La valeur travail décline-t-elle? edit

15 janvier 2024

Depuis quelques mois, le thème de la « grande démission » a fait son apparition dans le débat public. Le taux de démission augmenterait, révélant ainsi la distance grandissante prise à l’égard du travail par les salariés. À diverses occasions, des étudiants de Grandes Écoles ont également remis en cause le destin professionnel que paraissait leur promettre le parcours au sein de l’élite scolaire. Quelques sondages récents[1] ont semblé confirmer ce recul de la valeur travail. Qu’en est-il réellement ?

Pour l’apprécier on dispose d’une série d’enquêtes internationales qui ont le mérite d’avoir été menées sur une assez longue durée et permettre ainsi d’évaluer les tendances structurelles. L’objet de l’investigation n’est pas simple à définir. Qu’est-ce que la « valeur travail » ? Entend-on par là la valeur accordée au travail en général, in abstracto ? Cette « valeur » englobe-t-elle tous les aspects du travail ? Ceux que les spécialistes appellent les caractéristiques intrinsèques (comme par exemple l’épanouissement personnel qu’il permettrait ou non), et les caractéristiques extrinsèques (comme la rémunération) ? Ou, pour le dire autrement, le travail est-il valorisé pour son contenu ou est-il envisagé au contraire de façon plutôt instrumentale ? En outre, apprécier le travail en général équivaut-il à l’apprécier en particulier, c’est-à-dire apprécier le travail qu’on accomplit effectivement ? Toutes ces questions sont légitimes et les concepteurs des enquêtes les avaient à l’esprit lorsqu’ils ont conçu leurs questionnaires. On est ainsi capable de distinguer ces différents aspects.

Quels sont les aspects valorisés du travail?

La valeur du travail envisagée de manière générale est très stable. Les enquêtes européennes sur les valeurs posent depuis 1990 une question sur l’importance du travail dans la vie. En 2018, 94% des Français trouvent le travail important dans leur vie (très ou assez important) et, plus significatif, 62% le trouvent « très important », autant qu’en 1990. Le travail est jugé nettement plus important que les loisirs (34% les jugeant très importants). Les nivaux d’importance accordée au travail varient d’un pays à l’autre, je reviendrai sur ce point, mais dans tous les pays c’est la stabilité qui domine.

Mais quels sont les aspects du travail qui sont valorisés ? Plutôt les aspects intrinsèques, la réalisation de soi par le travail, ou plutôt les aspects extrinsèques comme la rémunération ou de bons horaires ? Les résultats montrent qu’en France ces deux composantes le sont à peu près également. Par exemple, en 2018, 72% des Français jugent important comme aspect d’un emploi le « fait de bien gagner sa vie », mais 78% jugent également important d’avoir « un travail qui donne l’impression de réussir quelque chose » et 61% d’avoir un travail « où on a des responsabilités ». Un indicateur synthétique montre qu’en 2018, ces deux composantes, de réalisation par le travail et de recherche d’avantages extrinsèques, s’équilibrent. Néanmoins, on peut remarquer que la composante de rémunération a pris plus d’importance au fil des années (52% la mentionnaient en 1981, 72% en 2018). Mais cela ne s’est pas fait au détriment de la valorisation intrinsèque du travail, bien au contraire. L’évolution de ces indicateurs (qui ont tous pris plus d’importance) donne plutôt l’impression que les Français sont de plus en plus exigeants à l’égard du travail, sur l’ensemble des aspects qui le composent.

Mais les Français, troisième question, apprécient-ils pour autant leur travail, celui qu’ils font effectivement ? L’enquête conduite par Bertrand Martinot pour l’Institut Montaigne en 2022[2] montre un niveau de satisfaction plutôt élevé : sur une échelle de 0 (pas du tous satisfait) à 10 (très satisfait), les Français attribuent à leur « travail aujourd’hui » une note moyenne de 7,7. Cette note varie en fonction de la catégorie socioprofessionnelle, mais pas de manière importante (8 pour les cadres supérieurs et professions libérales, 7,5 pour les ouvriers). Cela ne signifie pas bien sûr que les Français sont satisfaits de tous les aspects de leur emploi : la rémunération et les perspectives de carrière sont les aspects sur lesquels ils ont le plus de réserves. Néanmoins, même sur ces aspects moins satisfaisants, c’est quand même une majorité qui se déclare satisfaite (54% pour la rémunération, 59% pour les perspectives de carrière). Et, sur l’aspect « d’accomplissement ou d’épanouissement dans le travail », la proportion de satisfaits est beaucoup plus large : 73%.

