La République des technocrates, une faiblesse démocratique du macronisme edit

27 avril 2018

Le « vote disruptif » de l’élection présidentielle il y a un an a conduit à bouleverser et sans doute transformer (durablement ?) le système partisan qui structurait la vie politique française depuis les débuts de la Ve République.

Dans la foulée, les élections législatives ont porté à l’Assemblée nationale une large majorité de députés issus de LREM et ont conduit à un renouvellement de la vie politique française notamment générationnel mais aussi en termes de féminisation du Palais-Bourbon, même si les limites de ce renouveau sont désormais connues : régression en termes de profils socioprofessionnels et rétrécissement social du recrutement politique des parlementaires, la part des catégories supérieures s’étant sensiblement accrue aux dépens des classes moyennes, comme l’a noté Luc Rouban.

Mais, il y a un aspect de cette « Révolution » promise qui semble rester pour l’instant lettre morte : la réforme de l’accès aux postes à responsabilité au sein de l’appareil d’Etat.

« Il faut que tout change pour que rien ne change » ?

Pendant la campagne, Emmanuel Macron affirmait vouloir lutter contre l’ « injustice d’une société d’ordres, de statuts, de castes, de mépris social où tout conspire – et pour quel résultat ! – à empêcher l’épanouissement personnel » (Révolution, 2016, p. 18) et « construire une société de mobilité plutôt que de statuts » (Programme, p. 5). Ce point, peut-être passé un peu inaperçu, est en réalité central pour la transformation réelle de la culture politique française et s’inscrit logiquement dans le cadre du nouveau clivage qu’Emmanuel Macron a cherché à imposer non plus entre la droite et la gauche, non seulement entre « société ouverte » et « société fermée » mais entre « conservateurs passéistes qui proposent aux Français de revenir à un ordre ancien » et « les progressistes réformateurs qui croient que le destin français est d’embrasser la modernité » (Révolution, p. 45). Ce type de clivage renvoie à une distinction entre ceux qui sont protégés par un statut et qui souhaitent le conserver et ceux qui ont l’espoir de pouvoir progresser dans notre société par l’exercice de leur talent et de leurs compétences ; dans cette perspective, cette division renvoie aussi à l’opposition entre l’ « innovation » et la « rente » ou encore entre l’ « espérance », le « changement » et l’ « ambition » d’un côté et la stabilité ainsi que la défense des privilèges professionnels et des intérêts catégoriels de l’autre (Raynaud, 2018).

Si, dès l’époque où il était rapporteur de la Commission Attali puis Ministre de l’Economie, Emmanuel Macron s’est positionné puis entré en lutte contre les professions réglementées, les situations acquises et la rente (notaires, chauffeurs de taxi, dentistes, etc.), il est frappant de constater que cela n’a pas été le cas à l’égard de la haute fonction publique et des grands corps de l’Etat qui conservent leur prééminence dans le système de gouvernement français. Au-delà de l’argument par « la résilience de l’exceptionnalisme étatique français » (Jérôme Perrier), un certain nombre de raisons permettent d’expliquer une telle exception.

D’abord, parce qu’il en est lui-même issu, Gaël Brustier note avec raison que « la présidence Macron renoue fortement avec une passion originelle de la Ve République pour la dépolitisation par l’expertise. Incarnation parfaite de l’élite de la haute fonction publique, le président entend d’abord s’appuyer sur ce monde qu’il connaît si bien (…). Conseiller à l’Elysée puis ministre de l’Economie, ancien élève de l’ENA et inspecteur des finances, Emmanuel Macron incarne l’idéal-type des élites de la Ve République. Avec sa candidature et sa victoire, elles se sont simplement délestées du poids d’appareils politiques sclérosés ».

Par ailleurs, une fois l’élection gagnée, le président a pu considérer à juste titre qu’il fallait mettre en œuvre le programme et les réformes soumis aux suffrages des Français en s’appuyant sur l’administration qui constitue naturellement dans notre pays le bras « armé » de l’efficacité gouvernementale et de la puissance de l’Etat. Or, il n’est pas du tout certain que la vision politique portée par Emmanuel Macron ait fait l’objet d’une appropriation complète par son Gouvernement et par les hauts fonctionnaires qui conseillent les ministres au sein des cabinets. En outre, le travail d’innovation accompli pendant la campagne présidentielle ne peut pas être achevé une fois la victoire obtenue mais au contraire poursuivi.

Enfin, dans un contexte où le gouvernement dirigé par Edouard Philippe est davantage composé d’experts que de véritables politiques, que la majorité parlementaire est composée essentiellement de novices dont le poids politique est très relatif et que la seule véritable composante politique de notre pays est incarnée par le Président lui-même, comme la nature, et plus encore la nature politique, a horreur du vide, la « haute » administration – et plus précisément, les Grands Corps de l’Etat – comblent celui-ci. Ce tropisme est si marqué que certains considèrent que « le macronisme se distingue par la « confusion profonde, à la fois idéologique et sociologique entre une partie de la haute administration et ses idées d’une part, et le gouvernement et la politique qu’il mène d’autre part » et que « la haute administration » constitue « le véritable parti présidentiel »…  Ce jugement a été porté par un collectif de … hauts fonctionnaires ! (Le Monde, 21 février 2018).

