L’après 5 décembre. Vers un affrontement majeur? edit
Grève générale, grève illimitée, coalition des luttes, blocages sur tout le territoire, « retour de 1995 ». Repris par les médias et les discours militants, ces thèmes constituent un défi pour le pouvoir politique. À nouveau, un parfum de guerre sociale imprègne le pays. Pourtant, une question se pose : et si le conflit à venir ne constituait pas seulement un défi pour le pouvoir mais aussi un défi crucial pour les syndicats ? En fait à trop référer 2019 à décembre 1995, on perd de vue les grandes évolutions qui ont marqué depuis vingt-cinq ans les contextes sociaux, politiques et syndicaux.
2019 n’est pas 1995
L’après-1995 a connu de nombreux mouvements sociaux s’opposant à des projets de réformes initiés par divers gouvernements et qui pour la plupart n’ont jamais pu empêcher les réformes de se faire. Il en est ainsi des mouvements concernant (déjà) les retraites (2003, 2010), les réformes du Code du travail (2016, 2017) ou la réforme de la SNCF (2018). Aujourd’hui, un retournement de tendances qui conduirait les syndicats – du moins les syndicats protestataires – à renouer avec le succès, est-il possible ? Au regard de certains éléments, on peut en douter.
La situation des syndicats s’est beaucoup dégradée depuis 1995. Toujours aussi faible, plus divisé que jamais et sujet à des difficultés pour attirer les jeunes salariés alors que le vieillissement de ses adhérents risque de décimer ses rangs à court et moyen termes, le syndicalisme est également l’objet d’une crise de confiance et d’une réelle défiance de la part des travailleurs ou des Français, en général. Cette crise de confiance est d’abord due à un fait. En 2018-2019, beaucoup de commentaires évoquaient à juste titre l’efficacité des Gilets jaunes face aux pouvoirs publics qui avaient rapidement répondu à certaines de leurs revendications concernant le pouvoir d’achat, la fiscalité ou la taxation de l’essence. Pour souligner en contrepoint, l’absence de résultats tangibles qui pour beaucoup, marque l’action syndicale.
Dans les grandes entreprises où les syndicats sont généralement bien implantés, 36% des salariés seulement estiment que l’action syndicale est efficace (40% dans les PME)[1]. Ce sentiment relatif à l’absence d’efficacité des syndicats explique la faible confiance dont ils disposent dans les milieux les plus divers. En 2009, 36% des Français disaient avoir confiance dans les syndicats ; ils ne sont plus que 27% à exprimer le même avis en 2017 puis en 2018, année où les syndicats se situent à égalité avec les banques, au dessus des médias (23%) mais loin derrière les hôpitaux (78%), l’Armée (74%), l’École (69%) voire l’Église catholique (38%) ou les entreprises privées (36%)[2]. À l’heure où un grand conflit social se dessine, la combativité syndicale ne constituent pas une priorité pour ce qui est de la confiance accordée par les salariés aux syndicats. À la question : « Pour faire confiance à un représentant syndical, qu’est-ce qui vous semble le plus important ? », les salariés privilégient d’abord la probité et l’honnêteté des délégués (48%), leur niveau d’expertise et la maîtrise des dossiers (32%), ces choix devançant sensiblement le fait qu’ils soient combatifs (26%)[3].
À ces éléments s’en ajoute un autre qui peut constituer, à terme, un problème majeur pour les syndicats. La dégradation de leur image toujours accrue depuis 1995 ne conduit pas toujours à une individualisation des attentes, des aspirations voire des revendications des salariés, à un « repli sur soi ». Mais même lorsque ces derniers sont mécontents, leur mécontentement ne passe plus forcément par le canal syndical. Dans beaucoup d’entreprises, on assiste à l’émergence d’une expression collective et autonome des salariés qui s’amplifie notamment grâce aux réseaux sociaux, au digital et au numérique, soit autant de dispositifs permettant de concurrencer ou de contourner les syndicats et la communication syndicale. Comme le note « Réalités du Dialogue Social », une association bien connue des partenaires sociaux et des entreprises, « nombre de dirigeants, de directeurs des relations sociales, de représentants du personnel le constatent et se trouvent parfois dépourvus face à cette ‘ubérisation’ de la parole sociale »[4]. Exprimant les attentes, les aspirations ou les critiques des salariés à l’égard des partenaires sociaux, ces mobilisations qui se situent hors des cadres institutionnels ne concernent pas seulement des entreprises où les syndicats sont absents mais aussi des entreprises où ces derniers sont bien implantés comme c’est le cas notamment des collectifs qui animent le mouvement des hôpitaux ou de « nouveaux syndicats » comme le « Rassemblement syndical » ou « la Base » à la RATP.
