrans domestiques peuvent accueillir tous les films de la planète ? En fait, la sortie cinéma n’est pas en voie de disparition, mais de réorganisation. Globalement, elle connaît un certain tassement. Rituel de la jeunesse dans les années 1990, elle mobilise aujourd’hui les diverses générations. Que révèlent les données mondiales sur le « cinema paradiso » (Observatoire européen de l’audiovisuel, 2009) ?

Au cours des cinq dernières années (2004-2008), la fréquentation stagne ou s’infléchit légèrement à la baisse en Europe, aux États-Unis, au Japon et en Inde. Les positions en Europe sont contrastées pour l’évolution 2007-2008 : la France, l’Allemagne, et dans une moindre mesure le Royaume-Uni, voient la fréquentation des salles augmenter, alors que l’Italie et l’Espagne connaissent une désaffection. Notons qu’en France cette recrudescence de la sortie cinéma en 2008 (+ 6, 7% par rapport à 2007) doit beaucoup à deux films, Bienvenue chez les Ch’tis (20,5 millions d’entrées), record historique, et Astérix (6,8 millions d’entrées), qui dominent le box office.

Aux États-Unis et en Inde, deux pays où le public ne s’intéresse presque qu’aux productions locales, la fréquentation des salles a diminué en 2008. Le premier cas s’explique par la grève des scénaristes qui a affecté le nombre et la qualité des œuvres produites, et le second cas tient à quelques blockbusters ratés et à la concurrence du championnat national de cricket. Ces deux exemples illustrent un fait majeur : on va au cinéma pour découvrir les nouveautés (90% de la consommation d’un film en salle se réalise l’année de sa sortie).

Prenons du recul en comparant les données d’aujourd’hui à celles des années 1990, période bénie des multiplexes, ces palaces dont la convivialité et surtout la programmation visaient la jeunesse. Aux États-Unis, le nombre des admissions a fortement augmenté au cours des années 1990, puis s’est stabilisé autour de 1,4 milliard entrées annuelles depuis les années 2000. En Europe, alors que tous les pays ont connu une croissance des entrées cinéma dans les années 1990, la tendance à un bon niveau de fréquentation s’est maintenue en France et au Royaume-Uni, mais les entrées ont diminué en Espagne, en Italie et en Allemagne. Au Japon, après avoir fortement augmenté à la fin des années 1990, la fréquentation s’est stabilisée aussi dans les années 2000. En Inde, enfin, la croissance de la fréquentation est continue depuis 10 ans, mais elle oscille en dents de scie.

Les données sur 2008 mettent en évidence les pays qui, combinant bon maillage de salles et public cinéphile, figurent comme les champions de la fréquentation des salles obscures : les États-Unis, la France, le Canada, l’Australie, l’Inde, et une poignée de pays asiatiques (Hong Kong, Singapour, Taiwan, Thaïlande, Corée du Sud). La Grande-Bretagne et l’Irlande ont rejoint récemment ce peloton de tête.

On va moins au cinéma, alors que la production mondiale de films explose, offrant de surcroît une gamme très diversifiée d’œuvres cinématographiques. On observe ainsi la croissance spectaculaire du nombre de films produits en Europe (1145 en 2008 contre 870 films en 2004), au Japon (418 en 2008 contre 310 en 2004), en Inde (1132 en 2008 contre 1000 films en moyenne chaque année depuis 2002). La France, en quinze ans, a doublé sa production de films. Seuls les États-Unis marquent le pas (autour de 600 films par an depuis 2004 avec une chute à 520 films en 2008, pour les raisons déjà indiquées). Cet effort de production a amélioré en Europe et au Japon la part de marché des films domestiques dans les recettes en salle. En 2008, elle est par exemple en 2008 de 45 % en France, de 30-31 % au Royaume-Uni et en Italie, de 60 % au Japon, pays tous confrontés à la concurrence des films américains, qui connaissent par conséquence une certaine perte d’influence. Mais cette production massive n’enraie pas vraiment le tassement de la fréquentation.

Certes, cette dernière est liée, pour une part, à des données conjoncturelles intrinsèques à l’activité artistique – les bons et les mauvais crûs –, et à des facteurs aléatoires : la météo, la concurrence d’autres spectacles, notamment les événements sportifs. Mais une tendance frappe : les grands pays de culture cinématographique ont intensifié leur production (à l’exclusion des États-Unis), alors que la fréquentation des salles obscures se tarit un peu. Pourquoi ? Parce que maintenant plus que jamais les films peuvent se rentabiliser sur les écrans domestiques, notamment grâce aux perspectives d’exploitation qu’ouvrent les DVD, les chaînes spécialisées et la vidéo à la demande (VOD). La France d’ailleurs, en Europe, occupe la première place en offre de services de consommation cinématographique à la demande (43 sites sont recensés par l’OEA).

Pour corser le tableau, le public en salle est en train de changer de profil. En France, on observe une baisse de la fréquentation des salles chez les 25-34 ans et les 15-25 ans (rapport Alain Auclaire, novembre 2008). Pourquoi les salles sont-elles moins prisées par les adolescents et les jeunes adultes, public qui adorait ces sorties ? Plusieurs explications se confortent mutuellement : ils sont moins nombreux dans la population, les places sont trop chères, ils bricolent sur Internet. Par chance, les seniors fréquentent davantage les salles obscures et compensent cette perte. Ce retournement de situation bouscule les exploitants du cinéma qui se sont employés pendant des années à fournir une programmation séduisant les jeunes et favorisaient les blockbusters américains mais aussi des films français sur le modèle des Taxis par exemple. Le film d’auteur, et sans doute le film français, pourrait y gagner en attrait, et pourrait s’installer une offre moins sujette aux effets de mode – la consommation exclusivement orientée vers les nouveautés.

Ces transformations dans les modes de consommation devraient imposer des inflexions à l’industrie cinématographique. Peut-être pour le genre des films avec moins d’obsessions sur les blockbusters. Sûrement pour les règles qui encadrent l’exploitation des films, la fameuse chronologie des médias – ainsi dans la loi Hadopi, les parlementaires français viennent de réduire à quatre moins l’exploitation des films DVD après la sortie en salle, et ce délai pourrait être appliqué à la VOD après accords professionnels.

C’est dans ce contexte qu’il faut replacer les polémiques nouées partout dans le monde entier autour du piratage et des solutions pour y remédier – en Inde, par exemple, on estime à un milliard de dollars par an les pertes dues au piratage des films (rapport FICCI, 2008). Dans les industries de l’image, la créativité et le glamour sont, on le sait, très coûteux. L’intensité de la production mondiale de films ne résistera pas longtemps à une importante évaporation des recettes.

Paradoxe. Le cinéma mondial n’a jamais été aussi prolifique et créatif. Et il n’a jamais autant suscité d’engouements. Mais son modèle économique vacille, car l’activité des salles est soumise au défi incroyable que lui lancent les pratiques culturelles « at home ».