Il ne s’agit pas ici de relativiser l’importance de pouvoir s’appuyer sur la capacité administrative de mettre en œuvre les réformes. L’administration est naturellement nécessaire pour transformer le programme en textes de loi puis les faire appliquer ; néanmoins, celle-ci a besoin d’être plus ouverte et de laisser de la place au débat politique. Dans ce contexte, la question devient plutôt celle de la définition de ce que doit être une « administration » et de sa composition. Ici il serait utile de s’interroger sur l’articulation entre l’administration de carrière et l’administration liée au projet de gouvernement en comparant le modèle français à des modèles européens et étrangers (par exemple scandinave, allemand mais aussi américain).

In fine, il faut souligner ce qui a permis la réussite de la campagne présidentielle et le risque qu’il y a à s’en détourner même si Emmanuel Macron est passé à une phase de mise en œuvre. En effet, même si beaucoup de hauts fonctionnaires ont joué un rôle important pendant la campagne elle-même, celle-ci a pu s’appuyer sur des idées venues de l’extérieur (par exemple sur l’importance de l’éthique en politique ou encore la redéfinition du discours politique sur l’ « Europe souveraine ») et sur une campagne de terrain (avec les « Marcheurs »). Cela a apporté une part d’innovation et de fraîcheur à la campagne politique. Aujourd’hui le risque du gouvernement technocratique est qu’il n’y a rien qui ne ressemble plus à un gouvernement technocratique qu’un autre gouvernement technocratique, ce qui alimente l’impression qu’il faille que « tout change pour que rien ne change » pour reprendre la célèbre expression de Giuseppe Tomasi di Lampedusa dans Le Guépard.

Le parti pris technocratique: un triple risque

Le corporatisme de la haute fonction publique et des grands corps de l’Etat constitue une vraie faiblesse démocratique à laquelle Emmanuel Macron doit s’attaquer également comme il l’a fait pour la représentation nationale. 

Ce point est fondamental pour plusieurs raisons.

D’abord, parce que la combinaison de corporatisme et d’étatisme au cœur du modèle politique et culturel français explique fondamentalement que la France soit une « société de défiance » (je renvoie ici aux travaux de Yann Algan, Pierre Cahuc et André Zylberberg). Cette défiance a un coût en termes d’efficacité et d’équité tant en matière économique que sociale : peur de la concurrence ; institution de barrières à l’entrée ; rentes de situation favorisant dans ses formes « douces » l’entre soi et dans ses formes extrêmes le clientélisme, le népotisme et la corruption qui ont alimenté dans de nombreux pays la montée des populismes qui prospèrent dans un contexte où « la défiance s’obstine » vis-à-vis des institutions verticales (Baromètre de la confiance politique, 2018). Cela entrave également l’ouverture de l’appareil d’Etat à la société civile et explique la faiblesse de la coopération entre les deux mondes ce qui conduit l’administration à une forme de « conservatisme » liée à l’inertie ou encore au jeu des divisions internes en son sein. Cela se traduit par un certain nombre d’obstacles aux réformes qu’Emmanuel Macron avait lui-même clairement identifiés : « l’absence de renouvellement des idées et des hommes, le manque terrible d’imagination, l’engourdissement général » et le « conformisme de caste » (Révolution, p. 34 et 38). Notre pays est pris dès lors dans un cercle vicieux dont les coûts économiques, sociaux mais aussi politiques sont potentiellement considérables. C’est ce cercle vicieux qu’il convient de briser. Là se trouve la véritable « Révolution ».

Le parti pris technocratique présente ainsi un risque réel pour le projet de transformation de la société française : en effet, comme l’avait déjà écrit Bertrand de Jouvenel, « la puissance publique qui décide ainsi d’assumer la fonction d’entraînement aura nécessairement à l’endroit des entraîneurs privés surgissant ici ou là dans la société une attitude aussi rigoureusement négative, aussi répressive, que la puissance publique la plus étroitement conservatrice » ; dans cette perspective, comme le notait Jérôme Perrier sur Telos, « l’option technocratique pourrait conduire aux mêmes impasses que l’option conservatrice, et manquer son but, qui est de remettre la société en mouvement » (…) ; il apparaît clairement que les deux écueils qu’un président réformateur doit éviter sont : l’autorité qui redoute le changement (impasse conservatrice) et l’autorité qui dirige le changement (impasse technocratique) ».     

