Vers un nouvel afflux de «migrants» en Europe? edit

14 juin 2017

Depuis 2015, la crise des « migrants »,  alimentée par les drames de l’immigration échouée sur les côtes et dans les rues européennes, est en bonne place des discussions et tensions au sein et aux frontières de l’Union européenne. Et le problème ne pourrait que commencer…

L’ampleur annoncée et la visibilité concrète du phénomène, à travers de nouvelles formes de bidonvilles et de campements dans les villes françaises, nourrissent les chroniques lacrymales (la compassion) et sécuritaires (le rejet systématique). La première difficulté est celle des mots. De qui parle-t-on ? Face à la confusion verbale qui prévaut, l’agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) a été contrainte, à l’été 2016, de rappeler des basiques.

Le terme le plus souvent employé, celui de « migrant », n’a aucun contenu juridique. Les deux autres termes souvent utilisés, « réfugié » et « demandeur d’asile », sont plus précis. Le statut de réfugié, encadré par la Convention de Genève de 1951, est attribué à des étrangers au terme d’une procédure d’étude de leur demande d’asile. Si cette demande est acceptée, ils sont réfugiés. Déboutés du droit d’asile, ils doivent quitter le pays. S’ils ne le font pas, ils sont clandestins, illégaux, sans papiers. Nombre de situations correspondent cependant à des zones grises, intermédiaires, complexes à évaluer et établir.

En tout état de cause, la crise européenne des « migrants » est certes une crise du système d’asile à une période d’effondrement de pays qui avaient connu leur « printemps arabe » et qui ont sombré dans le chaos. C’est, plus largement, une crise de l’immigration. Aux immigrés politiques (les individus et ménages en quête de la protection des Etats membres de l’Union européenne), s’ajoutent des immigrés économiques et sociaux qui aspirent à une vie meilleure, en Europe, sans que la situation dans leur pays d’origine légitime une procédure d’asile.

Avec ces incertitudes terminologiques, mélangeant immigration légale et illégale, demandes d’asile et situations indéfinies, on comprend bien les incertitudes statistiques sur les volumes de population concernée. L’appareil statistique européen, agrégeant les données des 28 appareils statistiques nationaux (avant Brexit), rend compte de l’immigration extra-européenne légale et de la demande d’asile. On recense également le nombre d’entrées irrégulières, débouchant très souvent sur une demande d’asile. Ces entrées passent principalement par le canal de la Méditerranée, devenu à la fois marché lucratif pour les passeurs et expédition très meurtrière. Depuis la fin des années 1990, les services recensaient chaque année quelques dizaines de milliers de cas. Ils en ont compté 200 000 en 2014, près d’un million en 2015. Ne sont ainsi comptés que les cas qui ont été, d’une manière ou d’une autre, recensés, par exemple après un sauvetage en mer ou au moment du dépôt d’une demande d’asile. Pour les autres cas, on ne dispose d’aucune donnée.

Si l’on prend la catégorie globale de « migrant », dans le monde, selon les Nations Unies en 2013, 763 millions de personnes (soit un humain sur dix), vivent dans leur pays mais en dehors de leur région natale. Toujours comptant parmi les migrants, mais de façon plus évidente, 232 autres millions de personnes vivent en dehors de leur pays de naissance ou de citoyenneté. Ce sont les migrants internationaux. Au total c’est environ un milliard de personnes, soit un humain sur sept, qui sauraient être recensées comme « migrants ». Sur ce milliard, 28 millions sont des réfugiés, au sens juridique du terme. Deux millions sont des demandeurs d’asile. Réfugiés et demandeurs d’asile proviennent essentiellement des pays en développement et se trouvent principalement dans d’autres pays en développement. Les événements récents ne changent pas ce phénomène, mais l’intensifient partout, en Europe notamment.

