À la veille des régionales edit

2 décembre 2015

Après bien des déclarations, tergiversations et hésitations, les trois partis de gouvernement, PS, Républicains et UDI sont désormais dans l’impasse. Il est clair que sans une réorientation stratégique majeure de leur part, le Front national est en mesure de l’emporter dans plusieurs régions le 13 décembre prochain dans l’hypothèse de configurations de candidatures triangulaires au second tour de scrutin. Dans la période grave, dangereuse et pleine d’incertitudes que nous traversons, l’enjeu de ces élections n’est pas seulement celui du contrôle de quelques régions, encore que ce dernier ne soit pas mince. Même s’il est de bon ton de le nier, c’est, à plus long terme, le maintien de la paix civile et des libertés fondamentales qui sont en cause.

Depuis près de cent cinquante ans, notre pays s’est toujours gardé, sauf en 1940, de s’en remettre du soin de le conduire à des hommes ou à des partis qui, comme le Front national, étaient dans leur culture profonde étrangers à la tradition pluraliste, libérale et démocratique de la République française. Il faut être bien naïf pour imaginer qu’on puisse sans un vrai risque pour nos libertés accueillir au pouvoir un parti historiquement constitué comme un rassemblement de sectes d’extrême droite, administré à guichets fermés par une terrifiante oligarchie familiale et professant une idéologie impitoyable du rejet de l’autre.

Point n’est besoin d’évoquer les grands précédents historiques, Mussolini ou Hitler, pour décrire ce que peut être la dérive autoritaire d’un pouvoir légalement attribué à des gens qui méprisent la démocratie. Les « modèles » de démocratie dévoyée et confisquée sont là, tout proches et ô combien inquiétants : la Russie de Poutine, la Turquie d’Erdogan, et plus près encore, la Hongrie d’Orban. De ce point de vue, comment ne pas voir que ce qui sépare les uns des autres les grands partis républicains est infiniment moins important que ce qui les rapproche face au danger que représente la montée en puissance du Front national. Au nom de quoi serait il immoral ou politicien de rassembler des hommes et des femmes qui partagent des valeurs communes et que, de plus, rien d’essentiel ne sépare en termes de gestion régionale ?

Quelle irresponsabilité, en revanche, d’avoir envisagé les tactiques et les postures électorales de campagne sans se soucier des stratégies politiques qui risquent de s’imposer demain ! Les partis républicains se sont en effet mis dans l’impossibilité d’effectuer dans la perspective du second tour les choix raisonnables qui devraient s’imposer et se sont pratiquement interdits de faire ce qui doit être fait pour barrer la route au Front national dans les régions où il menace de s’imposer.

Si nos partis prétendus républicains donnaient vraiment la priorité à la défaite du FN, ils devraient éviter à tout prix au second tour les configurations triangulaires dans les régions menacées de tomber dans ses mains. Seules deux options seraient dès lors possibles : le retrait de la liste arrivée en troisième position ou la fusion des listes de gauche et de droite.

La première option présente deux inconvénients. Le premier est de priver le parti arrivé en troisième position de toute représentation dans les conseils régionaux concernés pour toute la durée de leur mandat. Le second, plus important encore, est de priver ce retrait éventuel d’une véritable signification stratégique et donc de ne pas parvenir à mobiliser suffisamment les électeurs de gauche qui seront invités à voter pour la liste de droite ou l’inverse. La seconde solution, c’est-à-dire la fusion des listes, serait nettement plus porteuse pour l’avenir. Elle seule pourrait montrer clairement que les partis de gouvernement sont capables de prendre ensemble leurs responsabilités et de rejeter conjointement les idées et propositions du FN. À terme, ce choix préfigurerait une recomposition rationnelle de notre vie publique autour d’un clivage pertinent : l’acceptation ou le refus d’une société ouverte. Dans l’immédiat, face à un parti populiste qui ne se privera pas de dénoncer l’UMPS, il permettrait à ces partis de reprendre l’offensive en assumant ouvertement leur alliance, de revendiquer ce qui les rapproche et d’ouvrir ainsi la perspective d’une réorganisation en profondeur de notre système politique.

Une telle réorganisation peut paraître très difficile à réaliser tant le clivage gauche/droite a structuré longtemps le fonctionnement de notre vie politique. Pour l’instant, dans leurs discours, les leaders politiques de gauche et de droite la rejettent, insistant plutôt sur ce qui les sépare. Cependant, deux arguments majeurs peuvent être portés à l’appui d’un tel changement.

