Les conventions citoyennes et la démocratie représentative edit

Dec. 7, 2020

À quelles conditions pourrait-on compléter le rôle des institutions parlementaires, seules légitimes pour adopter les lois et contrôler la politique du gouvernement, en faisant intervenir dans l’espace public des groupes de citoyens qui travailleraient pendant quelque temps pour connaître de manière informée et contradictoire les dimensions d’un problème politique et publieraient les résultats de leur délibération ?

L’interrogation s’inscrit dans une aspiration générale à une forme de démocratisation à laquelle les institutions de la République représentative répondraient mal aujourd’hui. Dominique Rousseau plaide pour une « démocratie continue » et Rosanvallon pour une « contre-démocratie », sans que ni l’un ni l’autre ne pose le problème d’une manière qui nous parait juste ou applicable.

Si l’on admet que le taux d’abstention est un indicateur de l’affaiblissement de la légitimité des assemblées parlementaires et du gouvernement, ou, en d’autres termes, que nous connaissons une crise de la représentation, il n’est pas interdit de réfléchir à des formes de consultation des citoyens qui permettraient de nourrir le débat public entre les élections et ne laisseraient pas ainsi la place libre seulement aux médias, aux réseaux sociaux ou aux citoyens sans responsabilité ni connaissance particulières qui interviennent, par exemple, sur tous les lieux de diffusion de l’information ou même par l’intermédiaire des réponses aux sondages d’opinion.

Mais l’expérience de la Convention Collective pour le Climat (CCC) montre qu’il importe de baliser strictement le fonctionnement et le sens de ce projet, car les « conventions de citoyens », contrairement aux autres voies de débat public, adoptent, elles, la forme des assemblées représentatives. Le terme même de « convention » est connoté aux grandes conventions américaines ou françaises qui furent chargées dans le passé d’élaborer les Constitutions nées de la modernité démocratique. Tout cela peut induire des conséquences redoutables, à savoir de contribuer à remplacer les institutions légitimes de la République représentative.

Des conditions strictes doivent donc être posées.

Il faudrait prendre des dispositions pour préciser

1. la composition et le choix de ceux qui sont chargés d’organiser la « convention » et les modalités du choix des personnes qui y participent, à partir d’un tirage aléatoire (150 personnes sur un corps électoral de 40 M). Sur le premier point, l’autorité politique qui choisit les organisateurs a une grande responsabilité. En effet, les travaux de la convention peuvent s’orienter dans un sens partisan si le choix des personnalités qui l’encadrent est fait en ce sens. Il faut renoncer aux profils militants et respecter un certain équilibre de points de vue.

Concernant le choix des membres de la convention par tirage au sort, le choix est inévitablement biaisé du simple fait que ces personnes sont volontaires, et qu’elles sont donc plus intéressées, plus motivées et ont des idées plus arrêtées sur le sujet que les personnes ordinaires. Pour limiter ce biais, il faut d’abord le connaître et donc livrer les informations disponibles sur les caractéristiques de ceux qui ont refusé de participer et, si possible, sur leurs motifs. On peut aussi penser, à minima, à faire remplir par les personnes initialement sélectionnées un petit questionnaire sur les sujets traités. Cela permettrait d’avoir une connaissance des biais de sélection liés, non pas aux caractéristiques sociodémographiques, mais aux opinions et, éventuellement, d’essayer de corriger ces biais en modifiant la composition de l’échantillon en fonction de ces résultats. Mais il est peu probable qu’on y parvienne complétement, car nul ne peut être forcé de participer. Il est en tout cas indispensable de connaître l’ampleur de ces biais qui risquent de limiter la portée des conclusions auxquelles parviendrait la Convention. De plus, même si elles étaient statistiquement représentatives, il ne faut pas oublier qu’elles ne bénéficient pas de la transfiguration que donne une élection libre, qui repose sur un choix conscient des citoyens orienté par un programme et une volonté. La représentativité statistique est de nature différente de la représentation politique.

2. le choix des responsables à qui revient la charge d’organiser les débats, d’informer les personnes ainsi réunies en choisissant des « experts », de les aider à se forger une opinion, à rédiger et à diffuser les conclusions. Par qui seront-ils eux-mêmes choisis et quelle est leur légitimité à faire des choix qui peuvent orienter les conclusions des délibérations ? À cet égard, un point décisif est de clairement distinguer, dans l’organisation des débats, les interventions d’experts scientifiques de celles d’autres acteurs – militants, représentants de l’Etat, acteurs de terrain (syndicalistes, chefs d’entreprise…). Il est en effet indispensable de distinguer scrupuleusement, pour que les membres de ces conventions se forment un jugement aussi éclairé que possible, les données objectives (même s’il peut y avoir des controverses à leur sujet), des opinions et des croyances que portent les personnes engagées soit par leurs convictions idéologiques ou politiques, soit par leurs intérêts personnels ou de corps. C’est d’autant plus important à une époque où la défiance à l’égard de la science augmente dangereusement.

