Y a-t-il une Europe des valeurs? edit

5 septembre 2016

Après le Brexit la question de ce qui fait l’unité de l’Europe est plus que jamais posée. Les forces centrifuges semblent se réveiller et d’aucuns craignent qu’elles ne finissent par disloquer le projet européen. Dans ce débat, la question des valeurs est rarement évoquée. Les Européens partagent-ils, et à quel degré, un corps de valeurs communes qui puissent cimenter leur unité?

De ce point de vue, une série d’enquêtes, menées depuis le début des années 1980, en Europe (les European values surveys) apportent des enseignements très précieux. La dernière enquête menée en 2008 a été réalisée dans ce qui constituait alors les 28 pays de l’Union, mais également en Islande, Norvège et Suisse, dans les pays des Balkans non membres de l’Union, dans trois pays d’Europe orientale (Belarus, Ukraine, Moldavie), dans la fédération de Russie et dans quatre pays géographiquement à la lisière de l’ensemble européen (Georgie, Azerbaïdjan, Arménie, Turquie).

Le traitement systématique du questionnaire sur base d’une analyse typologique et sur cet ensemble très large de pays (voir O Galland et Y Lemel « Les frontières de valeurs en Europe », dans Les Valeurs des Européens. Evolutions et clivages, Bréchon, Gonthier dir., A Colin, 2014) permet de dégager deux enseignements principaux.

Tout d’abord un « cœur » de l’Europe se dégage, « cœur » non seulement parce qu’il s’agit d’un bloc central constitué des pays fondateurs de l’Union (à l’exception de l’Italie), complété au sud par l’Espagne et au nord par les pays scandinaves, mais aussi parce que les valeurs auxquelles adhèrent une part importante des habitants de ces pays sont en phase avec le projet politique de l’Europe. Ce corps de valeurs mêle engagement dans la vie citoyenne, sociale et politique, sécularisation religieuse, ouverture aux autres, fort degré d’adhésion aux principes démocratiques et libéralisme des mœurs.

L’Angleterre paraît beaucoup plus éloignée de ce cœur de l’Europe et son détachement définitif de l’Union pouvait déjà se lire dans ces résultats. Le type de valeurs qui y prédomine en effet, ainsi que dans une partie de l’Europe centrale proche des frontières de l’Autriche-Hongrie de 1914, est un type qu’on pourrait appeler « individualiste » : faible attachement aux valeurs de solidarité et de respect de normes publiques communes, défiance à l’égard des institutions et de l’autorité.

Un troisième cercle regroupe des pays d’Europe méridionale (dont l’Italie) et la Pologne et se distingue par sa forte adhésion aux valeurs religieuses et à des valeurs traditionnelles dans le domaine des mœurs. Les habitants de ces pays adhèrent aux valeurs démocratiques du premier cercle, mais avec un engagement citoyen beaucoup plus faible et une méfiance à l’égard de ce qui viendrait bouleverser les cadres traditionnels de la société.

Un dernier cercle, celui de l’Europe orientale et de la Russie est beaucoup plus éloigné du cœur des valeurs européennes. Cela tient notamment à une  propension antidémocratique et une attirance pour des systèmes politiques autoritaires. La Turquie pousse ces traits antidémocratiques à l’extrême tout en les combinant à une très forte religiosité : elle est véritablement un « outlier », 83% de ses habitants se classant dans ce type « religieux-autoritaire » qui n’est également surreprésenté qu’en Roumanie et dans de petits pays de l’Europe méditerranéenne (Kosovo, Chypre, Malte), mais dans aucun autre pays de l’UE 28. A ce titre, on peut dire sans hésiter que la Turquie ne fait pas partie de l’Europe des valeurs.

Un deuxième résultat notable de ces travaux sur les valeurs est que, même si on peut dégager une certaine homogénéité entre des pays européens en les classant dans ces « types » qui ont été rappelés plus haut, cette homogénéité reste toute relative. Par exemple, le type « participatif confiant »  qui définit le cœur de l’Europe continentale et nordique, est ultra-dominant dans les pays scandinaves (les 2/3 voire les 3/4 de leurs habitants s’y rangent) alors qu’il ne rassemble qu’une majorité relative dans beaucoup d’autres pays de ce groupe et parfois assez faible (par exemple, 49% aux Pays-Bas, 38% en France, 32% en Espagne, 34% en Belgique et même seulement 28% en Allemagne).

Mais surtout, la série d’enquêtes menées depuis 1981 montre qu’il n’y a pas de mouvement de convergences des valeurs entre pays européens. Les écarts entre eux ne se sont pas resserrés. Les Etats-Nations demeurent le cadre le plus prédictif des valeurs des individus. Une illustration de ce primat de la nationalité est fournie par l’analyse en termes de classes d’âge : sur le plan des valeurs, en moyenne, les jeunes d’un pays donné sont toujours plus proches des adultes de même nationalité, que des autres jeunes de n’importe quel autre pays. Il ne dégage pas vraiment une génération « Erasmus » qui transcenderait les appartenances nationales.

L’Europe des valeurs existe donc au cœur du continent européen. Elle combine la foi dans la démocratie et la participation à la vie sociale et politique, une sécularisation religieuse qui se mêle logiquement à un fort libéralisme en matière de mœurs, un esprit de tolérance et d’ouverture, une adhésion nette à l’égalité des rôles sexués. Mais cette combinaison de valeurs n’est véritablement dominante que dans les pays scandinaves. D’autres sociétés sont nettement plus clivées : la France et l’Allemagne par exemple comprennent un contingent assez équilibré de « participatifs confiants » et « d’individualistes inciviques », deux types dont la définition est très éloignée, presque opposée.

D’autre part, un clivage très marqué sépare l’Europe de l’Ouest de la plus grande partie de l’Europe de l’Est. Le type « participatif confiant » est fortement présent dans la première, même si c’est à des degrés variables, alors qu’il presque totalement absent de la seconde (à l’exception de la Slovénie).

Trois conclusions provisoires se dégagent de cette analyse.

S’il existe bien un socle de valeurs qui peut rassembler une partie de l’Europe, et dont on mesure d’ailleurs à quel point il est différent de qui pourrait rassembler les Américains, ce socle de valeurs est très loin d’abolir les frontières nationales. La Nation reste certainement un point de référence capital pour la plupart des Européens. En l’état actuel il semblerait illusoire et dangereux de ne pas en tenir compte dans le processus institutionnel de construction européenne.

L’Europe des valeurs est constituée de cercles concentriques et plus on s’éloigne du cœur, notamment à l’est du continent, plus l’écart avec ce socle de valeurs s’agrandit au point de rendre illusoire une quelconque unité de valeurs qui permettrait de rassembler la totalité de la population européenne autour d’un projet commun. 

À cet égard, le projet d’adhésion de la Turquie à l’Union paraît totalement irréaliste et presque absurde : l’immense majorité de la population turque n’a absolument rien de commun avec ce qui fonde le socle de valeurs européen. Elle adhère même à des valeurs qui lui sont très largement antinomiques. Poursuivre ce projet conduirait à renoncer à fonder un esprit européen.