Jeunes: la séduction Le Pen? edit

18 avril 2012

Un récent sondage mettait le Front national, avec 26%, en tête des intentions de vote des 18-24 ans – contre 25% pour François Hollande et 16% pour le Front de gauche. Ce score signe la marque des jeunes en grande difficulté d’insertion. Ces « invisibles » sont fort éloignés de la jeunesse étudiante qui, bien présente dans l’espace public, sait faire parler d’elle par ses propres médias (L’Etudiant, Campus, Ma chaîne étudiante, etc.) et par ses actions syndicales ou associatives. Alors que les étudiants votent peu pour Marine Le Pen, une fraction importante de la jeunesse populaire se range dernière elle. Cette nouvelle a suscité des commentaires stupéfaits alors qu’il s’agit d’une donnée repérée par les politologues depuis longtemps.

Il n’y a pas à proprement parler de vote jeune car les options des uns et des autres diffèrent sensiblement selon l’appréciation qu’ils portent sur leur avenir. Or dans la France contemporaine, où le classement scolaire imprime le classement social et le devenir professionnel, les individus de vingt ans ont déjà une bonne perception de leurs chances d’insertion et d’autonomie. Parallèlement le vote des jeunes marque une certaine imprévisibilité, car il s’enracine dans des valeurs et des comportements spécifiques aux générations montantes. Tout d’abord, pour elles, le vote est perçu comme un droit, et non pas comme un devoir, on ne se sent pas moins citoyen d’avoir omis de se rendre aux urnes. D’autre part, il se fonde sur une démarche individualiste, autrement dire une volonté d’autonomie qui suppose de faire des choix indépendamment de principes imposés de l’extérieur. Cet état d’esprit affaiblit donc le vote déterminé par une appartenance sociale ou une tradition familiale. Cette approche favorise, chez les jeunes, une propension à l’abstention et une volatilité des attitudes électorales. En outre, souvent le choix des 18-30 ans se cristallise dans les derniers jours avant le scrutin, cédant à la culture de l’immédiateté que l’on observe dans d’autres domaines de la vie.

La politique a-t-elle cessé de les intéresser et de les mobiliser ? Absolument pas. Touchés par une information prolifique irriguée par une myriade de canaux, à la croisée des médias anciens et d’Internet, les jeunes ont une appétence pour le débat de société. Mais ce public marque aussi sa forte réactivité et la culture de l’ironie et du détournement d’images – une tonalité qui vient de la télévision commerciale – qui traverse les réseaux sociaux accentue sensiblement la distance à l’égard de la politique. Alors que le doute s’est infiltré auprès de l’électorat toutes classes d’âge confondues sur la capacité des gouvernants à peser sur la marche du monde et à agir dans la mondialisation, les jeunes assaisonnent ce scepticisme d’une joyeuse désacralisation des pouvoirs. Dès lors le vote, loin d’être un acte sacramentel qui engage tout l’avenir, est appréhendé comme un mode d’action parmi une batterie d’autres formes d’expression : rassemblements, marches, pétitions, commentaires, flash mobs, détournements et commentaires d’images, etc.

Ainsi, la croyance dans la vertu transformatrice de la politique est bien émoussée. Pour eux, voter est une façon d’exprimer son opinion ou de faire pression, mais pour transformer la vie, ils cultivent le « do-it-yourself » et comptent davantage sur leurs propres forces : sur leur coordination avec d’autres jeunes pour de l’éco consommation, sur le partage d’informations, de films ou de musiques pour leurs loisirs ; et sur leurs réseaux personnels pour trouver une formation ou un stage. Face à une société qui ferme beaucoup ses portes, les jeunes ont inventé des ripostes : la débrouille qui peut impliquer de flirter avec la légalité, une entraide générationnelle, une verve moqueuse. Le pragmatisme individuel l’emporte largement sur les attentes politiques, et d’ailleurs les préférences partisanes marquent le pas à l’égard de cette arène : 34% des 18-30 ans se disent plutôt de gauche, 21% plutôt de droite et 44% décrivent leur positionnement comme « ni droite ni gauche » (sondage Ipsos effectué en janvier 2012 pour le magazine Glamour).

La distance mâtinée de défiance est particulièrement nette chez les non-diplômés et les détenteurs d’un diplôme en-dessous du bac ; elle touche ainsi les jeunes ouvriers et les catégories à faibles revenus. Ils émettent une critique acerbe des partis de gouvernement, en fustigent l’incapacité et dénoncent une société dans laquelle ils jugent qu’il y a trop de corruption et de malhonnêteté : 50% en moyenne, 59 % chez les jeunes ouvriers, ou enfants d’ouvriers. Avec la même rudesse que le mouvement des indignés, ils honnissent l’establishment politique. Ces jeunes en peine d’insertion développent une vision noire de la société dans laquelle ils ont été éduqués.

Ce ressentiment se déploie sur fond de crise. L’accès à l’emploi de la jeunesse n’a cessé de se dégrader au cours des dix dernières années, avec toutefois des oscillations ; après avoir un peu diminué en 2007 il est reparti en flèche en 2008-2009. Ce sujet est le premier sujet de préoccupation des nouvelles générations, en tout premier lieu pour les non diplômés ou ceux qui n’ont que le bac, ainsi que pour les jeunes ayant un parent d’origine étrangère. Parallèlement, pour une partie de la jeunesse, la question de l’emploi, du logement, et les difficultés financières barrent l’horizon : par exemple 40% des locataires en logement indépendant ont connu des difficultés pour payer le loyer, et ce pourcentage est encore plus élevé lorsqu’on est ouvrier ou employé. L’optimisme que l’on manifeste à l’égard de son avenir est directement corrélé au niveau de diplôme - les sans-diplôme ou peu diplômés voient leur futur sous le spectre de la précarité.

Les inégalités se sont amplifiées par le rôle que jouent désormais les familles pour aider les jeunes à franchir ces années d’incertitude et parfois de galère : pour accompagner le cursus universitaire, pour fournir un logement, pour attendre avant de trouver un emploi stable. 54 % des jeunes ne pourraient s’en sortir sans l’aide de leur famille, un sentiment de dépendance que révèlent avec amertume les « jeunes pauvres ». D’ailleurs, on note une opinion saisissante et unanime chez les 18-30 ans : avoir des relations serait devenu plus utile pour obtenir une place dans la société (48 %) que d’avoir un diplôme (37 %).

Comment ces frustrations vont-elles se traduire dans le vote des invisibles ? Le sentiment de « no future » d’une société qui vous laisse sur les bas-côtés et ne vous donnera pas votre chance, l’angoisse de ne pas pouvoir accéder un jour à une vie autonome, tous ces éléments sont des levains pour l’abstention ou le bulletin protestataire d’extrême-droite ou d’extrême-gauche. Le sondage CSA montre d’ailleurs que si Marine Le Pen a enregistré une forte progression chez les jeunes, Jean-Luc Mélenchon aussi (il obtiendrait 16 % de leurs suffrages selon le sondage CSA). Cependant, par-delà ces préférences politiques, le taux d’abstention sera l’élément-clé à scruter chez les jeunes. Un taux d’abstention particulièrement élevé par rapport à d’autres scrutins du même type signifierait un déficit de confiance inquiétant alors que le gagnant de la présidentielle devra engager des choix politiques difficiles dès le lendemain de son élection.