Le moment Nuit Debout edit

8 juin 2016

En avril 2016, Nuit Debout, c’était l’écran noir de nos nuits blanches, un feuilleton captivant, le sujet grave dont s’enivraient les intellectuels médiatiques, l’énigme politique qui nous tombait sur la tête… et dont la solution surgirait aux prochaines Présidentielles. Puis la Place de la République a cessé d’être un endroit couru et si quelques militants continuent d’allumer des lumières, celles-ci ont cessé de fasciner les Français. Que s’est-il passé? Quel était ce Moment Nuit Debout?

C’est le 23 février, à la suite d’une projection du film Merci patron (sorti en novembre 2015) que quelques afficionados du journal Fakir décident d’organiser une mobilisation sur la place de la République pour le 31 mars, en coïncidence avec les dates de manifestations contre la loi El Khomri. « Bobos prolos, rassemblez-vous : Nuit Rouge, on ne rentre pas chez nous, on a décidé ça avec des nanas de la CGT, les gars de Solidaires, avec des intermittents et des précaires, avec des lycéens et des étudiants », annonce un tract envoyé aux spectateurs du film ayant laissé leur adresse. Quelques intellectuels accompagnent cette initiative : l’économiste Frédéric Lordon, une des plumes du Monde Diplomatique, le réalisateur Gérard Mordillat, Hervé Kempf, rédacteur en chef de Reporterre, des acteurs de la compagnie Jolie Môme. Selon ces protagonistes, le projet visait à réconcilier « les Rouges et les Verts ». « Il n’est plus temps d’être mesuré. Nous sommes en guerre, et c’est une guerre menée contre le salariat par le gouvernement actuel », dit Gérard Mordillat ».

Beaucoup d’aspects du Nuit Debout des origines ont perduré pendant des semaines : un arrière-fond politique radical qui se concocte à la Bourse du Travail, le retour à un syndicalisme de lutte de classes, le même qui a été exprimé par la CGT lors du Congrès de Marseille, avec un appui à sa branche anarchiste (convergence de luttes issues de la base, appel à la grève générale, actions directes qui ne s’interdisent pas la violence). La loi Travail est en ligne de mire du mouvement. Celle-ci embrasse une dimension symbolique qui va sans doute au delà de son implication réelle – elle s’inscrit dans le fil de réformes du droit du travail déjà acceptées. Clairement impopulaire, aux yeux de beaucoup de Français elle incarne le malheur qui s’abat sur le pays : la précarité réelle, potentielle (pour les étudiants), une sorte d’épée de Damoclès existentielle qui risque de solder le modèle social français. La CGT a manifesté publiquement son soutien à Nuit Debout. « Comptez sur la CGT pour que la grève soit une réalité », énonce Philippe Martinez le 28 avril sur la place de la République.

Autour de ce noyau radical, se sont greffés en vagues d’ondes : des revendications sectorielles (les intermittents du spectacle, les luttes féministes, des mobilisations du secteur de la santé, de l’agriculture biologique, de la cause animale, de la cause palestinienne, etc.) ; l’organisation d’expressions individuelles dans une agora (tout individu peut venir livrer sa part de vérité en deux ou trois minutes) ; des événements festifs artistiques comme des concerts ou des expositions. Nuit Debout agglomère donc ces diverses composantes, que l’on retrouve dans une nuée de manifestations locales ponctuelles griffées sous ce label. Cette nébuleuse idéologique mêle esprit insurrectionnel, écologie et décroissance, esprit collaboratif et recherche « du commun ». Autrement dit, elle va de l’anarcho-syndicalisme du début du mouvement ouvrier aux utopies des créatifs culturels, adeptes d’une économie des communaux collaboratifs chère à Jérémy Rifkin.

