Podemos, l’inconnue espagnole edit

6 mars 2015

Tous les sondages publiés par la presse espagnole depuis le mois de décembre confirment la montée en puissance de Podemos, le nouveau parti de la gauche radicale espagnole. Révélation et surprise des élections européennes de juin 2014 le tout nouveau parti, qui n’avait pas quatre mois, obtient 8% des voix (soit 1,2 million) et envoie cinq députés à Strasbourg dont le jeune leader Pablo Iglesias. Cette première irruption bouscule un peu le jeu électoral traditionnel : les deux grands partis de gouvernement, le Parti Populaire (PP) de Mariano Rajoy et le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE), alors dirigé par Alfredo Pérez Rubalcaba, n’obtiennent à eux deux que 49,06% des voix tandis qu’aux élections générales de 2011, ils avaient rassemblé presque les trois quarts des suffrages. Et si l’on se reporte aux européennes de 2009, PP et PSOE avaient obtenu 82% des voix!

À ce premier résultat ont succédé des enquêtes d’opinion qui anticipent un tremblement de terre politique. Selon le baromètre de février du quotidien El País, Podemos obtient 27,7% des intentions de vote contre 20,9% pour le PP et seulement 18,3% pour le PSOE. En projection de sièges, cela donnerait 120 sièges pour le PP, 96 pour Podemos et 91 pour le PSOE. Ce résultat est lié au mode de scrutin : il s’agit d’une proportionnelle dans le cadre de circonscriptions provinciales. Les circonscriptions rurales qui envoient entre 2 et 4 députés sont acquises au bipartisme. Ce sont dans les grandes circonscriptions urbaines (Madrid [36 sièges], Barcelone [31], Séville [12], Valence [16]) que Podemos espère des gains substantiels. À cette poussée sans précédent dans l’histoire politique espagnole depuis 1978, s’ajoute aussi un autre phénomène : l’irruption tout aussi spectaculaire d’un autre parti, Ciudadanos, crédité de 12,2% des voix. Né en Catalogne sous la marque Ciutadans, ce mouvement dirigé par Albert Rivera occupe l’espace de centre-droit : hostile au nationalisme catalan, il représente une alternative puissante au PP en Catalogne. Désormais, il se lance dans l’arène nationale.

Ces projections seront confirmées ou non lors des tout prochains scrutins. L’Andalousie renouvelle son parlement régional le 22 mars. Les élections municipales se tiendront le 24 mai en même temps que des élections régionales dans 13 des 17 communautés autonomes (dont Madrid et Valence fiefs du PP). Les élections générales doivent avoir lieu en novembre 2015 mais le gouvernement dispose d’une petite latitude de quelques semaines en amont ou en aval. Autrement dit, 2015 sera une année décisive dans la reconfiguration du système politique espagnol et non pas seulement dans la détermination des rapports de forces entre droite et gauche.

En 2011, le PP a bénéficié d’un premier effondrement socialiste lié à l’insoutenable légèreté du gouvernement Zapatero dans le traitement de la crise économique et financière. Le mouvement des indignés (15-M en espagnol) qui avait fait irruption dans la campagne des élections municipales n’avait pas bloqué la dynamique de la victoire des conservateurs. La démocratie représentative avait surmonté cette première manifestation alternative.

Avec Podemos, se pose la question de la stabilité du système espagnol. Né en partie de la dynamique des Indignés, Podemos n’est cependant pas un élan populaire inorganisé. Structuré en parti politique et très contrôlé par ses fondateurs, notamment Pablo Iglesias et Juan Carlos Monedero, qui sont des enseignants en sciences politiques, largement présent sur les réseaux sociaux (notamment à travers une émission de télévision via Internet, la tuerka, au cours de laquelle Pablo Iglesias s’entretient avec des personnalités), Podemos est devenu une machine de guerre électorale qui a phagocyté l’ancienne gauche communiste de Izquierda Unida. La construction du programme fait la part belle aux contributions des citoyens dans un processus participatif. Les cercles Podemos valident ensuite collectivement les propositions retenues. Elles sont enfin soumises à un référendum online. L’élection des organes directeurs du parti, début janvier, n’a pas manqué de susciter quelques réserves. La participation citoyenne ressemble un peu à des expériences historiques de centralisme démocratique…

Si l’on va sur le site de Podemos (podemos.info), on constatera l’actuelle vacuité du programme. En cours d’élaboration avec les citoyens, il ne peut être prêt. Cette interaction avec les citoyens entend être la marque de fabrique de Podemos. C’est elle aujourd’hui qui nous livre sans doute les clefs du phénomène politique, social et culturel.