Ensuite parce que, si Emmanuel Macron ne s’attaque pas à cette autre forme de conservatisme qu’induit la prédominance de technocratie, il est très possible que, dans un contexte de restructuration à venir des oppositions notamment autour des forces politiques populistes de droite comme de gauche, le clivage entre « peuple » (ou les « gens ») et « oligarchie » soit de nouveau réactivé rapidement. Ce risque est d’autant plus important que l’une des faiblesses du Président de la République est d’être déjà perçu comme un représentant de l’élite. Dans cette perspective, les trois clivages qui se croiseraient alors renverraient à l’opposition entre ouverture européenne et internationale vs. repli national(iste), à la division entre oligarchie technocratique vs. populisme de droite ou de gauche, et enfin progressisme vs. conservatisme (avec le risque d’une inversion des camps sur ce dernier point par rapport à l’élection de 2017).

Enfin, parce que cette défiance n’a pas seulement un coût économique et politique, mais parce qu’elle affecte la capacité des Français à être tout simplement… heureux ! Depuis de longues années, un grand nombre de Français sont exaspérés non seulement par le manque de réformes et de résultats économiques en matière de croissance et d’emplois mais aussi par le sentiment d’un entre soi corporatiste d’un petit nombre de personnes ayant réussi les mêmes concours, issues des mêmes « grandes écoles » et des même corps de l’Etat qui se partagent les postes de pouvoir. Il s’agit là d’un problème essentiel qu’Emmanuel Macron a lui-même reconnu : s’ « ils sont sélectionnés par un concours et ne font pas l’objet d’une cooptation de complaisance comme nombre de cadres de partis », « les hauts fonctionnaires se sont constitués en caste et donnent le sentiment de diriger dans l’ombre les affaires du pays » (Révolution, p. 239-240). Que dire à un jeune homme ou à une jeune femme ignorant jusqu’à l’existence même des écoles en question et qui pourtant a le talent et qui pourrait avoir les compétences et les aptitudes à exercer des postes à responsabilité et qu’il / elle ne pourra pourtant jamais obtenir simplement parce qu’il / elle n’a pas passé et réussi tel ou tel concours à 20 ans ?

Que faire ?

Il faut qu’Emmanuel Macron réussisse à montrer qu’il est capable d’ouvrir les postes à responsabilité à d’autres personnes que celles issues de la haute fonction publique et des grands corps de l’Etat. La diversification des responsabilités au sein de l’appareil d’Etat est un point clé. Etre inspecteur des finances ou conseiller d’Etat ne devrait pas donner un droit particulier de diriger un grand établissement universitaire, l’aéroport de Paris ou la Villa Médicis. Combien y a-t-il de docteurs en droit au sein du Conseil d’Etat et de docteurs en économie au sein de l’Inspection des finances ? A titre d’exemple, « parmi les seize gouverneurs et sous-gouverneurs  de la Banque de France et les onze directeurs du Trésor qui se sont succédé depuis 1980, aucun n’était docteur en économie ni en droit » (Bénassy-Quéré, Blanchard, Tirole, 2017 ; Beuve, Schurich-Rey, Renault, 2017). Il ne s’agit pas de suggérer ici de remplacer le gouvernement technocratique par un gouvernement des experts. Il n’est pas sûr non plus en effet que ce soit la bonne solution notamment parce que les experts ne sont pas nécessairement conscients des contraintes pratiques ou les mieux placés pour administrer des institutions ; par exemple, il est certain que l’expertise en économie monétaire est utile à un banquier central mais, lorsqu’il s’agit de diriger une institution, de communiquer et de s’assurer de la mise en œuvre des politiques, d’autres qualités sont a priori aussi nécessaires. Dans cette perspective, ce qui semblerait utile serait de favoriser la variété des profils et il y a de ce point de vue beaucoup de progrès à faire en France.

Certes, les « hauts » fonctionnaires sont sélectionnés par concours et leur recrutement relève de la méritocratie républicaine. Mais, il est désormais très connu que le recrutement social des élites en France s’est considérablement rétréci en France depuis 1950 et est devenu très inégalitaire au point où l’on a pu parler de la reconstitution d’une « noblesse d’Etat » (Bourdieu). Au-delà, il est évident qu’il y a de multiples autres talents dans la société française qu’il faut aller chercher autrement que par la seule « fabrique des énarques ». Le Président de la République ne pourra pas réussir l’ouverture libérale, progressiste et européenne qu’il défend si le recrutement des élites d’Etat continue à ressembler à ce qu’il était sous Colbert. Cela nourrit en effet le sentiment d’une « caste » (terme utilisé par Emmanuel Macron lui-même) régie par l’entre soi et bien sûr le populisme. Le Président avait pris un engagement important à cet égard quand il était candidat et qu’il écrivait : « nous devons moderniser cette haute fonction publique » et « d’abord en ouvrant bien davantage les postes de direction à des non-fonctionnaires. Mais cela exige que l’Etat sache être un employeur qui attire les talents, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui »…; il ajoutait qu’ « il n’est plus acceptable que les hauts fonctionnaires continuent à jouir de protections hors du temps. L’appartenance à un corps, le droit au retour, sont des protections qui ne correspondent plus, ni à l’époque ni aux pratiques dans le reste de la société » (Révolution, p. 240). Le titre même du livre d’Emmanuel Macron et la référence à la Révolution sont tout sauf anodins et renvoient à la promesse démocratique qui était déjà celle de 1789.

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