Qui participe à Nuit Debout ? Une étude menée par des sociologues auprès de 600 personnes entre le 8 avril et le 13 mai révèle un univers composite. Le mouvement fédère une large palette d’âges, plutôt des trentenaires (la moitié de la population a plus de 33 ans), et même des personnes d’âge mûr : une personne sur cinq a plus de 50 ans. Beaucoup plus d’hommes que de femmes. Des personnes habitant l’Est parisien, mais aussi la banlieue (37%). La majorité des participants est diplômée du supérieur long, donc nettement plus que la moyenne des 25-35 ans qui ne comptent globalement que 15% de détenteurs de masters ou de doctorats. Parmi ces protestataires on note 20% de chômeurs soit le double de la moyenne nationale. Cette population a la fibre de l’engagement : plus de la moitié ont eu un engagement citoyen, associatif ou collaboratif, 22% ont déjà cotisé à un syndicat, et 17% ont été membres d’un parti politique. Deux enquêtés sur trois ont apporté du matériel ou des denrées, donné de l’argent ou pris la parole dans une assemblée ou participé à une commission. Mais cet engagement ne débouche pas sur un projet politique global – 20% seulement souhaitent que le mouvement se transforme en parti politique – en particulier parce qu’il paraît morcelé : les enquêtés, tous de sensibilité de gauche (et souvent des déçus de la gauche), expriment une pluralité de causes et de positions, qui rend difficile, malgré le slogan de la « convergence des luttes », la construction d’un horizon commun.

La soirée du 31 mars a attiré environ 4000 personnes, et pendant plusieurs semaines les « Nuit Debout » ont drainé régulièrement entre 1000 et 2000 personnes, avec parfois des pics un peu supérieurs. Le militantisme articulé aux nouvelles technologies a joué à plein. En quelques jours, la circulation virale de l’information dans les réseaux sociaux a opéré avec efficacité. Au matin du 31 mars, le compte Twitter de @nuitdebout compte 400 followers. 24 heures plus tard, il dépasse les 6000, 35 000 15 jours plus tard, puis en mai, il se stabilise autour de 47 000 ; parallèlement de multiples comptes locaux se créent et une imposante plateforme interactive voit le jour. Une pétition appelant à soutenir tous les Nuit Debout reçoit plus de 100 00 signatures. À cette foule numérique, agrégée par des pétitions en ligne et des échanges sur les réseaux sociaux, s’ajoute le rôle de Périscope : cette application permet le filmage en continu des événements par des amateurs et ces images projetées via Internet sont commentées en direct par les internautes. Les images des confrontations entre les casseurs et la police lors des manifestations (8 manifestations du 9 mars au 26 mai), recyclées des milliers de fois, ont intensifié la dramatisation du mouvement social, ces vidéos d’amateurs militants opérant comme des preuves et des contre-preuves dans les débats souvent très hostiles à la police qui circulent sur le Net.

Les médias se sont passionnés pour ce cocktail d’expressions protestataires difficile à déchiffrer. Successivement ont été passées au crible la possibilité d’un mouvement culturel proche de mai 1968, celle d’une version française des Indignés, celle d’une insurrection visant à créer le chaos et à renverser le gouvernement, celle d’une révolte de la jeunesse « sacrifiée ». Aucune de ces voies ne frappe par sa pertinence : le mouvement n’est pas massif concrètement, il est surtout visuel et spectaculaire ; il ne fédère pas la jeunesse qui est elle-même particulièrement fracturée – entre autres différences, on doit d’ailleurs distinguer la fraction majoritaire de la jeunesse, pacifiste, de la minorité des casseurs ; il est socialement circonscrit – la frange des intellectuels précaires – et idéologiquement définissable mais de façon si fluide que l’on doit plutôt parler de sensibilité culturelle.  

De fait, la combinaison de défilés protestataires, et la présence en continu du happening Nuit Debout place de la République a construit un imaginaire qui fait se confronter la société française avec elle-même. Nuit Debout, c’est la bougie qui signale le mal-être français, et celui d’une partie de la jeunesse. Il s’agit d’un fait visuel, car si les défilés ont rassemblé moins de monde que bien d’autres mobilisations comme les grèves de 95 ou celles contre la réforme des retraites (voir l’article récent de Guy Groux sur Telos), et si la place de la République n’a jamais réuni plus de quelques milliers de personnes dans ses meilleurs moments, contre des centaines de milliers pour les Indignés espagnols en 2011, ces deux événements entrecroisés ont hypnotisé les grands médias, renvoyant au pays l’image d’une société en proie à une psychose collective. Un spectacle de tous nos malheurs réunis, un opéra déchainé qui parle de nos révoltes intérieures et de nos déchirements, alors que parallèlement le pays, qui n’a jamais vraiment été à l’arrêt, tentait, cahin-caha, de continuer à vivre à peu près normalement. C’est notre regard tremblant qui a fait Nuit Debout. Juste un moment.