Première idée : Podemos est un mouvement de réaction face à des élites qui se sont déconsidérées. D’ailleurs, Podemos et Pablo Iglesias sont en train de faire entrer dans le discours politique espagnol le terme de “caste”. Le peuple se révolte contre la caste. C’est en partie l’héritage des indignés… hélas fermement assis sur la corruption généralisée des partis et des entreprises. Le système médiatique livrant à l’opinion publique des scandales – financement occulte du PP, détournements de fonds publics par le PSOE andalou, manipulation de comptes et escroquerie gigantesque à la privatisation de Bankia dirigée par un ancien directeur du FMI, Rodrigo Rato, origine douteuse de la fortune andorrane de Jordi Pujol, le père du nationalisme catalan actuel… – que la justice ne peut traiter rapidement, le sentiment de dégoût s’est infiltré dans la société espagnole. On sait qu’il avait menacé l’institution monarchique, la seule qui a su réagir et qui, aujourd’hui, jouit, grâce à la rigueur de Philippe VI, d’un prestige retrouvé. Mais il convient de noter que c’est la seule institution qui a eu le courage de s’auto-réformer tandis que la classe politique donne le spectacle d’une oligarchie gloutonne. Sans cette déliquescence, pas de Podemos… mais aujourd’hui Podemos est là.

Deuxième idée : Podemos se nourrit de l’effondrement du PSOE. Grand parti social-démocrate, le PSOE de Felipe González était devenu l’un des constructeurs de l’Espagne démocratique et l’un de ses piliers. Après 2000, le parti est entré en crise. L’opposition n’est pas une position facile pour qui avait gouverné quatorze ans! Les querelles de leadership masquaient quelques différences d’appréciation. Lors du congrès de l’an 2000, José Luis Rodríguez Zapatero prend, à la surprise générale, le contrôle du Parti. Toujours à la surprise générale, le voilà propulsé à la tête du gouvernement en 2004 après les élections marquées par les attentats de Madrid. Clairement post-moderne, le socialisme de Zapatero est culturel (mariage homosexuel, antiaméricanisme, ouverture aux nationalismes périphériques…). Il se fracassera sur la crise économique. Contraint par la détérioration des équilibres macro-économiques à un « tournant de la rigueur » en 2010, Zapatero devient l’incarnation de la défaite économique de la gauche. Depuis, le PSOE est incapable d’élaborer une alternative à la politique libérale de Mariano Rajoy. Podemos récupère toute une tradition de gauche espagnole abandonnée par un PSOE qui a largement oublié le socle ouvrier de son sigle. Podemos peut ainsi se réclamer de la vraie gauche et proposer une synthèse habile entre la revendication de libertés individuelles des sociétés contemporaines (la participation citoyenne) avec celle de l’égalité et de la justice économiques et sociales.

Troisième idée : Podemos est un symptôme pas une solution. Aujourd’hui, l’effervescence que provoque Podemos est l’un des signes de la crise espagnole. Son ampleur ne pouvait qu’avoir des effets politiques lourds : nous y sommes. Par ailleurs, ces effets se greffent sur des changements générationnels. Pablo Iglesias est né en 1978, c’est-à-dire qu’il est exactement contemporain de la constitution. Il est l’enfant de la culture politique démocratique espagnole. Or celle-ci a cessé d’être conditionnée par la transition démocratique. Pablo Iglesias ne cesse de le répéter : selon lui, le système 1978 est mort. Ce système fut le résultat d’un compromis entre les démocrates et l’ancien régime franquiste. Ce que Pablo Iglesias laisse entendre c’est qu’avec Podemos on aura enfin la démocratie espagnole réelle et non son succédané. Ce discours, oublieux de la réalité historique, passe bien dans un pays qui ignore sa propre histoire et qui souvent se nourrit de rêves. Les drapeaux républicains qui fleurissent dans les manifestations de Podemos sont là pour en attester. Podemos se situe donc à la croisée de phénomènes structurels : une crise qui a changé la perception que les Espagnols ont d’eux-mêmes, une société qui s’est transformée et qui a abandonné progressivement tous ses repères anciens. C’est sur cette dynamique de reconfiguration que Podemos entend maintenant surfer… jusqu’à gouverner, peut-être.

Podemos est-il le Syriza espagnol? Des éléments de similitudes, à commencer par les contextes historiques et politiques de ces relativement jeunes démocraties méditerranéennes, plaident pour un rapprochement. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Mariano Rajoy met toute son influence au service de la ligne Merkel pour que d’ici à novembre 2015, les Espagnols puissent assister à l’échec de Syriza… Un espace politique européen est en train de naître sous nos yeux : les élections dans chaque pays créent des dynamiques qui influencent l’élection nationale suivante. Le domino espagnol est à surveiller de très près.