Ces résultats ne semblent donc pas montrer, ni sur la valorisation générale du travail, ni sur l’appréciation de l’emploi occupé, d’attitudes marquées de distanciation et encore moins de rejet. Cela ne veut pas dire que rien n’a changé dans les attitudes à l’égard du travail. C’est le cas notamment sur la question de l’équilibre entre la vie de travail et la vie personnelle. En 2018 seule une minorité de Français (38%) pense que « le travail doit toujours passer en premier même si ça veut dire moins de temps libre », et cette proportion est encore plus faible chez les jeunes (23%). L’évolution des mentalités concernant les rôles sexués notamment a rendu de toute façon inapplicable le modèle asymétrique des rôles qui permettait autrefois aux hommes qui le voulaient de se consacrer totalement à leur travail, déchargés qu’ils étaient de toutes les tâches domestiques et de l’éducation des enfants.

On remarquera également (enquête Institut Montaigne 2022) que 32% des actifs en emploi trouvent que le travail « occupe une place excessive dans leur vie » (plus les cadres que les ouvriers). Cela est dû en grande partie à la « charge de travail » qui est jugée excessive (par 24%). La question, pour une partie notable des actifs, de la réduction de la pression du travail est donc bien réelle. Mais elle n’équivaut pas à un rejet du travail.

Le travail est-il valorisé dans tous les pays?

Les enquêtes valeurs européennes (European Values Study, EVS) ou mondiales (World Values Study, WVS) montrent une grande diversité des attitudes à l’égard du travail dans le monde. La France est proche d’un modèle nordique qui attache une grande importance au travail dans la vie en adhérant à une conception vocationnelle du travail et en l’envisageant plus souvent comme une norme à respecter. Dans ces pays, le travail semble bien doté d’une valeur sociale et morale qui dépasse son aspect économique. À l’opposé, le modèle anglosaxon et asiatique (deux groupes de pays assez proches sur la conception du travail) l’envisage avant tout d’un point de vue utilitariste et peu comme une valeur et un vecteur de réalisation personnelle. Les pays méditerranéens sont encore un autre cas, où se combinent une forte implication du travail dans la vie personnelle et une orientation essentiellement instrumentale.

Comment expliquer ces conceptions nationales divergentes ? Sont-elles liées à l’état des conditions de travail qui prévalent dans telle ou telle partie du monde ? Ou à la composition sociodémographique de la main-d’œuvre ? Bref à des effets de structure. Ou relèvent-elles plutôt de modèles culturels qui façonnent les institutions et socialisent les individus d’une manière particulière ?

Une analyse approfondie de cette question m’a plutôt convaincu de retenir cette dernière hypothèse. En effet, on est bien en peine de mettre en relation de manière systématique et régulière un état moyen des conditions de travail d’un pays ou d’un groupe de pays (dont on peut avoir une idée assez précise grâce aux indicateurs de l’OCDE[3]) et un modèle de rapport au travail. Des pays aux conditions de travail assez proches peuvent adhérer à des types de rapport au travail très différents. Par exemple, la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni partagent des conditions de travail assez semblables mais la France est très distincte de ses deux voisins concernant le rapport au travail (valorisé dans le cas de la France, beaucoup plus distancié et instrumental dans le cas de ses deux voisins).

Quant aux caractéristiques sociales des personnes en emploi, elles ne constituent pas non plus un facteur explicatif satisfaisant des différences nationales de rapport au travail. Certes, le niveau de qualification exerce un effet : plus il est élevé, plus la conception vocationnelle du travail prend de l’importance ; inversement plus il est faible, plus la conception instrumentale du travail l’emporte. Mais à niveau de qualification donné, les différences de conception du travail entre pays restent considérables.