Les membres de conventions de ce type peuvent faire des choix politiques, mais encore faut-il qu'ils les fassent en toute connaissance de cause, en ayant conscience des implications de leurs choix. Il faut prendre garde également à ce qu’ils restent à l’abri des pressions et des influences qu’ils pourraient subir de la part de militants ou de lobbys extérieurs aux conventions elles-mêmes. L’expérience de la CCC semble montrer que ce risque existe bel et bien. Un jury d’assises doit être protégé d’influences extérieures pour rendre un jugement impartial, mais comment concrètement une « convention de citoyens » pourrait-elle être protégée de toutes pressions, qu’elles viennent de militants ou de groupes d’intérêts ?

3. Toutefois le plus décisif est encore la définition même de ces « conventions » qu’ignorent les textes constitutionnels et la tradition démocratique : outre leur composition et leur fonctionnement, quel est leur périmètre d’action, quelle est leur légitimité ?

La réponse à cette interrogation fondamentale est que ces réunions de citoyens, choisis « par le hasard », ne peuvent avoir qu’un rôle consultatif. Leurs conclusions et leurs propositions ne sauraient être transmises « sans filtre » aux institutions de la République représentative et prendre ainsi la place de ces dernières pour élaborer la loi et contrôler l’action de l’exécutif. Ces personnes ne sont ni « le peuple » ni les « représentants du peuple », elles ont consacré un certain temps à essayer de comprendre et à discuter des problèmes de la vie publique. Mais leurs conclusions n’ont pas plus de légitimité que celles d’un groupe de personnes compétentes, ou jugées telles, qui publient une tribune dans Le Monde ou sur un blog (formule plus récente) et qui contribuent aussi au débat public. Le fait qu’on puisse penser, en étant optimiste, qu’elles ont acquis par leurs débats une forme de compétence ne leur donne pour autant aucune légitimité dans le processus d’adoption des décisions politiques. Les climatologues académiques (GIEC) dont la compétence est non seulement supérieure à la leur, mais d’une autre nature, ne dictent pas leurs décisions aux gouvernants, même s’ils cherchent à se faire entendre d’eux pour « éclairer leur action », selon la formule de Durkheim.

Dans le passé, les démocraties ont souvent créé des commissions avec l’intention affichée de « résoudre » un problème, c’est-à-dire, selon la formule célèbre, de « l’enterrer ». Mais il est aussi arrivé que certaines d’entre elles, formées d’experts en général nommés par le gouvernement, ont effectivement éclairé le débat public et contribué ainsi à traiter un problème politique. C’est au Royaume-Uni qu’elles ont été souvent efficaces en ce sens.

En France, on peut citer la commission de la nationalité de 1987 à laquelle l’un d’entre nous (DS) a participé, la diffusion des auditions par la télévision (à l’époque média essentiel) a eu un certain effet sur les termes du débat, le rapport a été apprécié et cité, mais ses membres n’ont jamais prétendu que leurs propositions pourraient remplacer ou même guider les décisions des institutions démocratiques et ils l’ont souvent répété. Il n’y a eu aucun contrôle par les membres de la commission sur la loi qui a été adoptée en 1992. Il est vrai que les réseaux sociaux n’existaient pas en 1987…

Aujourd’hui, les « élites » sont à ce point démonétisées qu’il semble invraisemblable qu’une commission de ce type, nommée par le gouvernement, présidée par le vice-président du Conseil d’Etat, formée d’universitaires et de hauts fonctionnaires, plus quelques « témoins », bref une commission d’« experts », soit entendue dans le débat public. Si, plus récemment, le rapport de Nicole Notat et de Jean-Dominique Sénart, nourri par de nombreuses consultations, a alimenté le débat sur la mission de l’entreprise, il apparaissait trop technique pour nourrir les passions politiques. La loi adoptée par le Parlement à la suite du rapport n’a d’ailleurs suivi que partiellement ses conclusions.

Les « réunions » de citoyens peuvent contribuer au débat public si elle se conforment scrupuleusement aux conditions que nous avons évoquées. Mais elles ne sauraient remettre en cause la légitimité de la représentation.