Si, en valeur absolue, les migrants quittent en plus grand nombre les pays en développement (qui sont plus peuplés), les personnes originaires de pays développés sont proportionnellement plus susceptibles d’émigrer. Notons, en incise, que les termes de migrants et d’immigrés, au moins dans le vocabulaire politique français, sont plus prompts à désigner des personnes du Sud. Pour ce qui a trait aux ressortissants de pays du Nord quittant leur pays pour une autre nation développée ou pour un pays en développement, on parlera plus volontiers d’expatriés. La sémantique a toujours son importance.

La crise actuelle des migrants se circonscrit à un sujet plus restreint : celui de l’arrivée en masse de personnes fuyant la dévastation de leur pays ou cherchant à bénéficier de l’environnement plus favorable des pays européens. Il est fonction des conflits en Libye, en Syrie, en Irak, en Afghanistan, au Soudan. Mais les migrants proviennent également d’autres contrées asiatiques et africaines. À la simple vue des perspectives démographiques (près d’un milliard d’Africains en plus à venir en un demi-siècle) tout comme des décalages en termes de niveau de vie, l’Europe sera certainement toujours plus attractive pour un nombre croissant d’individus. Comme en électricité, les différentiels de niveaux de développement sont à la base des tensions et des circulations possibles des populations. Cela a certainement toujours été le cas.

Le sujet d’avenir pour l’Europe, dans un monde plus instable et avec d’importants conflits à ses frontières, est de savoir si elle saura dépasser ses déséquilibres internes ou si elle s’effondrera en tant qu’unité supranationale. Devant les perspectives évidentes de flux migratoires plus pressants, soit l’Europe arrive à mieux s’organiser que ce que la « crise » du milieu de la décennie 2010 a montré, soit elle s’effacera devant la réaffirmation des Etats nations.

Si au sujet classique de l’immigration économique se greffe aujourd’hui celui de l’asile, il faut également ajouter la question, en devenir, des « migrations environnementales ». Des expressions comme « réfugiés écologiques », « réfugiés environnementaux » ou « réfugiés climatiques », sont de plus en plus souvent employées. Une telle façon de qualifier les migrants semble inappropriée dans la mesure où le parallèle implicitement établi avec les « réfugiés politiques » n’a pas de fondement. Ces derniers peuvent prétendre à un statut, ce qui n’est nullement le cas des individus et familles quittant un lieu trop dégradé sur le plan environnemental.

En l’absence de définition légale ou de simple convention statistique, il n’existe aucun moyen de bien savoir de quoi et de qui on parle. Doit-on uniquement parler des 26 millions de personnes déplacées, en moyenne chaque année, en raison de catastrophes naturelles ? Doit-on, mais alors comment les dénombrer, compter également les victimes non pas de catastrophes mais de dégradations progressives ?

Malgré cette impossibilité de bien délimiter ce dont il s’agit, des projections, parfois hautement fantaisistes, évoquent des chiffres précis. Il en irait ainsi de 200 millions de migrants environnementaux déplacés d’ici 2050. De rapport en rapport, ces prédictions, prises pour argent comptant, hantent le débat public. De tels chiffrages ont l’intérêt de placer la question sur l’agenda politique. Mais ils ne reposent pas sur une méthodologie robuste. Il vaut mieux étudier, pour le moment, cas par cas, région par région, catastrophe par catastrophe, contexte par contexte. Il s’ensuit un palmarès, un rien morbide, des pays les plus affectés. Si l’on rapporte le nombre relatif de personnes déplacées par rapport à la population totale, les Philippines, Haïti, Cuba, le Chili, le Sri Lanka, le Pakistan, la Colombie sont en tête. Ce n’est pas le cas de l’Europe.

Mais rien ne dit que dans un avenir proche, ces migrants environnementaux ne rejoignent pas les flux de migrants sociaux pour arriver jusqu’à cet Eldorado supposé que vendent les passeurs et dont les habitants, compatissants, inquiets ou révoltés, se demandent bien de quoi leur avenir sera fait.