Bref « l’effet pays » est incomparablement plus fort que tous les autres. C’est d’ailleurs un constat qui a été fait dans bien d’autres domaines de valeurs. Ce constat conduit donc à penser que les influences culturelles de longue durée exercent un effet puissant sur les normes et les valeurs qui prévalent dans un pays ou une aire culturelle et qu’elles transcendent en grande partie les facteurs matériels. En termes marxistes, la superstructure semble l’emporter sur l’infrastructure. Cela semble être le cas concernant les attitudes à l’égard du travail. Max Weber a écrit un des livres les plus fameux de la sociologie à partir de cette idée, pour interpréter le développement du capitalisme dans les pays de tradition protestante. Bien sûr le modèle wébérien ne s’applique que très imparfaitement pour interpréter ces différences nationales d’attitudes à l’égard du travail aujourd’hui. Par exemple, la France vieux pays de tradition catholique, n’est pas rattaché, sur ce plan, à ses voisins méditerranéens, mais plutôt à l’aire scandinave et protestante qui adhère au travail comme une « vocation », si l’on reprend les termes de Weber. Bien d’autres facteurs donc, institutionnels, politiques et historiques, entrent en jeu et il ne faut certainement pas adhérer à une forme de déterminisme culturel simpliste.

Un effet Covid?

Sous certaines circonstances historiques – ce que les historiens appellent un « événement fondateur » –, ces valeurs peuvent connaître des réorientations. Concernant le travail, la question se pose à propos de la crise sanitaire, avec l’interruption et la réorganisation du travail (notamment via le télétravail) qui l’ont accompagnée. Il est sans doute trop tôt pour faire un bilan solide. Néanmoins quelques enquêtes ont commencé d’explorer la question.

Je voudrais m’attarder sur le résultat d’une de ces enquêtes – celle de l’Institut Montaigne dirigée par Bertrand Martinot – qui permet de comparer certains aspects des attitudes à l’égard du travail en fonction du fait de télétravailler ou non. L’introduction et la diffusion du télétravail a été en effet un des changements majeurs qui a accompagné cette crise sanitaire. La question est donc de savoir si le télétravail s’est accompagné d’une évolution forte du rapport au travail. D’après l’enquête de Bertrand Martinot, la réponse est positive sur un point particulier. Ce point concerne une question dans laquelle on demandait aux personnes interrogées de choisir entre trois affirmations : 1) je voudrais travailler plus pour gagner plus 2) je voudrais travailler moins quitte à gagner moins 3) je voudrais travailler comme aujourd’hui, ni plus, ni moins. Or, les télétravailleurs choisissent nettement plus souvent la réponse 2 (travailler moins quitte à gagner moins) : 21% des télétravailleurs de CSP- contre 10% des non-télétravailleurs de même niveau ; 22% contre 13% chez les CSP+.

Le fait de télétravailler semble donc bien lié à une prise de distance à l’égard du travail. Mais dans quel sens cette relation joue-t-elle ? Le fait de télétravailler a-t-il alimenté un sentiment de distanciation à l’égard du travail ? Ou, simplement, les personnes au préalable les moins motivées par le travail ont-elles trouvé dans le télétravail un moyen de répondre en partie à des attentes qui préexistaient à la survenue de la crise sanitaire ? En l’état il est impossible de trancher. Mais il faut garder à l’esprit que 31,5% des actifs interrogés par l’Institut Montaigne disent vouloir « travailler plus pour gagner plus » et que 46% disent vouloir travailler autant qu’aujourd’hui. En tout état de cause, la remise en question du travail, si elle est vraiment avérée, est donc toute relative.

[1] Notamment une série de sondages de l’IFOP pour la Fondation Jean Jaurès. Voir la critique qu’en a fait Michel Lallement : « La valeur travail bat-elle vraiment de l’aile ? », sur AOC.

[2] Enquête réalisée en ligne par Kantar en septembre et octobre 2022 auprès d’un échantillon représentatif de 5000 Français en emploi. Voir Institut Montaigne, Les Français au travail. Dépasser les idées reçues, février 2023.

[3] L’OCDE livre des indicateurs sur la qualité des salaires, l’insécurité sur le marché du travail, les risques pour la santé physique des travailleurs, le fait de subir des horaires de travail prolongés, le degré d’autonomie dans le travail, les opportunités d’apprentissage et les opportunités de promotion.