Le premier est l’état de l’opinion publique sur le sujet. Dans un sondage Harris paru au lendemain des attentats, 77% des personnes interrogées, invitées à donner leur opinion sur la formation éventuelle d’un gouvernement d’union nationale majorité-opposition, ont répondu que ce serait une bonne chose et 21% une mauvaise. Cette réponse est majoritaire dans tous les électorats des partis d’opposition à l’exception de celui du FN (51% contre et 46% pour). Les sympathisants des Républicains excluraient le Front de Gauche de ce gouvernement tandis que la moitié d’entre eux y incluraient le FN. Selon les sympathisants du PS, tous les partis devraient participer à cette union à l’exception du FN et de Debout le France. 77% d’entre eux sont en particulier favorables à la participation des Républicains. Plus des deux tiers des personnes interrogées estiment qu’un gouvernement d’union nationale obligerait les dirigeants politiques à agir collectivement pour l’intérêt de la France, permettrait de rassembler les Français pour faire face à la crise actuelle, conduirait à une gestion et à une gouvernance plus efficaces pour le pays, contribuerait à une sécurité renforcée des Français en luttant plus efficacement contre le terrorisme et favoriserait une réforme en profondeur du pays par delà les clivages politiques. Sans doute le pourcentage important de sympathisants du FN et des Républicains qui souhaiteraient inclure le FN dans ce gouvernement, révèle-t-il la confusion des sentiments et l’ambiguïté de certaines attentes. Aux yeux des partis de gouvernement, la situation pour la constitution d’un tel gouvernement n’est vraisemblablement pas encore mûre, même si les Français sont plus que jamais ouverts à une telle perspective.

Intelligemment préparée et publiquement annoncée, la fusion au deuxième tour, là où elle serait nécessaire à la victoire des démocrates, des listes régionales présentées par les partis de gouvernement pourrait donc se concevoir comme une protection de la démocratie contre une menace immédiate ou même comme un premier pas sur la voie d’une recomposition de l’ensemble du système.  Une telle alliance paraît en effet constituer à terme la meilleure solution pour le PS comme pour les Républicains et pour l’UDI.

Aux socialistes, menacés de perdre les prochaines élections législatives et de retourner, très affaiblis, dans l’opposition, elle offrirait de demeurer un parti de gouvernement alors qu’un long éloignement du pouvoir risque fort de les marginaliser à terme. Quant à l’alliance Républicains/UDI, désormais confrontée à la poussée du Front national sur un espace électoral en peau de chagrin, elle ne saurait s’illusionner durablement sur sa capacité non seulement à recevoir du mode de scrutin législatif actuel une majorité absolue à l’Assemblée nationale mais encore à disposer dans le pays d’une base électorale assez large et légitime pour lui permettre de gouverner seule et efficacement face à l’opposition conjointe de la gauche et du FN. Combien de temps faudra-t-il encore aux partis de la droite et de la gauche de gouvernement pour reconnaître que malgré l’âpreté d’une rivalité farouche et les surenchères de leurs enragés respectifs, rien de fondamental ne les oppose actuellement sur les grands problèmes nationaux? Ils sont d’accord sur une politique économique de l’offre et sur la nécessaire réduction des déficits et de la dette ; ils sont attachés à la défense de l’État social comme à la construction européenne et à l’euro, ils se sont beaucoup rapprochés sur la politique de sécurité comme sur la politique étrangère et ils partagent enfin les valeurs de l’humanisme républicain, toutes choses qui les opposent clairement aux idées et propositions du Front national. Ils pourraient donc gouverner ensemble dans une période pleine de risques graves qui exige le rassemblement, la coopération et la défense de la paix civile face à ceux qui souhaitent entretenir et approfondir nos divisions.

Si les partis de gouvernement reconnaissaient cette réalité, les élections régionales se présenteraient tout autrement : elles seraient l’occasion de franchir une première étape dans le processus de réorientation générale de nos forces partisanes. Pourrait ainsi s’éloigner dans l’immédiat la perspective d’un gouvernement sectaire des régions, c’est-à-dire de collectivités qui, ne l’oublions pas, disposent de grands pouvoirs en matière de développement économique, de formation, d’éducation, de culture et au total d’attractivité. À terme rapproché, les grands partis républicains pourraient préparer sereinement les échéances législatives de demain, et gérer de manière responsable les nombreuses triangulaires attendues au second tour.

Le drame, c’est toutefois que, par habitude et par myopie, les partis n’ont rien anticipé de cette sorte et qu’il est dangereux d’attendre le dernier moment pour faire en catastrophe un choix stratégique aussi déterminant. La droite a fait comme si elle n’avait pas besoin de la gauche pour gagner. La gauche a fait comme si l’extrême droite n’était pas dangereuse. La droite et la gauche ont fait comme si on avait bien raison du côté de Marine Le Pen de dénoncer l’immoralité de leur union potentielle.

Après tout ce qui a été dit et écrit de part et d’autre pour délégitimer toute perspective de fusion des listes de droite et de gauche, un brutal changement de pied déconcerterait sans doute plus d’un électeur. Il est loin d’être assuré que nos formations républicaines éviteraient le pire si elles tentaient entre les deux tours de sortir par effraction, c’est-à-dire par la fusion de listes, de l’impasse dans laquelle elles se sont enfermées. Il faudrait pour réussir que ces rapprochements n’apparaissent pas comme un pis-aller tactique, et que la convergence des stratégies soit à la fois nationalement organisée, politiquement assumée et précisément circonscrite. On ne sent pas qu’on en soit vraiment là ni d’un côté ni de l’autre. Nos chers et vieux partis peuvent trouver bien lourdes et bien périlleuses les révisions déchirantes qui les sollicitent aujourd’hui, et pourtant le vrai risque n’est-il pas pour eux d’éluder une nouvelle fois des choix courageux et bientôt incontournables ?

Ces élections régionales présentent décidément un enjeu politique majeur même si nos dirigeants semblent encore loin d’en avoir pris la juste mesure.