2019 n’est pas 2017
Le 5 décembre sera une journée marquante et les mobilisations, grèves et manifestations seront importantes. Mais ensuite ? En fait, la probabilité est forte pour qu’en cas de grève reconductible, le mouvement se cantonne très vite à quelques pans de la Fonction publique et surtout aux transports avec parfois le sentiment d’assister à une sorte de « baroud d’honneur » comme à la SNCF qui s’ouvre à la concurrence en janvier 2020 et où l’échec du conflit de 2018 laisse encore des traces. Outre, l’état critique des syndicats et la faiblesse de leur capital de confiance auprès des salariés, la probabilité d’un conflit limité à certains secteurs est due à une opinion qui demeure assez ambiguë face au projet de réforme du gouvernement. Si un peu moins de la moitié des Français se dit opposé à ce projet : 47%, ils sont 62% à déclarer « ne pas être prêts à se mobiliser » contre celui-ci[5]. Ailleurs, le débat national organisé par les pouvoirs publics révèle que parmi les mesures à prendre, les thèmes considérés comme prioritaires à ce jour sont l’institution d’un régime universel de retraite, la suppression des régimes concernant les parlementaires et celle des régimes spéciaux propres aux entreprises publiques. A l’évidence, si pour justifier leur détermination les syndicats s’appuient sur le climat d’inquiétude porté par une partie de l’opinion à propos de l’avenir des retraites, les pouvoirs publics peuvent s’appuyer sur les leçons du débat national pour affirmer leur volonté de mener à terme la réforme. Très récemment, c’est ce qu’affirmait Emmanuel Macron qui insistait à nouveau sur le primat de l’État face à des intérêts plus ou moins catégoriels.
Bien sûr, la situation politique actuelle n’est plus celle qui caractérisait la première année du mandat présidentiel. Les premières réformes qui concernaient des registres divers : le Code du travail, l’Éducation nationale, l’ISF, la défiscalisation des heures supplémentaires, la formation professionnelle, le chômage, etc., se sont faites quasiment sans coup férir. Depuis, la contestation du pouvoir politique est devenue plus intense, les Gilets jaunes ou ce qu’il en reste n’étant à l’évidence pas les seuls concernés ici. Mais à ce jour, tout se passe comme si la fermeté de l’Exécutif restait très forte car aux raisons liées aux leçons issues du débat national sur les retraites, s’agrège une autre raison plus concrètement politique. Il s’agit du contexte électoral qui au-delà des prochaines élections municipales concernent un enjeu capital, le premier tour de l’élection présidentielle. Aujourd’hui, Emmanuel Macron fait jeu égal avec Marine Le Pen à l’instar de La République en marche et du Rassemblement national lors des dernières élections européennes. L’un et l’autre se situent à 27-28% des suffrages loin devant les autres candidats. Mais l’assise d’Emmanuel Macron dépend de plus en plus d’un électorat venu de la droite et pas seulement de la droite « juppéiste ». Selon un sondage Elabe publié le 30 octobre dernier, 30 à 40% des électeurs de François Fillon au premier tour de l’élection de 2017 voteraient aujourd’hui en faveur d’Emmanuel Macron. Un recul de l’Exécutif face aux syndicats à propos des retraites, impliquerait de larges défections de la part de cet électorat particulièrement sensible au thème de la réforme du modèle social français. Et impliquerait donc de conforter le score de Marine Le Pen, celle-ci étant dès lors en mesure de se situer en tête du premier tour tout en devançant largement (ou assez largement) Emmanuel Macron.
Ainsi, la situation apparaît très critique et toutes les conditions sont réunies pour un affrontement majeur opposant le pouvoir et les syndicats. Loin des logiques de compromis, on se retrouve face à un contexte de rapports de forces aux conséquences aujourd’hui incertaines. Du côté des syndicats qui se veulent « maximalistes » et prônent une grève illimitée et reconductible, le conflit peut s’enliser et donner lieu à des phénomènes de radicalisation ou de débordement des directions syndicales par la base. Du côté de l’Exécutif, l’intention est de « tenir le cap fixé ». Certes pour celui-ci, il s’agit aussi d’éviter une situation de crise qui pourrait faire date. Après la réception des partenaires sociaux les 25 et 26 novembre, le gouvernement poursuivra ses efforts pour rechercher une issue honorable. Désormais, le temps presse. Si aucun modus vivendi n’est rapidement trouvé le risque est de voir se prolonger un conflit toujours plus imprévisible.
[1]. Baromètre annuel du dialogue social, CEVIPOF-Dialogues, juin 2019.
[2]. Baromètre annuel de la confiance politique, CEVIPOF, vague 9-2018, vague 10-2019.
[3]. Baromètre annuel du dialogue social, CEVIPOF-Dialogues, op. cit.
[4]. « L’expression collective », Réalités du dialogue social, 2019.
[5]. Sondage Elabe, Les Echos, Institut Montaigne, 7 novembre 2019.
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